§2 : Les difficultés spécifiques
liées au principe de séparation des ordres juridictionnels
En vertu du principe de séparation entre l'ordre
administratif et l'ordre judiciaire, l'ensemble des actes administratifs
émis par des personnes publiques doit être soumis au juge
administratif. Se pose donc le problème de l'articulation entre cette
compétence exclusive et l'application du droit de la concurrence. Cette
question ancienne a subi d'importantes évolutions depuis une vingtaine
d'années.
La question s'est en premier lieu posée à propos
d'un acte de délégation de service public de l'eau de la Ville de
Pamiers, qui avait entrainé l'éviction d'un concurrent . Ce
dernier porta l'affaire devant le Conseil de la Concurrence, qui refusa
néanmoins sa compétence, estimant que l'acte en question ne
pouvait constituer une activité économique28. La Cour
d'Appel de Paris rendit un arrêt en sens inverse, estimant que la
29
commune était intervenue sur le marché par le
biais du choix d 'un prestataire(ce qui aurait pour effet d'élargir
considérablement le champ d'application du droit de la concurrence).
Le Tribunal des Conflits est venu calmer les ardeurs de la Cour d'Appel de
27 Conseil de la Concurrence, avis n°08-A-13 du
10 juillet 2008 relatif à une saisine du syndicat professionnel
UniCiné portant sur l'intervention des collectivités locales dans
le domaine des salles de cinéma.
28 Conseil de la Concurrence, décision
n°88-D-24 du 17 mai 1988 relative à une saisine et à une
demande de mesures conservatoires émanant de la Société
d'exploitation et de distribution d'eau (SAEDE).
29 Cour d'Appel de Paris, 30 juin 1988, Ville de
Pamiers .
Paris en estimant que l'organisation d'un service public
n'était pas constitutif d'une activité économique et donc
que le choix d'un prestataire n'était pas en mesure de jouer sur la
concurrence30. En effet, pour le Tribunal des Conflits,
l'organisation du service public concerne à la fois le choix du mode de
réalisation (délégation, gestion directeÉ) et le
choix du prestataire lorsqu'une délégation est retenue.
Dès lors, le contrôle de l'acte administratif ressort de la
compétence des juridictions administratives et non pas du Conseil de la
Concurrence. Néanmoins, de manière assez ambiguë, le
Tribunal des Conflits a décidé que le juge administratif saisi de
la légalité d'un tel acte pouvait effectuer son contrôle en
vertu des normes nationales de concurrence. C'est donc davantage la
compétence du Conseil de la Concurrence qui est écartée
plutôt que l'application du droit de la concurrence en elle- même
(qui doit se faire par le biais des juridictions administratives).
Néanmoins, le Conseil d'État a refusé
dans un premier temps d'intégrer le droit de la concurrence au bloc de
légalité servant de référence dans le
contrôle des actes
32
administratifs 31. Cette solution a
été abandonnée en 1997 . Le Conseil d'État n'a
toutefois pas reconnu ni l 'applicabilité du droit de la concurrence aux
actes administratifs ni l'existence d'une activité économique. Il
est donc préférable de parler d'opposabilité du droit de
la concurrence plutôt que d'applicabilité. Il ne s'agit en effet
pas de soumettre l'acte administratif en lui-même au droit de la
concurrence mais bien d'obliger la personne publique à prendre en compte
les effets sur le marché de sa décision. Le juge administratif a
donc pour rôle de veiller à l'effet utile des règles de
concurrence en analysant concrètement les effets des décisions
des personnes publiques.
Cette jurisprudence a donné naissance aux concepts d
'abus de position dominante automatique et d'entente automatique qui permettent
de sanctionner un acte administratif induisant un e pratique
anticoncurrentielle pour les entreprises auxquelles il s'adresse. La notion
d'entente automatique dégagée par le Conseil
d'État33 est donc particulière. En effet, l'acte en
cause ne doit pas rendre automatique l'entente, faute de quoi l'autonomie des
entreprises est anéantie et la pratique n'est pas sanctionnable, mais
doit induire une entente mise en Ïuvre par les entreprises, favoriser sa
conclusion ou renforcer ses effets. Ainsi, cette notion a permis d 'annuler des
décisions d'organismes professionnels auxquels l'État
30 Tribunal des Conflits, 6 juin 1989,
Société d'exploitation et de distribution d'eau (SAEDE)
dit Ç Ville de Pamiers È.
31 Conseil d'État, Sous-sections
réunies, 23 juillet 1993, Compagnie générale des
eaux.
32 Conseil d'État, Section, 3 novembre 1997,
Société Million et Marais.
33 Conseil d'État, Assemblée, 24 mars
2006, KPMG.
prenait 34, 35
part mais également des contrats publics ou des
décisions de police
administrative.36
En matière de gestion du domaine public, le Conseil d
'État est même allé plus loin en reconnaissant
l'applicabilité complète du droit de la concurrence37.
En ce cas, l'illégalité de la décision administrative ne
provient pas du fait qu'elle puisse encourager à une pratique
anticoncurrentielle mais bien de l'existence d'une pratique anticoncurrentielle
mise en Ïuvre par le gestionnaire du domaine public par le biais de la
décision administrative en cause. En effet, il semble que le Conseil
d'État considère que le gestionnaire du domaine public puisse
être en position d'offreur sur un marché économique
dès lors que les entreprises exercent une activité
économique sur le domaine public. Il existerait dès lors un
marché des concessions d'occupation du domaine public oü le droit
de la concurrence a vocation à s'appliquer, comme l'a reconnu le Conseil
de la Concurrence38.
De son côté, le Conseil de la Concurrence a
dégagé le concept particulier de détachabilité pour
s 'intéresser aux comportements des personnes publiques
détachables
39
d'un acte administratif même si elles y sont
liées . Les comportements des personnes publiques, dès lors
qu'ils sont détachables des prérogatives de puissance publique
qu'elles exercent, sont soumis au droit de la concurrence et de ce fait au
contrôle du Conseil de la Concurrence. Le Tribunal des Conflits
40 a accepté une notion restreinte de
détachabilité en envisageant largement les activités
indissociables des prérogatives de puissance publique et donc soumises
à la simple opposabilité du droit de la concurrence devant le
juge administratif. La détachabilité permet donc de maintenir un
contrôle des activités économiques des opérateurs
disposant de prérogatives de puissance publique, dans la lignée
de la jurisprudence de la Cour de Justice de l'Union Européenne
n'appliquant le droit de la
34 Conseil d'État, Section, 27 juillet 2001,
CAMIF.
35 Tribunal administratif de Nice, 9 novembre 1998,
Préfet des Alpes-Maritimes contre ville de Nice (pour
constitution d'un lot unique lors d'un marché public) et Tribunal
administratif de N»mes, 21 avril 2008, Société Durand et
autres (même problème pour une délégation de
service public).
36 Conseil d'État, 7 décembre 2005,
Société Ryanair.
37 Conseil d'État, Section, 26 mars 1999,
Société EDA.
38 Conseil de la Concurrence, décision
n° 03-D-09 du 14 février 2003 relative à la saisine de la
société Tuxedo relative à des pratiques constatées
sur le marché de la diffusion de la presse sur le domaine public
aéroportuaire.
39 Conseil de la Concurrence, décision
n°90-D-20 du 12 juin 1990 relative à des pratiques relevées
sur le marché de la banane.
40 Tribunal des Conflits, 18 octobre 1999,
Aéroports de Paris.
concurrence qu'aux activités ne faisant pas intervenir de
prérogatives de puissance publique41.
La séparation des ordres de juridiction fait donc
obstacle à l'apparition d'une définition claire du champ
d'application des dispositions nationales relatives à la concurrence.
Néanmoins, il est possible de voir que le droit de la concurrence
étend au maximum son champ d'application, et que les domaines
échappant à son empire sont restreints et tendent à
s'amenuiser.
A l'instar du droit communautaire, l'intervention de
l'État ou plus largement d'une personne publique n'est donc pas en
elle-même un obstacle à la soumission aux règles de
concurrence. Ainsi, le Conseil d'État, dans son rapport pour 2002,
indique que Çdroit communautaire et droit interne convergent pour
soumettre les activités économiques des personnes publiques au
droit de la concurrence È.
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