3. L'influence restrictive du droit communautaire
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Depuis les arrêts Jacques Vabre et Nicolo , les deux
ordres de juridictions français reconnaissent la possibilité pour
le juge d'écarter l'application d'une législation nationale en
vertu d'une norme contraire de droit communautaire.
En vertu du principe de primauté, l'autorité
nationale de concurrence doit laisser inappliquée toute disposition
nationale contraire au droit communautaire , notamment les dispositions
contraires à l'article 101§1 du Traité sur le Fonctionnement
de l 'Union Européenne94. Cette contrariété
n'est pas seulement appréciée au regard du traité mais
également de l'ensemble des normes communautaires, y compris les
directives dont le délai de transposition est dépassé.
Appliquant en cela les exigences communautaires, le Conseil de la Concurrence a
refusé de faire application du droit national en raison de sa
contrariété avec une directive non-transposée par la
France et a enjoint des mesures conservatoires au regard des obligations
suffisamment claires, précises et inconditionnelles dictées par
cette directive95.
En conséquence, même lorsque l'application de
l'article L.420-4 I 1° du Code de Commerce est possible, son effet peut
être contrarié par une norme communautaire contraire lorsque le
droit de la concurrence communautaire est applicable au litige.
Le problème de la justification d'une pratique
anticoncurrentielle pour intervention de l'État par la loi étant
envisagé différemment en droit communautaire, il peut en
résulter une inadéquation des conditions entre droit interne et
droit communautaire. Il est donc possible qu'une entreprise parvienne à
démontrer qu 'elle a agi de manière anticoncurrentielle en vertu
de la loi française, mais que sa situation ne satisfasse pas aux
conditions posées par le droit communautaire pour
bénéficier d'une telle exemption. Dès lors,
l'applicabilité de l'article L.420-4 I 1° du Code de Commerce peut
être remise en cause en vertu du droit communautaire.
92 Cour de Cassation, Chambre mixte, 24 mai 1975,
Société Jacques Vabre.
93 Conseil d'État, Assemblée, 20 octobre
1989, Nicolo.
94 Cour de Justice des Communautés
Européennes, 9 septembre 2003, Consorzio Industrie Fiammiferi
(CIF), C-198/01.
95 Conseil de la Concurrence, décision
n°03-MC-03 1 er
du décembre 2003 relative à une demande de
mesures conservatoires présentée par la société
Towercast à l'encontre de pratiques mises en Ïuvre par la
société TéléDiffusion de France (TDF).
L'intervention de l'État constitue-t-elle un fait
justificatif de l'entente? Ainsi, le Conseil de la con currence refuse d
'exonérer des pratiques au regard du
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droit national lorsque le droit communautaire est applicable
au cas d 'espèce . En effet, en vertu de la primauté du droit
communautaire, il est inenvisageable de ne pas appliquer l'article 101§1
du Trai té sur le Fonctionnement de l'Union Européenne en vertu
d'exemptions régies par le droit national. Il doit alors être fait
application des dispositions exonératoires communautaires
pertinentes.
De même, en matière d'abus de position dominante
(mais cette solution est également valable pour les ententes), la Cour
d'Appel de Paris a déclaré l'article L.420 -4 I 1° du Code
de Commerce Çsans portéeÈ à propos du
refus par France Télécom de communiquer sa liste
d'abonnés, refus basé sur une disposition législative
prohibant cette communication97.
Du fait de ces critères très exigeants, les
applications du fait justificatif pour ordre de la loi de l'article L.420-4 I
1° du Code de Commerce sont très rares. Le cas le plus significatif
concerne les avocats, à propos de leur obligation d'assurance civile
professionnelle imposée par la loi et un décret d'application.
Certains barreaux avaient obligé leurs membres à souscrire des
assurances collectives de responsabilité professionnelle. Dès
lors, la concurrence était atteinte puisque les avocats étaient
privés de leur liberté de choix et ne pouvaient faire jouer la
concurrence. Néanmoins le Conseil de la Concurrence a
considéré que le système d'adhésion obligatoire
était le plus performant pour répartir les risques et les
coüts entre les avocats et donc que l'exception tirée de l'action
étatique devait s'appliquer en ce qu'elle engendrait comme
conséquence directe et
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nécessaire l 'adhésion collective obligatoire
à l 'assurance professionnelle .
De plus, les textes de lois se basant explicitement sur
l'article L.420-4 I 1° du Code de Commerce pour déroger à
l'interdiction des ententes sont assez rares, si ce n'est en ce qui concerne le
domaine agricole. Néanmoins, le mécanisme pourrait retrouver un
intérêt depuis que la LME a autorisé les organisations
professionnelles à négocier des accords pour mettre en Ïuvre
des délais de paiement dérogatoires par rapport aux délais
de principe. Ces accords susceptibles d'être contraires à la
prohibition de l'article L.420-1 du Code de Commerce échapperont
à cette incrimination en vertu de l'ordre de la loi. Au regard des
96 Conseil de la Concurrence, décision
n°06-D-21 du 21 juillet 2006 relative à des pratiques mises en
Ïuvre dans le secteur des eaux-de-vie de cognac par le BNIC.
97 Cour d'Appel de Paris, 7 février 1994,
CMS contre France Télécom.
98 Conseil de la Concurrence, décisions
n°03-D-03 et 03-D-04 du 16 janvier 2003 relatives à des pratiques
mises en Ïuvre par le barreau des avocats de Marseille et d'Albertville en
matière d'assurances.
domaines dans lesquels ils ont déjà
été adoptés (bâtiment et travaux publics, bricolage,
jouet, sanitaire, chauffage et matériel électriqueÉ), le
rTMle de l'article L.420-4 I 1° du Code de Commerce pourrait être
renforcé.
Le fait justificatif prévu par l'article L.420-4 I
1° du Code de Commerce est donc en réalité une exemption
classique prévue pour l'ensemble des types de responsabilité
consistant à ne pouvoir sanctionner un comportement qui a
été dicté par la puissance publique. Néanmoins, ses
conditions d'application et l'appréciation qui en est faite par la
jurisprudence conduisent à restreindre son champ d'application.
Au niveau international, la plupart des États
développés prévoient ce type d'exemptions pour
Çconduite réglementée È99.
Ainsi, le droit antitrust fédéral américain
envisage une immunité en vertu de l'action de l'État si le
comportement anticoncurrentiel est clairement défini comme une politique
de l' État fédéré et si ce dernier surveille
activement son application. De même, l'exemption est prévue par la
législation turque: elle y est concue comme une dérogation
à la loi générale par la loi spéciale. Enfin, le
droit hongrois est assez original puisqu'il prévoit, outre une exemption
pour ordre exprès de la loi, une exemption pour autorisation implicite,
considérant que cette dernière entrave l'autonomie des
entreprises. Bien qu'envisagées de manières différentes,
ces exemptions sont donc largement répandues.
Au niveau communautaire, ce type d'exemption existe mais il
n'intervient pas au même stade du raisonnement. Alors que le droit
interne concoit l'intervention de l'État comme une cause justificative
du comportement anticoncurrentiel, la jurisprudence communautaire tire les
conséquences de l'intervention de l'État au regard de l'autonomie
de décision de l'entreprise ayant adopté un comportement
anticoncurrentiel.
99 Compte rendu de la table ronde sur les moyens
de défense fondés sur une conduite
réglementée, OCDE, Comité de la concurrence, Groupe
de travail n°2 sur la concurrence et la réglementation,
février 2011.
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