§ 2 : Une inflexion de la jurisprudence :
L'arrêt Sen
En revanche, afin de montrer l'inflexion de la jurisprudence
de la Cour européenne, l'on se basera sur son arrêt Sen de 2001.
Cet arrêt témoigne d'une inflexion remarquable par rapport
à la position de la Cour sur le regroupement familial. Rendu à
l'unanimité, il sanctionne le refus du regroupement familial d'un enfant
de douze ans venant rejoindre ses parents. Il est intéressant de voir
que cet affaire offre nombre de points communs avec la situation
examinée dans l'arrêt Ahmut où aucune violation de
l'article 8 n'avait été constatée au vu des faits de
l'espèce. Dans l'affaire Sen
contre Pays-Bas du 21 décembre 2001, il
s'agissait du cas d'un couple de ressortissants turcs, résidant aux
Pays-Bas, dont la demande de regroupement pour leur fille avait
été rejetée. M. Zeki Sen, ressortissant turc
installé aux Pays-Bas s'était marié avec une compatriote
en Turquie et avait eu un enfant avec cette dernière. La femme
était venue seule rejoindre son mari dans le cadre du regroupement
familial, confiant leur fille à sa soeur en Turquie. Comme dans
l'affaire Ahmut, la résidence séparée des
requérants est le résultat de la décision, prise
délibérément par les parents lorsque l'épouse Sen a
rejoint son mari aux Pays-bas. Ainsi, les requérants ne se trouvent donc
pas empêchés de maintenir le degré de vie familiale qu'ils
ont eux-même choisi en 1986. Cette enfant a par ailleurs également
vécu toute sa vie dans son pays d'origine et a, en conséquence,
des liens solides avec l'environnement linguistique et culturel de son pays
où elle possède toujours de la famille. Mais, contrairement
à ce qu'elle a considéré dans l'affaire Ahmut, la
Cour estime qu'il existe toutefois dans le cas présent un obstacle
majeur au retour de la famille Sen en Turquie. En effet, la Cour opte pour un
raisonnement pratiquement contraire à celui de l'arrêt
Ahmut et de l'arrêt Gûl précité.
Elle constate d'une part que les deux parents, l'un titulaire d'un permis
d'établissement et l'autre, d'un permis de séjour du fait de son
mariage avec une personne autorisée à s'établir aux
Pays-Bas « ont établi leur vie de couple aux Pays-Bas,
où ils séjournent légalement depuis de nombreuses
années »176. D'autre part, et la Cour insiste
particulièrement sur ce point, ils ont eu sur le territoire
néerlandais deux autres enfants « qui ont toujours vécu
aux Pays-Bas, dans l'environnement culturel de ce pays et y sont
scolarisés » et qui « n'ont de ce fait peu ou pas de
liens autres que la nationalité avec leurs pays d'origine
»177. Ces différents éléments et
surtout le second, dressent un obstacle à « un transfert de la
vie familiale en Turquie »178. En effet indirectement,
c'est également l'intérêt supérieur des enfants
nés aux Pays-Bas que la Cour prend en compte, puisqu'elle constate qu'il
serait difficile d'envisager un retour les concernant179. Elle
énonce donc, que dans ces conditions, la venue de l'enfant
concernée « aux Pays-Bas constituait le moyen le plus
adéquat pour développer une vie familiale avec celle-ci d'autant
qu'il existait, vu son jeune âge, une exigence particulière de
voir favoriser son intégration dans la cellule familiale de ses parents,
aptes et disposés à s'occuper d'elle »180.
La Cour rejette donc, alors que cela constituait son raisonnement dans sa
jurisprudence antérieure, la position de l'État qui reprenait
l'analyse des arrêts précédents au double motif que :
l'enfant « n'appartient plus, de facto, au cercle familial de
ses
176 V. raisonnement inverse de la Cour notamment dans
l'arrêt Gül précité.
177 V. à ce sujet l'arrêt CourEDH, 26 septembre
1997, Mehemi c. France, Recueil 1997-VI, p. 1971, § 36.
178 V. le raisonnement inverse de la Cour notamment dans
l'arrêt Gûl précité.
179 A ce propos l'on peut se demander si la situation aurait
été la même si le couple n'avait pas eu d'autres enfants
nés sur le territoire néerlandais.
180 V. CourEDH, Sen, précité, § 40
parents » mais à celui de sa tante, les
parents ayant volontairement provoqué la séparation, et il n'est
pas apparu que « les requérants aient contribué,
financièrement ou d'une autre manière, à
l'éducation de leur fille » . A cela s'ajoute le fait que
différents membres de la famille vivant en Turquie peuvent la prendre en
charge et que leur fille n'est donc pas dépendante des soins de ses
parents181. La Cour prend le contre pied de son analyse des
arrêts précédents. Elle déclare que même si
les requérants ont pris l'option de vivre séparée de leur
fille, cette circonstance est intervenue dans la prime enfance de cette
dernière et « ne saurait toutefois être
considérée comme une décision irrévocable de fixer,
à tout jamais, son lieu de résidence dans ce pays et de ne garder
avec elle que les liens épisodiques et distendus, renonçant
définitivement à sa compagnie et abandonnant par là toute
idée de réunification de leur famille ». La Cour ajoute
qu' « il en va de même de la circonstance que les
requérants n'ont pas pu établir avoir participé
financièrement à la prise en charge de leur fille
»182. En l'espèce, l'État néerlandais
avait donc l'obligation positive d'accorder l'autorisation de séjour
à la fille de M. et Mme Sen.
En somme, sans aller jusqu'à poser un droit au
regroupement familial découlant de l'article 8, et en conséquence
analyser le refus d'un titre de séjour comme une ingérence
injustifiée, la Cour reconnaît néanmoins l'obligation
positive pour les États membres de « ménager un juste
équilibre entre les intérêts des requérants, d'une
part, et son propre intérêt à contrôler
l'immigration, d'autre part » sans placer les étrangers devant
le choix de renoncer soit à leur résidence sur le territoire de
l'État concerné, soit à leur vie
familiale183.
181 CourEDH, ibid., §30.
182 CourEDH, ibid., §41.
183 CourEDH, ibid., §41 : « en ne laissant
aux deux premiers requérants que le choix d'abandonner la situation
qu'ils avaient acquise aux Pays-Bas ou de renoncer à la compagnie de
leur fille aînée, l'État défendeur a omis de
ménager un juste équilibre entre les intérêts des
requérants, d'une part, et son propre intérêt à
contrôler l'immigration, de l'autre »
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