1. La protection des salariés
ème
La proposition de 10 directive s'est heurtée
principalement à l'obstacle de la
protection des salariés, c'est à dire au choix
du régime de participation des travailleurs. En effet, l'Allemagne
conna»t le régime de cogestion qui << confère aux
salariés le droit de désigner des représentants
siégeant avec voix délibérative dans les organes de
direction ou de surveillance de la société concernée, ces
représentants pouvant constituer jusqu'à la moitié des
membres de l'organe de direction >>,69 et refuse de renoncer
à ce régime très protecteur. La Commission
européenne a fait plusieurs propositions, mais toutes se sont
soldées par un échec, l'Allemagne refusant d'admettre comme
équivalents les systèmes alternatifs proposés, et les
autres Etats membres ne voulant adopter ce régime, comme le Royaume-Uni
qui refuse d'intervenir dans les relations entre entreprises et
salariés, relevant de la liberté des conventions.70
Par cette proposition de directive, l'Allemagne craignait que les fusions
transfrontalières deviennent un moyen pour les entreprises
d'écarter l'application du régime de cogestion. Il a fallu
trouver une solution pour qu'un régime commun concernant les fusions
transfrontalières puisse voir le jour.
Tout d'abord, il s'agissait de définir le terme de
<<participation des salariés >>. Seule une définition
uniforme pouvait permettre l'établissement des règles pour
régir les situations transfrontalières. Cette notion a
été décrite à l'article 2 k de la directive
2001/86/CE. Il s'agit de << l'influence qu'a l'organe représentant
les salariés ou les représentants des salariés sur les
affaires d'une société : en exercant leur droit d'élire ou
de désigner certains membres de l'organe de surveillance ou
d'administration de la société; ou en exercant leur droit de
recommander la désignation d'une partie ou de l'ensemble des membres de
l'organe de surveillance ou d'administration de la société ou de
s'y opposer >>. Ce texte a été repris à l'article
L2351-6 du Code du travail francais et à l'article 2 al. 7 de la loi
allemande sur la participation des salariés dans les fusions
transfrontalières.
Ensuite, la directive 2005/56/CE a posé à
l'article 16 les règles régissant la participation des
salariés dans les situations de fusions transfrontalières. Ces
règles ont fait l'objet d'une transposition en Allemagne par la loi
portant sur la cogestion des salariés dans le cadre d'une
69 M. Menjucq, Droit international et
européen des sociétés, domat droit privé,
Montchrestien, 2008, §316.
70 J. Boucourechliev, Les voies de l'Europe des
Sociétés, JCP E 1996, 560.
fusion transfrontalière, adoptée le 21
décembre 2006, et en France par la loi n°2008-649 du 3 juillet 2008
et les décrets 2008-1116 et 2008-1117 du 31 octobre 2008 créant
les articles L2371-1 et suivants, D2371-1 et suivants et R2372-5 et suivants du
code du travail. Ces deux lois ont fait l'objet d'une réglementation
séparée de la réglementation portant sur le droit des
sociétés.
A la lecture de cet article 16 de la directive, il
appara»t clairement que le législateur européen a tenu
à respecter la diversité des régimes nationaux, en posant
le principe selon lequel la société issue de la fusion,
c'est-à-dire la société absorbante ou nouvellement
constituée, est Ç soumise aux règles éventuelles
relatives à la participation des travailleurs de l'Etat membre oü
se situe son siège »71 (article 16 al. 1 de la directive
2005/56/CE). Ce principe est réaffirmé à l'article 4 de la
loi allemande portant sur la participation des salariés dans les fusions
transfrontalières, et par déduction à l'article L2371 -1
du Code du travail francais. Selon ce principe, l'implication des
salariés n'a pas à être obligatoirement instituée
dans la société issue de la fusion
transfrontalière.72 Mais en droit francais comme en droit
allemand, un tel régime existe, malgré des divergences profondes.
De plus, ce régime de participation ne fait pas l'objet d'une
application systématique. En effet, en France, bien que la participation
des salariés soit reconnue, cette participation occupe une place, sinon
marginale, du moins relative. Les seules sociétés dans lesquelles
une participation des salariés est susceptible d'être
exercée sont les sociétés du secteur public ainsi que
celles qui relevaient de ce secteur mais qui ont été
privatisées; les sociétés anonymes du secteur
privé, mais seulement si elles ont introduit dans leur statut une clause
- facultative - prévoyant que leur conseil d'administration comprend
Ç outre les administrateurs (représentant les actionnaires), des
administrateurs élus soit par le personnel de la société,
soit par le personnel de la société et celui de ses filiales
directes ou indirectes dont le siège social est fixé sur le
territoire francais È ; et les sociétés dont les titres
sont admis aux négociations sur un marché
réglementé dont les salariés détiennent plus de 3%
du capital, puisque un ou plusieurs représentants des salariés
actionnaires doit être nommé comme membre du conseil
d'administration ou de surveillance. De plus, le mécanisme selon lequel
Ç dans les sociétés, deux membres du comité
d'entreprise [...] assistent avec voix consultative à toutes les
séances du conseil d'administration ou du conseil de surveillance
È ne relève pas du régime de
71 M. Menjucq, Droit international et
européen des sociétés, Domat droit privé,
Montchrestien, 2008, § 330.
72 M. Menjucq, Des fusions transfrontalieres des
sociétés de capitaux, Revue Lamy Droit des affaires, Mai
2006, Nr 5, p10.
participation salariés. 73
des Or contrairement au droit français, en Allemagne, tous
les salariés
des sociétés de capitaux ont un droit de
participation, à partir du moment oü la société de
capitaux emploie plus de 500 salariés.
Comme toutes les sociétés, notamment
françaises, ne sont pas soumises à un régime d'implication
des salariés, et afin d'éviter qu'un régime de
participation des salariés soit évincé par la
réalisation d'une fusion transfrontalière, le législateur
européen a prévu une exception au principe
précédent. Ainsi il a posé à l'article 16 al 2 de
la directive un nouveau principe, le principe <<avant-après
È, instauré par la directive 2001/86/CE du conseil du 8 octobre
2001 complétant le statut de la société européenne
pour ce qui concerne l'implication des travailleurs.74 Selon ce
principe, <<lorsque les salariés ont
bénéficié d'un régime de participation avant la
fusion transfrontalière, ils doivent pouvoir continuer à en
bénéficier après È.75 Ce principe ne
peut alors être mis en Ïuvre que si au moins une des
sociétés qui participent à la fusion emploie pendant la
période de six mois précédent la publication du projet de
fusion transfrontalière un nombre moyen de travailleurs supérieur
à cinq cents et qu'elle est gérée selon un régime
de participation des travailleurs au sens de l'article 2 point k) de la
directive 2001/86/CE. La deuxième condition alternative, pour que le
régime du droit de l'Etat membre où se situe le siège de
la société issue de la fusion ne s'applique pas, suppose que la
législation nationale applicable à cette société ne
prévoit pas au moins le même niveau de participation que celui qui
s'applique aux sociétés absorbées, ce niveau étant
mesuré par la proportion des représentants des salariés
dans les organes d'administration ou de surveillance ou dans le groupe de
direction gérant les unités chargées d'atteindre les
objectifs en termes de profit dans ces sociétés, à
condition qu'il existe dans ce cas une représentation des
salariés; la troisième condition alternative étant que le
droit de cet Etat ne prévoit pas que les travailleurs des
établissements de la société issue de la fusion
transfrontalière situés dans d'autres Etats membres puissent
exercer les mêmes droits de participation que ceux dont
bénéficient les travailleurs employés dans l'Etat membre
oü le siège statutaire de la société issue de la
fusion transfrontalière est établi.
Ce principe <<avant-aprèsÈ est bien la
preuve que la directive respecte les différences entre les Etats, en ce
qu'elle n'impose pas un régime de protection uniforme au niveau
73 H. Le Nabasque, Les fusions
transfrontalières après la loi n° 2008-649 du 3 juillet
2008, Revue des sociétés 2008 p. 493.
74 A-S. Cornette de Saint Cyr / O. Rault, Aspects
juridiques et sociaux des opérations de fusions au sein de l'Union
Européenne, JCP E 2008, 1477.
75 M. Menjucq, Droit international et
européen des sociétés, Domat droit privé,
Montchrestien, 2008, § 331.
européen. Au contraire, elle organise l'articulation
des différents régimes entre eux. Elle cherche juste à
assurer une protection sociale minimum pour les salariés, afin
éviter tout << dumping social >>, en permettant aux
salariés de pouvoir continuer à bénéficier de la
législation de l'Etat dans lequel il travaille. En effet, suite à
une fusion, les salariés continuent de travailler dans le méme
établissement. Et le risque serait qu'il existe des
inégalités sociales à l'intérieur méme d'un
Etat membre. Pour l'Union européenne et l'évolution sociale, il
est important que la protection des salariés soit tirée vers le
haut.
Si le principe <<avant-après>> s'applique,
des négociations d'une durée de six mois renouvelables seront
ouvertes, parallèlement à la fusion, pour conclure un accord
d'implication des salariés. Ce parallélisme des procédures
est louable, car il ne rallonge pas la réalisation de la
procédure dans le temps, opération déjà très
complexe, mais la complexifie. << Ë défaut d'un tel accord,
s'appliqueront les dispositions de référence citées en
annexe de la
76
directive n° 2001/86 sur l'implication des travailleurs dans
la Société européenne >>.
Ce principe <<avant-après>> est applicable
aussi bien en France qu'en Allemagne suite aux transpositions respectives. En
France, l'article L2371-2 du Code du Travail fait une déduction a
contrario de ce principe en prévoyant que <<la
société issue de la fusion transfrontalière n'est pas
tenue d'instituer des règles relatives à la participation des
salariés si, à la date de son immatriculation, aucune
société participant à la fusion n'est régie par ces
règles >>.77 En Allemagne, l'article 5 de la loi sur la
participation des salariés dans les fusions transfrontalières
reprend textuellement le principe. Cette loi a pour objectif principal le
maintien et la sécurité des droits de participation des
travailleurs lors de telles opérations.78 De ce fait, le
principe << avant-après >> appara»t fondamental et non
plus comme une exception au principe selon lequel le droit de l'Etat membre de
la société issue de la fusion est applicable. Ceci s'explique
surtout par la comparaison des niveaux de participation des salariés
dans chaque société, car l'Allemagne propose un régime
particulièrement protecteur. Ainsi, elle propose un niveau de protection
plus élevé qu'en droit francais. En effet, en Allemagne le nombre
de représentants de salariés au sein du conseil de surveillance
est très important et augmente en fonction du nombre de salariés.
Par exemple selon l'article 7 de la loi de participation allemande, si la
société emploie jusqu'à 10 000 salariés, les
représentants
76 M. Luby, Impromptu sur la directive n°
2005/56 sur les fusions transfrontalieres des sociétés de
capitaux, Droit des sociétés n° 6, Juin 2006,
étude 11.
77 D. Lencou / M. Menjucq, Les fusions
transfrontalieres de sociétés de capitaux: enfin une
réalité mais des difficultés persistantes !, Dalloz
2009, p886.
78 N. Krause / M. Janko, Grenzüberschreitende
Verschmelzungen und Arbeitnehmermitbestimmung, BB, Heft 41, 8. Oktober
2007, 2194.
de salariés sont au nombre de 6 minimum ; si elle
emploie plus de 20 000 salariés, les représentants de
salariés sont au nombre de 10 minimum.
Par conséquent, en pratique, lors d'une fusion
transfrontalière, lorsque la société absorbée a son
siège en France et que la société issue de la fusion a son
siège en Allemagne, le principe <<avant-aprèsÈ ne
s'appliquera pas, car en règle générale les
sociétés francaises n'appliquent pas de régime de
participation des salariés, ou si un régime de participation des
salariés leur est applicable, celui-ci est moins favorable que celui
prévu pour société allemande. De ce fait, le régime
de participation allemand sera applicable. Dans les rares cas oü la
société francaise a plus de 500 salariés et a un
régime de participation tel que défini à l'article 2 al 7
de la loi allemande, une procédure de négociation est ouverte
d'après l'article 5 al. 1 Nr 1 de ladite loi. Cependant de telles
négociations sont -elles réellement obligatoires? La
société allemande ne peut-elle pas tout simplement appliquer son
régime de participation puisque celui-ci est de toute évidence
plus favorable ? Une telle solution permettrait d'éviter une
complexification de la procédure de fusion
Dans la situation inverse oü la société
absorbée a son siège en Allemagne et la société
issue de la fusion a son siège en France, comme les règles
allemandes prévoient un niveau de protection plus important, le principe
<<avant-aprèsÈ sera applicable et une procédure de
négociation sera ouverte. La négociation aura lieu entre les
dirigeants des sociétés participantes et les représentants
des salariés. On peut soulever ici un problème: la
négociation ne s'effectuera-t-elle qu'avec les représentants de
la société allemande s'il n'y a pas de représentants dans
la société francaise ? La négociation ne sera-t-elle pas
faussée, puisque les salariés francais ne seront pas
représentés ? La fusion ne pourra être effective que si un
accord est conclu, ou à défaut d'accord que les dispositions de
référence sont mises en Ïuvre. Les dirigeants mettront en
place << les modalités de participation des salariés
prévues à titre de dispositions de référence par le
code du travail dans le chapitre III du titre sur la participation des
salariés, imposant la mise en place d'un comité de la
société issue de la fusion et de la
participation È.79
Cependant, les dirigeants des sociétés
participant à la fusion peuvent mettre en place unilatéralement
et directement des dispositions dites <<de
référenceÈ au sens de l'article L2371-3 al 2 du Code du
travail francais, c'est à dire celles qui prévoient le
<<meilleur niveauÈ de participation des salariés dans
l'entité issue de la fusion. La même possibilité est
retenue à l'article 23 al 1 Nr 1 de la loi allemande portant sur la
participation des salariés dans
79 D. Lencou / M. Menjucq, Les fusions
transfrontalières de sociétés de capitaux : enfin une
réalité mais des difficultés persistantes !, Dalloz 2009,
p886.
transfrontalières. 80
les fusions Cette disposition est importante car elle permet
d'éviter toute
négociation,81 et ainsi de ne pas prolonger la
procédure de réalisation de la fusion transfrontalière de
6 mois ou plus si aucun accord n'est conclu.
Il convient de souligner en dernier lieu qu'un nouvel article
L236-32 a été introduit dans le Code du commerce francais. Selon
celui-ci, lorsque la société issue de la fusion doit adopter un
régime de participation des salariés, ce qui est le cas lorsque
la société absorbée est une société
allemande, elle doit <<adopter une forme juridique permettant l'exercice
de cette participation >>. Par exemple, comme une société
à responsabilité limitée francaise ne peut accueillir un
régime de participation des salariés, elle devra faire l'objet
d'une transformation82. Ceci compliquera la réalisation des
fusions transfrontalières, lorsque la société issue de la
fusion sera francaise et que la société absorbée sera
allemande.
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