Chapitre II : Le contrôle par les juridictions
françaises du droit au regroupement familial
Le droit des étrangers étant un « droit
transversal », le juge judiciaire se voit de temps à autre,
être invité à se prononcer sur différentes
questions, notamment en droit de la famille.
Plus généralement, le droit des étrangers
pénètre bon nombre de règles civiles, commerciales et
répressives dont l'application relève de la compétence du
juge judiciaire. A ce titre, ce dernier est parfois amené à
confronter la police des étrangers aux droits fondamentaux garantis par
plusieurs instruments internationaux auxquels la France est partie. Nous
pouvons alors nous demander dans quelle mesure le contrôle dit de «
conventionnalité »192 a orienté, depuis la loi du
24 août 1993 la jurisprudence de la Cour de cassation en ce domaine, et
ce notamment, sur celui du regroupement familial.
Les occasions pratiques d'exercer ce contrôle de
conventionnalité dépendent de la compétence du juge
judiciaire en droit des étrangers. Or, en dehors même du
contentieux de la nationalité, un nombre assez important de questions
intéressant la condition des étrangers lui incombe. Certes,
lorsqu'il s'agit de remettre en cause la présence de l'étranger
du territoire national, le juge judiciaire est incompétent pour
apprécier la régularité de la mesure administrative
d'éloignement, de même pour un refus d'accéder à la
demande de regroupement familial. Toutefois, aux termes de l'article 66 de la
Constitution, il est amené, en tant que gardien des libertés
individuelles, à contrôler les modalités d'exécution
de l'acte tandis que le juge répressif peut éloigner durablement
l'étranger en lui infligeant une peine d'interdiction du territoire.
Mais, le rôle du juge judiciaire ne s'arrête pas
là. Les litiges privées constituent en effet autant d'occasions
pour les étrangers de revendiquer la jouissance des mêmes droits
que les français. Il appartient dès lors au juge judiciaire de
vérifier si le refus opposé à l'étranger de
bénéficier de tel ou tel droit est légitime et
proportionné, contentieux qui s'amplifie de nos jours, en particulier
c'est le bénéfice de la solidarité nationale qui est
refusé aux étrangers ou à leurs enfants mineurs.
Quant à la Cour de cassation, de 1993 à 2005, elle
a d'abord estimé que l'ensemble des stipulations de la Convention
internationale sur les droits de l'enfant ne créaient d'obligations
qu'à la
192 Admis devant les juridictions judiciaires depuis le
célèbre arrêt Jacques Vabre, Civ. 1Ere, 24 mai 1975, D.
1975, Jur. 497, concl. A. TOUFFAIT.
charge des États parties et ne pouvaient donc
être invoquées directement devant les juridictions par des
particuliers193. Puis, dans un revirement de jurisprudence intervenu
à l'occasion de deux décisions du 18 mai 2005, elle a reconnu
l'applicabilité directe de l'article 3.1 de la Convention internationale
sur les droits de l'enfant et de l'article 12.2 relatif à la
possibilité pour l'enfant d'être entendu dans toute
procédure judiciaire ou administrative
l'intéressant194.
Depuis, la référence à la Convention sur
les droits de l'enfant est devenue la règle dans certains contentieux
notamment en cas d'application de la Kafala , c'est à dire
l'adoption sans création d'un lien de filiation195.
En droit interne, contrairement au droit européen des
droits de l'homme, est consacré un droit au regroupement familial.
Facteur d'intégration196, le droit au regroupement familial a
été consacré en droit interne en 1976. Par l'adoption du
décret du 29 avril 1976197, le gouvernement français a
institué un droit au profit des membres de la famille des
étrangers titulaires d'un titre de séjour. L'admission et le
séjour sur le territoire français ne pouvaient être
refusées que pour l'un des six motifs exhaustivement
énumérés. En 1980, le regroupement familial a
été consacré par le législateur198. En
1993, les dispositions relevant jusqu'alors du règlement ont
été insérées dans l'ordonnance du 2 novembre
1945199 dont les règles ont fait l'objet d'une codification
à partir de
193 Civ. 1Ere, 10 mars 1993, S. Le Jeune c. Mme Sorel
194 Civ. 1Ere 18 mai 2005, Enfant Chloé X,
arrêt n° 20613.
195 La kafala est une institution prévue notamment
à l'article 46 du Code de la famille algérien, selon lequel une
« personne s'engage à s'occuper bénévolement d'un
autre » . Il s'agit d'un recueil d'enfant sans création de lien de
filiation. Le problème en France est de savoir si un enfant
algérien doit se contenter de cette institution, ou s'il a droit
à une adoption au sens du droit français selon l'arrêt de
la Cour de cassation , 1ere civ. 10 octobre 2006, enfant Hichem X .
« L'article 46 du Code de la famille algérien autorise la
Kafala, mais prohibe l'adoption ; attendu qu'en assimilant la Kafala à
l'adoption simple pour considérer que la loi algérienne autorise
l'adoption simple, alors que la Kafala ne crée aucun lien de filiation
entre l'enfant et les personnes qui le prennent en charge, contrairement
à l'adoption simple qui crée ce lien de filiation entre l'enfant
et ses adoptants, l'arrêt de la Cour d'appel de Toulouse paraît
entaché d'une erreur de droit » arrêt n°1486
La Cour de cassation refuse ainsi, de faire jouer l'ordre
public à l'égard de la loi algérienne car cette
dernière est conforme aux articles 20 et 21 de la Convention sur les
droits de l'enfant.
196 Dans la circulaire du 28 février 2000
abrogée, « le regroupement familial est confirmé comme un
facteur fondamental d'intégration » (Circulaire DPM/DM2-3/2000/114
et NOR/INT/D/00/00048 du 28 février 2000 relative au regroupement
familial, p. 9). Dans la circulaire NOR/INT/D/05/00097/C du 31 octobre 2005
relative aux conditions d'examen des demandes d'admission au séjour
déposées par des ressortissants étrangers en situation
irrégulière dans le cadre des dispositions du Code de
l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile,
le regroupement familial est également considéré comme un
moyen de garantir « une bonne intégration de l'étranger qui
souhaite rejoindre son conjoint en situations régulière »,
p. 6, point 2.2. Rappr. de la circulaire NOR/INT/D/02/00215/C du 19
décembre 2002 relative aux conditions d'application de la loi
n°98-349 du 11 mai 1998 relative à l'entrée et au
séjour des étrangers en France, p. 11, point 2.2.4.
197 Décret n°76-383 du 29 avril 1976 relatif aux
conditions d'entrée et de séjour en France des membres des
familles des étrangers autorisés à résider en
France (JORF, 2 mai 1976, p. 2628) modifié par le décret
n°84-1080 du 4 décembre 1984 (JORF, 5 décembre
1984, p. 3733).
198 Cf. l'article 2 de la loi n° 80-9 du 10 janvier 1980
relative à la prévention de l'immigration clandestine et portant
modification de l'ordonnance n° 45-2658 du 2 novembre 1945 relative aux
conditions d'entrée et de séjour en France des étrangers
et portant création de l'Office national d'immigration (dite loi
Bonnet), JORF, 11 janvier 1980, p. 71.
199 Voir les anciens articles 29 et suivants de l'ordonnance du 2
novembre 1945.
2005. En le rattachant au droit de mener une vie familiale
normale, tel qu'il est énoncé par la Constitution
française, la Conseil d'État puis le Conseil constitutionnel ont
respectivement reconnu que le droit au regroupement familial était un
principe général du droit (Section 2) et un
principe à valeur constitutionnelle (Section 1) .
Section 1 : Le regroupement familial : un principe à
valeur constitutionnelle
Selon le Conseil constitutionnel, le droit de mener une vie
familiale normale au sens du dixième alinéa du Préambule
de la constitution de 1946, implique la faculté pour les
étrangers en situation régulière de faire venir en France
leur conjoint et les enfants mineurs, sous réserve des restrictions
tenant à la sauvegarde de l'ordre public et à la protection de la
santé publique. En 1993, dans une décision qui fonde le «
statut constitutionnel » des étrangers200, le Conseil
constitutionnel pose le principe en vertu duquel « si le
législateur peut prendre à l'égard des étrangers
des dispositions spécifiques, il lui appartient de respecter les
libertés et droits fondamentaux de valeur constitutionnelle reconnus
à tous ceux qui résident sur le territoire de la
République » ainsi que le droit d 'asile garanti par
l'alinéa 4 du Préambule de 1946.
Dans le même temps, il constate que « aucun
principe ni aucune règle de valeur constitutionnelle n'assure aux
étrangers des droits de caractère général et absolu
d'accès et de séjour sur le territoire national » et que
« les conditions de leur entrée et de leur séjour peuvent
être restreintes par les mesures de police administrative
conférant à l'autorité publique des pouvoirs
étendus et reposant sur des règles spécifiques
»201. Comme l'avait fait quinze ans plutôt le Conseil
d'État, le Conseil constitutionnel a fondé le droit au
regroupement familial du conjoint et des enfants de l'étranger
régulièrement établi en France sur le droit de mener une
vie familiale au sens du Préambule de la Constitution de 1946.
Aussi, le Conseil constitutionnel, dans sa décision du
20 novembre 2003202 en application du dixième alinéa
du Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946, a affirmé
que: « la Nation assure à l'individu et à la famille les
conditions nécessaires à leur développement » ;
« qu'il résulte de cette disposition que les étrangers dont
la résidence en France est stable et régulière ont, comme
les nationaux, le droit de mener une vie familiale normale », la Conseil
constitutionnel ajoute que
200 B. GENEVOIS, « Un statut constitutionnel pour les
étrangers », cité par S. SLAMA, « Immigration et
Libertés », Pouvoirs 2009, p. 31.
201 Cons. constit. n°93-325, DC du 13 août 1993,
in S. SLAMA « immigration et Libertés »,
Pouvoirs 2009 p. 31.
202 Cons. constit. Déc n° 2003-484 DC du 20 novembre
2003
« aucun principe non plus qu'aucune règle de
valeur constitutionnelle n'assure aux étrangers des droits de
caractère général et absolu et de séjour sur le
territoire national; qu'il appartient au législateur d'assurer la
conciliation entre la sauvegarde de l'ordre public qui est un objectif de
valeur constitutionnelle et les exigences du droit de mener une vie familiale
normale ». Il en a été de même dans sa décision
du 15 décembre 2005203, et du 15 novembre 2007204
sur la loi relative à la maîtrise de l'immigration,
l'intégration et l'asile.
L'absence de référence à l'article 8 de
la Convention européenne des droits de l'homme ne manifeste ni une
défiance à l'égard du texte européen, ni une
préférence nationale. N'étant pas le juge de la «
conventionnalité » des lois, le Conseil constitutionnel ne peut pas
fonder son raisonnement sur le droit au respect de la vie familiale au sens de
l'article 8 de la Convention européenne. Néanmoins, il ne fait
pas de doute que le droit à mener une vie familiale normale,
constitutionnellement garanti et le droit au respect de la vie familiale
conventionnellement garanti renvoient au même concept et reposent sur des
préoccupations du même ordre. Le regroupement familial
apparaît ainsi, comme un droit induit par le respect de la vie familiale
des étrangers.
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