Partie II: La justification d'ententes
anticoncurrentielles par une intervention de l'État
Outre la question de l'applicabilité du droit de la
concurrence aux activités étatiques, un problème connexe
se pose en ce qui concerne les conséquences, du point de vue des
entreprises, de l'intervention de l'État en faveur d'une entente
anticoncurrentielle.
En effet, l'État, lorsqu'il adopte des actes normatifs,
est susceptible de donner naissance à des ententes anticoncurrentielles
, de favoriser leur conclusion ou de renforcer leur efficacité. Ces
ententes sont-elles toujours prohibées? La norme anticoncurrentielle
constitue-t-elle un motif de justification pour les entreprises participant
à ces ententes?
Suivant le point de vue que l'on adopte, les perspectives sur
ces questions sont différentes. Il convient donc d'observer en premier
lieu la situation d'un point de vue interne (Section 1) oü l'influence du
droit communautaire se fait cependant sentir, avant d'envisager la
spécificité que revêt cette question du point de vue du
droit communautaire (Section 2).
Section 1: L'admission de la justification en droit
national
L'intervention de l'État est susceptible de constituer une
justification de l'entente anticoncurrentielle selon deux fondements dont les
critères et les objectifs divergent.
En premier lieu, l'État peut reconna»tre par
décret qu'un accord anticoncurrentiel ne doit pas être soumis
à la prohibition de l'article L.420-1 du Code de Commerce en raison de
sa contribution au progrès économique, et prendre, pour assurer
sa viabilité et sa licéité, un décret d'exemption
individuel ou collectif en vertu de l'article L.420-4 II du Code de Commerce (
1).
En second lieu, l'intervention de l'État par le biais
d'un acte législatif est susceptible de constituer une exemption des
pratiques anticoncurrentielles si elle satisfait aux conditions textuelles et
jurisprudentielles permettant de caractériser un ordre de la loi (
2).
§1 : L'article L.420-4 II du Code de Commerce :
l'exemption préalable par décret
La justification d'un accord anticoncurrentiel peut intervenir
en raison de sa contribution au progrès économique. Cette
contribution, reconnue également en droit communautaire (article
101§3 du Traité sur le Fonctionnement de l'Union
Européenne), est soumise à des conditions définies
à l'article L.420-4 I 2° du Code de Commerce : l'accord doit
assurer un progrès économique, réserver une partie
équitable du profit dégagé aux utilisateurs, ne pas donner
aux intéressés la possibilité de supprimer la concurrence
pour une partie substantielle du marché concerné et les
restrictions engendrées doivent être indispensables à la
réalisation des objectifs de l'accord.
La reconnaissance de cette contribution au progrès
économique peut se faire ex ante ou ex post. Dans la
majeure partie des cas, les entreprises parties à un accord
présentant des aspects anticoncurrentiels sont invitées à
apprécier par elles-mêmes la satisfaction des conditions ci-dessus
énumérées, d'autant plus depuis que la Commission
Européenne n'accorde plus d'exemption individuelle après
contrTMle de l'accord59. La confirmation de la satisfaction à
ces conditions intervient dans la majeure partie des cas, ex post,
lors de l'examen de l'accord en cause par le juge national ou par
l'Autorité de la Concurrence, dans le cadre d'une procédure
contentieuse.
Il existe en droit francais une possibilité de
délivrer par décret une exemption a priori de la conclusion d'un
accord contenant des dispositions anticoncurrentielles puisque l'article
L.420-4 II du Code de Commerce dispose que « Certaines categories
d'accords ou certains accords, notamment lorsqu Õils ont pour objet
dÕaméliorer la gestion des entreprises moyennes ou petites,
peuvent etre reconnus comme satisfaisant à ces conditions par
décret pris apres avis conforme de lÕAutorité de la
Concurrence ».
Cette faculté d'exemption peut se faire, ainsi que le
texte l'indique, de deux manières : collectivement, pour un ensemble
d'accords (A) ou individuellement, pour un accord en particulier (B).
59 Cette faculté a néanmoins
été transmise aux autorités nationales de concurrence
depuis le règlement (CE) n°1/2003 du Conseil du 16 décembre
2002 relatif à la mise en oeuvre des règles de concurrence
prévues aux articles 81 et 82 du traité, qui leur permet
d'examiner la satisfaction d'un accord aux conditions de l'article 101§3
du Traité sur le Fonctionnement de l'Union Européenne.
A. L'exemption collective
Depuis 'ordonnance de 1986 60
l , les dispositions du droit francais permettent au Ministre
de l'Économie de légitimer, par le biais d'un décret, une
catégorie d'accords restrictifs de concurrence mais présentant
néanmoins une contribution au progrès économique au sens
de l'article L.420-I 2° du Code de Commerce.
Cette faculté possède son pendant en droit
communautaire puisque la Commission Européenne peut, par le biais de
règlements d'exemption, définir précisément les
conditions dans lesquelles une catégorie d'accords peut
bénéficier de l'exemption pour contribution au progrès
économique.
Les mécanismes aussi bien national que communautaire
ont pour but de préserver la sécurité juridique des
entreprises en substituant à la généralité des
conditions d'exemption du Code de Commerce ou du Traité sur le
Fonctionnement de l'Union Européenne, des critères précis
et adaptés à la catégorie d'accords visée par le
décret ou le règlement. Du fait de ces interventions, les
entreprises souhaitant mettre en place ce type d'accords disposent d'une grille
de lecture précise permettant de s'assurer que leur comportement ne sera
pas considéré par la suite comme prohibé et
sanctionné dans le cadre d'une procédure contentieuse.
Une procédure spécifique à ce type de
décrets est prévue par les dispositions du Code Commerce
61
réglementaires de . Un projet de décret est tout
d'abord réalisé par les
services de la Direction Générale de la
Concurrence, de la Consommation et de la Répression des Fraudes. Il doit
obligatoirement être publié au Bulletin officiel de la
concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes au moins
un mois avant sa transmission à l'Autorité de la Concurrence.
Cette publication permet aux personnes intéressées (organismes
professionnels, associations de concurrence...) de formuler leurs observations
pour transmission à l'Autorité.
La saisine de l'Autorité de la Concurrence pour avis
n'est absolument pas formelle puisqu'un avis conforme de sa part est
nécessaire pour que le décret puisse être effectivement
adopté . Cette exigence de validation par une autorité
administrative indépendante est nécessaire puisqu'elle permet de
se préserver d'exemptions pour des motifs politiques, au
détriment du respect de la préservation d 'une concurrence
effective.
60 er
Article 10§2 de l'ordonnance n°86 -1243 1
du décembre 1986 relative à la liberté des
prix et de la
concurrence.
61 Article R.420-2 du Code de Commerce.
Alors que cette procédure existe depuis vingt cinq ans,
il est nécessaire de constater qu'il n'en a été fait qu'un
usage fort parcimonieux. En effet, seuls deux décrets ont vu le jour
à la faveur de cette procédure. Témoignant de l'attention
particulière apportée au
62
milieu agricole , les deux textes de 1996 concernent des accords
intéressant l'agriculture.
Le premier décret concerne les accords de
développement de productions de qualité63. Il
prévoit une exemption des ententes entre producteurs agricoles ou avec
des entreprises bénéficiant d'une même appellation
d'origine ou d'un même label s'ils sont notifiés au Ministre de
l'Économie et qu'ils visent à adapter l'offre à la
demande. L'exemption est néanmoins soumise à plusieurs exigences.
Les accords ne doivent tout d'abord pas être conclus pour une
durée supérieure à trois ans. D'autre part, ils ne peuvent
contenir que les cinq cas de restrictions de concurrence prévues par le
décret (programmation de la production, limitation des capacités
de production...). Enfin, ils ne peuvent être conclus par des entreprises
en situation de position dominante sur un marché. Sous réserve de
la satisfaction à ces conditions, ces accords sont réputés
exemptés à compter de leur notification au Ministre de
l'Économie.
64
Le second décret concerne les accords de crise,
toujours dans le domaine agricole . Il envisage les accords de crise
passés entre producteurs agricoles (non vinicoles), ou avec des
entreprises d'approvisionnement ou de transformation pour prendre des mesures
d'adaptation aux situations de crise, c'est-à-dire aux situations
d'inadaptation de l'offre à la demande constituant une perturbation
grave du marché. Des conditions précises sont également
prévues puisque ces accords, d'une durée maximale d'un an,
peuvent seulement limiter les capacités
de production ou augmenter les exigences de qualité
pour retrouver un équilibre entre l'offre et la demande. Enfin, ils ne
peuvent comporter de dispositions concernant les prix.
Le champ d'application de ces décrets est donc
limité et leurs conditions d'application strictement définies,
à l'inverse des règlements d'exemption de la Commission
Européenne qui s'appliquent à des domaines beaucoup plus
vastes.
62 Comme l'indique l'insertion à l'article
L.420-4 I 2° du Code de Commerce la loi n°96-588 du 1
er
par juillet 1996 sur la loyauté et l'équilibre
des relations commerciales d'une mention spécifique destinée aux
accords sur des produits agricoles ou d'origine agricole.
63 Décret n°96-499 du 7 juin 1996 relatif
aux accords entre producteurs bénéficiant de signes de
qualité dans le domaine agricole.
64 Décret n°96-500 du 7 juin 1996 relatif
aux accords entre producteurs agricoles ou entre producteurs agricoles et
entreprises concernant des mesures d'adaptation à des situations de
crise.
Pour surmonter cette lacune, les juridictions nationales font
application, dans leur appréciation des ententes anticoncurrentielles au
regard du droit national, des critères développés par les
règlements d'exemption communautaire. Ainsi, l'Autorité de la
Concurrence65 consent volontiers à appliquer les
critères d'exemption des accords verticaux développés par
le règlement d'exemption communautaire66, notamment la zone
de sécurité existante en deçà d'une part de
marché de 30% du fournisseur.
Néanmoins, pour les accords n'entrant pas dans le champ
d'application des décrets de 1996 et dont les parties prenantes
souhaitent s'assurer de la légalité au regard du droit de la
concurrence, une exemption individuelle est toujours envisageable.
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