Introduction
Confronter un objectif de concurrence libre et non-faussée
avec l'intervention étatique conduit de prime abord à identifier
une contradiction de principe.
Cette apparente opposition trouve à s'exprimer
principalement en ce qui concerne les aides d'État, domaine oü
l'empire du droit de la concurrence dans le giron de l'État s'exerce
à plein. En effet, l'État peut, par son intervention sous forme d
'aides, fausser le jeu de la concurrence existant sur un marché en
accordant un avantage à une ou plusieurs entreprises par rapports
à leurs concurrents. Ainsi, des dispositions spécifiques c
réant des obligations à la charge des États membres
existent dans le Traité sur le Fonctionnement de l'Union
Européenne et conditionnent la légalité des aides
accordées par les États à l'octroi préalable d'une
autorisation par la Commission Européenne.
L'opposition entre l'objectif de libre concurrence et la
politique étatique trouve également à exister en
matière d'interdiction des abus de position dominante, notamment pour
les secteurs économiques faisant l'objet d'un monopole national, mais
elle existe aussi en ce qui concerne les problématique d'ententes.
L'entente anticoncurrentielle est concue comme une action
collective ayant pour objet de fausser ou d'entraver le jeu de la concurrence,
formalisée dans un accord ou résultant seulement d'une pratique
de concertation. Ce type de pratiques est prohibé à la fois dans
l'ordre juridique communautaire et dans l'ordre juridique interne. L 'article
101§1 du Traité sur le Fonctionnement de l'Union Européenne
dispose ainsi que Ç Sont incompatibles avec le marché
intérieur et interdits tous accords entre entreprises, toutes
décisions d 'associations d 'entreprises et toutes pratiques
concertées, qui sont susceptibles d'affecter le commerce entre
États membres et qui ont pour objet ou pour effet d'empêcher, de
restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence à l 'intérieur
du marché intérieur È. Quoique rédigé
différemment, l'article L.420-1 du Code de Commerce contient la
méme prohibition: Ç Sont prohibées même par l
'intermédiaire direct ou indirect d 'une société du groupe
implantée hors de France, lorsqu 'elles ont pour objet ou peuvent avoir
pour effet d'empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la
concurrence sur un marché, les actions concertées, conventions,
ententes expresses ou tacites ou coalitions È.
Les interconnexions entre l'interdiction des ententes
anticoncurrentielles et l'intervention de l'État paraissent moins
évidentes: elles sont pourtant importantes. Le principal problème
posé par ces interconnexions concerne la justification d 'une entente
anticoncurrentielle par une intervention étatique. Se pose donc la
question de savoir si
l'État peut, dans l'exercice de son autorité,
affranchir les entreprises du respect de leurs obligations de respect du droit
de la concurrence en général, et de la prohibition des ententes
en particulier.
En premier lieu, se pose le problème de
l'applicabilité de la prohibition des ententes aux activités de
l'État (entendu largement comme l'État et ses
démembrements et l'ensemble des autorités publiques). Il n'est en
effet pas possible de conclure à l'absence de relations entre
l'État et le droit des ententes, seulement du fait que la section du
Traité sur le Fonctionnement de l'Union Européenne contenant les
normes relatives aux ententes et abus de position dominante soit
intitulée ÇLes règles applicables aux entreprises
È, par opposition au droit des aides d'État destiné
aux organes de la puissance publique. En effet, les dispositions aussi bien
nationales que communautaires prohibant les ententes s'adressent à
l'entreprise définie par la jurisprudence communautaire comme une
Ç entité exercant une activité économique,
indépendamment du statut juridique de cette entité et de son mode
de financement È1. L'activité économique
consiste à offrir des biens et services sur un marché, et
subsiste méme en l'absence de but lucratif.
Cette définition fonctionnelle et économique
n'accorde aucune importance à la forme de l'entreprise ou à son
statut juridique (il ne s'agit pas obligatoirement d'une société
commerciale ou d'un commercant). Dès lors, il est possible que l'action
de l'État, par le biais de différents types de
démembrements, soit considérée comme une activité
économique d'entreprise soumise en tant que tel au droit de la
concurrence, dès lors qu'elle ne fait pas appel à des
prérogatives de puissance publique. Il existe donc bel et bien des
rapports entre la prohibition des ententes et l 'intervention étatique,
dont la complexité résulte principalement de la place
ambiguë qu'occupe le droit de la concurrence.
En effet, au sein de l'organisation juridique classique sous
forme de branches, le droit de la concurrence n'est jamais concu ni comme un
pur droit privé ni comme un pur droit public, mais davantage comme un
droit économique empruntant des aspects à chacune des branches,
publique et privée. Ce manque de clarté dans le positionnement de
la matière est dü à plusieurs facteurs. Tout d'abord, le
droit de la concurrence s'adresse à la fois aux entreprises et aux
États. Il gouverne donc à la fois des rapports
entre personnes privées et des rapports entre personnes privées
et publiques. En second lieu, le droit de la concurrence possède un
double aspect de sanction et de réparation. En effet, l'objectif des
sanctions
1 Cour de Justice des Communautés
Européennes, 23 avril 1991, Klaus Hfner et Fritz Elser contre
Macrotron GmbH, C-41/90.
2 Cour Européenne des Droits de l'Homme, 21
février 1984, Oztürk contre RFA.
L'intervention de l'État constitue-t-elle un fait
justificatif de l'entente? (dont le pénal reconnu par Cour des 'Homme
2
caractère est la Européenne Droits de l , tout
comme l 'Union Européenne 3
la Cour de Justice de et la Cour de Cassation4) n'est
pas de
protéger des personnes privées (concurrents,
clients, consommateursÉ) mais bien de sauvegarder une forme
d'intérêt général, l'ordre public économique.
A l'inverse, le versant civiliste du droit de la concurrence permet à
des entreprises et/ou des consommateurs de demander réparation du
préjudice qu'elles estiment avoir subi du fait des pratiques
anticoncurrentielles de leurs concurrents ou fournisseurs.
En conséquence, le droit de la concurrence entretient
des rapports complexes avec les différentes formes que peut emprunter
l'intervention de l'État puisqu'il ne les gouverne pas
complètement mais n 'y est pas non plus totalement étranger. La
complexité de ces rapports est particulièrement topique en ce qui
concerne les ententes anticoncurrentielles ou cartels.
En second lieu, un problème parallèle se pose
lorsque l'État met en Ïuvre des dispositions de politique
économique allant à l'encontre des règles de concurrence
et de l'interdiction des ententes anticoncurrentielles.
L'entreprise soumise à une norme nationale
anticoncurrentielle se retrouve dans une position extrêmement
délicate puisqu'elle doit appliquer ladite norme mais reste soumis e
à la prohibition des ententes. Dès lors, quelque soit son
attitude, elle se trouvera en infraction vis-à-vis de l'une des deux
normes.
De plus, la qualification du comportement anticoncurrentiel
d'entente nécessite un élément intentionnel
caractérisé par un concours de volontés entre entreprises
indépendantes (par le biais d'un accord, d'une décision expresse
ou taciteÉ). Est-il toujours possible de qualifier un tel comportement
si l'entreprise est contrainte de l'adopter du fait d'une norme nationale ?
L'autonomie de l 'entreprise dans la décision d'enfreindre le droit de
la concurrence n'est-elle alors tout simplement annihilée? Cette
circonstance particulière oblige à ce que ce type de situations
soit pris en compte de facon spécifique par les législations et
les autorités de concurrence.
La question de savoir si l'intervention de l'État
constitue un fait justificatif de l'entente soulève donc deux types de
problématiques.
2 Cour Européenne des Droits de l'Homme, 21
février 1984, Oztürk contre RFA.
3 Cour de Justice des Communautés
Européennes, 17 décembre 1998, Baustahhlgewebe GmbH contre
Commission, C-185/95.
4 Cour de Cassation, Chambre Commerciale, 5 octobre
1999, SNC Campenon Bernard et autres.
Tout d'abord, l'État est-il soumis, dans l'exercice de
ses différentes activités, au respect de la prohibition des
ententes anticoncurrentielles? L'État est-il destinataire des normes de
droit de la concurrence dans le cadre de ses activités?
D'autre part, l'intervention de l'État à
l'encontre de la libre concurrence fait-elle échapper les comportements
des entreprises à la prohibition des ententes anticoncurrentielles ?
Existe-t-il une forme d'exemption tirée de l'action étatique ?
Afin de répondre à ces interrogations, ii
convient de déterminer de quelle manière l'interdiction des
ententes constitue une contrainte de l'action étatique (Partie I) avant
d'analyser la facon dont l'intervention étatique peut constituer un fait
justificatif d'une entente anticoncurrentielle pour les entreprises, à
la fois en droit interne et en droit communautaire (Partie II).
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