IIe partie: LE CONTRÖLE JURIDICTIONNEL DU
REGROUPEMENT FAMILIAL
Le droit au regroupement familial se trouve au coeur d'une
actualité juridique que les juridictions ont la responsabilité de
contrôler, car l'affirmation des textes n'est rien sans le secours du
juge163 . La souveraineté des États au titre de
l'encadrement de l'entrée et le séjour des étrangers sur
leur territoire, n'empêche pas que le juge peut être
sollicité et soit ainsi confronté à cette encadrement. Le
juge est en effet le garant de la préservation du respect des
libertés fondamentales, notamment en ce qui nous concerne, le droit de
vivre en famille, plus particulièrement celui au regroupement
familial.
De plus, notons qu'il existe une multiplicité de
juridictions susceptibles d'être saisies164. De ce fait, les
juges européens notamment, ceux de la Cour européenne des droits
de l'homme et de la Cour de justice de l'Union européenne prennent des
décisions qui s'imposent aux juges nationaux du fait de leur
suprématie.
Il convient ainsi, dans cette seconde partie, d'une part,
d'examiner le regroupement familial sous l'angle du droit européen
(Chapitre 1). D'autre part, il sera question de l'étude
du contrôle juridictionnel du droit à être rejoint par sa
famille exercé par les juridictions internes (Chapitre
2),
163 Cf . H. LABAYLE, Le droit des étrangers
au regroupement familial, regards croisés du droit interne et du droit
européen, RFDA 2007, p. 102.
164 Nous faisons ici référence aux juridictions
européennes, telles la Cour EDH, la Cour de justice de l'Union
européenne et nationales parmi lesquelles le Conseil constitutionnel et
le conseil d'État .
Chapitre 1: Le contrôle du regroupement familial
par les juridictions européennes
Le droit des étrangers de mener une vie familiale
normale trouve aujourd'hui ses sources autant dans le droit communautaire et la
directive 2003/86 du 22 septembre 2003 relative au droit au regroupement
familial que dans le Préambule constitutionnel et la Convention
européenne des droits de l'homme. Les contrôles
opérés tant par la Cour de justice (Section 2),
sur la directive 2003/86 que par la Cour européenne des droits de
l'homme (Section 1) sur l'applicabilité de l'article 8
de la Convention méritent d'être développés.
Section 1 : Le contrôle exercé par la Cour
européenne des droits de l'homme
Il semble nécessaire, afin de constater qu'il existe
des violations de l'article 8, notamment par la directive relative au
regroupement familial, d'analyser la jurisprudence de la Cour européenne
des droits de l'homme à l'égard du regroupement familial et de
voir quelle est son interprétation de l'article 8 dans ce domaine.
L'article 8 § 1 dispose que « Toute personne a
droit au respect de la vie privée et familiale, de son son domicile et
de sa correspondance » . Ce droit au respect est
interprété conjointement avec le paragraphe 2 de l'article qui
énonce qu'il « ne peut y avoir ingérence d'une
autorité publique dans l'exercice de ce droit que pour autant que cette
ingérence est prévue par la loi et qu'elle constitue une mesure
qui, dans une société démocratique, est nécessaire
à la sécurité nationale, à la sûreté
des infractions pénales, à la protection de la santé ou de
la morale, ou à la protection des droits et libertés d'autrui
». La Cour, après avoir constaté que le cas posé
correspond au domaine de la « vie familiale », examine donc s'il y a
ingérence. Si telle est sa conclusion, elle opte pour une approche
analytique en examinant si cette ingérence est « conforme
à la loi », et « nécessaire dans une
société démocratique » au regard des
intérêts énumérés au paragraphe 2
(sécurité nationale, sûreté publique...) .
Si en principe, l'État ne peut s'ingérer dans
les relations familiales de l'étranger, la Cour a également
établi qu'il pouvait être tenu d'assurer le respect de ces
relations au moyen de dispositions législatives, réglementaires,
ou de tout autre moyen approprié. En effet, si « l'article 8 a
essentiellement pour objet de prémunir l'individu contre des
ingérences arbitraires des pouvoirs
publics, il ne se contente pas d'astreindre l'État
à s'abstenir de pareilles ingérences : à cet engagement
plutôt négatif peuvent s'ajouter des obligations positives
inhérentes à un respect effectif de la vie privée ou
familiale... »165. Cette interprétation de la Cour,
de l'article 8 permet donc d'imposer à l'État des obligations
plus contraignantes, dans la mesure où il n'aura plus uniquement des
obligations « négatives »166, mais également
des obligations « de faire »167. Selon la
Cour168 « les principes applicables à pareilles
obligations sont comparables à ceux qui gouvernent les obligations
négatives » Dans les deux cas, « il faut tenir compte
du juste équilibre à ménager entre les
intérêts concurrents de l'individu et de la société
dans son ensemble ». De même, « dans les deux
hypothèses, l'État jouit d'une certaine marge
d'appréciation »169. S'agissant des cas relatifs au
regroupement familial, la Cour européenne se fonde exclusivement sur les
obligations positives de l'État, et non sur son ingérence, afin
de constater la violation ou non de l'article 8 de la Convention
européenne. Dans ces affaires, la Cour contrôle que les
États ont effectivement levé tous les obstacles appliqués
par les pouvoirs publics à l'exercice du droit à la vie
familiale. Cela pourrait traduire une attitude protectrice à
l'égard du droit au regroupement familial. Cependant la jurisprudence de
la Cour européenne au regard du regroupement familial sera jusqu'en 2001
particulièrement restrictive. En effet, elle conclut à chaque
fois que l'État n'a pas failli à ses obligations positives et
qu'il a ménagé de façon équitable, après
avoir mis en balance, les intérêts des requérants et ceux
de l'État qui sont en général le contrôle de
l'immigration . Cette jurisprudence va néanmoins se trouver assouplie
par l'arrêt Sen de 2001 qui, même s'il ne pose toujours
pas que l'article 8 garantit un droit au regroupement familial, va
représenter une inflexion importante à la jurisprudence
antérieure de la Cour.
L'évolution de la jurisprudence de la Cour EDH dans ce
domaine montre que l'on passe d'une attitude restrictive
(§1), à une position plus protectrice du droit au
regroupement familial (§2). On relèvera notamment,
afin de mieux comprendre ces décisions, les différences
d'interprétation par rapport aux cas de dégroupement
familial170. En effet, dans ce domaine, la Cour analyse la rupture
de la vie familiale différemment qu'en matière de regroupement
familial, ce qui se constate par l'analyse de la jurisprudence
Ciliz171.
165 CEDH, 9 octobre 1979, Airey, série A,
n°32, p. 17 § 32-33.
166 Les obligations négatives sont des obligations de ne
pas faire incombant à un État
167 Les obligations de faire ou obligations positives qui
incombent à l'État
168 V. notamment CourEDH, 21 décembre 2001, Sen c.
Pays-Bas, req. n° 31465/96, §31.
169 V. également à ce sujet CourEDH, 19 juin 1996,
Gûl c. Suisse, Req. 232 18/94, §38 et CourEDH, 28 novembre
1996, Ahmut c. Pays-Bas, Req. n°21702/93, §63.
170 Dégroupement familial ou rupure de la vie familiale,
notamment pour des cas d'expulsion
171 CourEDH, 11 juillet 2000, Ciliz c. Pays-Bas, Req.
n°29192/95
48 § 1 : Une attitude restrictive vis à
vis du droit au regroupement familial
Il est d'abord essentiel de constater qu'il n'existe pas de
« droit au regroupement familial » formulé en tant que tel,
que ce soit dans le cadre de la Convention, ou dans la jurisprudence de la Cour
européenne. Celle-ci est même, dans un premier temps très
stricte dans ce domaine. Dans l'arrêt Abdulaziz de
1985172, la Cour pose que « l'article 8 ne saurait
s'interpréter comme comportant pour un État contractant
l'obligation générale de respecter le choix, par un couple
marié, de leur domicile commun et d'accepter l'installation de conjoints
non nationaux dans le pays » dans la mesure où en
l'espèce, « les requérantes n'ont pas prouvé
l'existence d'obstacles qui les aient empêchées de mener une vie
familiale dans leur propre pays, ou dans celui de leur mari ni des raisons
spéciales de ne pas s'attendre à les voir opter pour une telle
solution ». Elle juge qu'il n'y a pas de violation de l'article 8.
Nous pouvons donc conclure que, dès que la vie familiale peut se
construire ailleurs que dans l'État membre, ce sera aux
requérants de prouver le contraire , ce dernier ne viole pas l'article 8
en refusant une demande de regroupement familial.
Ce raisonnement est appliqué par la Cour alors
même que les faits pourraient justifier la délivrance d'un titre
de séjour pour raisons humanitaires. Dans l'arrêt Gûl de
1996, la Cour reprend le même raisonnement que dans sa décision
précédente. Elle pose que le litige a « trait non
seulement à la vie familiale, mais aussi à l'immigration. Or
l'étendue de l'obligation, pour un État, d'admettre sur son
territoire des parents d'immigrés dépend de la situation des
intéressés et de l'intérêt général.
D'après un principe de droit international bien établi, les
États ont le droit, sans préjudice des engagements
découlant pour eux des traités, de contrôler
l'entrée des non-nationaux sur leur sol »173 et, «
l'article 8 ne saurait s'interpréter comme comportant pour un
État l'obligation générale de respecter le choix, par des
couples mariés, de leur résidence commune et de permettre le
regroupement familial sur son territoire. Afin d'établir l'ampleur des
obligations de l'État, il convient d'examiner les différents
éléments de la situation ». Celle-ci paraissait
cependant relever ici d'un cas humanitaire. Il s'agissait de la demande de
regroupement familial du fils d'un couple de ressortissants turcs, M. et Mme
Gûl. Le mari ayant immigré en Suisse où il avait fait une
demande d'asile, sa femme l'avait rejoint quelques années après
pour raisons médicales graves, laissant son fils en Turquie. La demande
d'asile fut refusée mais M. Gûl obtint néanmoins
un titre de séjour pour raisons humanitaires. Le regroupement familial
de son fils ayant également été refusé, il saisit
alors la Commission européenne des droits de l'Homme qui conclut
à une violation
172 CourEDH, 28 mai 1985, Abdulaziz c. Royaume-Uni, req.
n°9214/80.
173 V. arrêt Abdulaziz préc.
de l'article 8, ce que la Cour européenne rejeta
à dix sept voix contre deux. La Cour, pour arriver à cette
conclusion, avait comme dans l'arrêt Abdulaziz,
apprécié les faits afin de déterminer si la venue du fils
de M. Gûl en Suisse constituait le seul moyen de
développer une vie familiale ; dans quelle mesure la famille «
Gûl » pouvait reconstruire une vie familiale ailleurs.
L'appréciation des faits par la Cour européenne est
particulièrement « sévère ». Il est
nécessaire de relever tout d'abord, que selon une « attestation
établie par un spécialiste de médecine interne de Pratteln
et datée du 31 mars 1989, un retour en Turquie s'avérait
impossible pour Mme Gûl et risquerait même de lui être fatal
eu égard à son grave état de santé ».
D'autre part, cette dernière a donné naissance à une
fille ayant toujours vécu en Suisse. Enfin, M. Gûl vit
depuis plus de dix ans en Suisse et possède un titre de séjour
pour raison humanitaire, au regard notamment de son état de
santé. Cependant malgré ces éléments, la Cour
déclare qu'en s'installant en Suisse, « M. Gûl a
été à l'origine de la séparation avec son fils
», et que concernant l'état de santé de Mme
Gûl, « il n'est pas démontré que par la
suite, elle pouvait disposer des soins médicaux adéquats dans les
hôpitaux spécialisés en Turquie ». Elle conclut alors
que « compte tenu de la durée de leur séjour en Suisse, un
retour en Turquie des époux Gûl ne s'annonce certes pas facile,
mais il n'existe pas à proprement parler d'obstacles au
développement d'une vie familiale en Turquie »
La Cour européenne paraît donc plutôt
conciliante avec les États en matière de regroupement familial.
Dès que la vie familiale peut être reconstruite ailleurs, il n'y a
pas violation de la part de l'État membre de l'article 8 de la
Convention européenne des droits de l'homme, ce qui, au regard de ces
décisions, semble toujours le cas, car même dans des situations
où le retour paraît très délicat, voire impossible,
la violation de l'article 8 n'est toujours pas constatée. Cela se
confirme dans un arrêt Ahmut de 1996174. Il
s'agissait du cas du regroupement familial d'un enfant aux Pays-Bas dont la
mère était décédée et dont le père ,
M. Ahmut, était résident aux Pays-Bas depuis de
nombreuses années. La Cour considère dans cet arrêt
qu'alors même que M. Ahmut a la nationalité
néerlandaise, vit depuis plus de dix ans aux Pays-Bas et y tient un
commerce depuis plusieurs années, celui-ci « ne se trouve pas
empêché de maintenir le degré de vie familiale qu'il a
lui-même choisi lorsqu'il a émigré aux Pays-Bas, et il n'y
a pas non plus d'obstacle à son retour au Maroc »
La Cour déclare que, certes « M. Salah
préfèrerait maintenir et intensifier ses liens familiaux »
avec son fils aux Pays-Bas, mais que « l'article 8 ne garantit
pas le droit de choisir le lieu le plus approprié pour développer
une vie familiale ». Dans ces conditions, après avoir mis en
balance les
174 CourEDH, 28 novembre 1996, Ahmut c. Pays-Bas, req.
n°21702/93
intérêts des requérants et ceux de
l'État défendeur à contrôler l'immigration, la Cour
conclut que l'équilibre ménagé par les autorités
néerlandaises a été équitable.
La reconnaissance d'un droit au regroupement familial de ces
trois décisions semble impossible. On relève également,
que dans ces arrêts, l'intérêt de l'enfant n'a pas
été pris en considération. La Cour conclut indirectement
que, la vie familiale ayant été volontairement rompue par le
parent qui est venu s'installer sur le territoire de l'État membre, il
doit désormais assumer ce choix : soit maintenir la vie familiale telle
qu'elle est, c'est à dire « à distance », soit
retourner dans le pays d'origine. Elle vérifie que l'enfant
possède encore une personne de sa famille dans le pays d'origine et y a
vécu la majeure partie de sa vie pour conclure qu'il n' y a dès
lors pas de nécessité à ce qu'il rejoigne ses parents dans
l'État membre.
Afin de mieux comprendre la jurisprudence de la Cour
européenne, il est intéressant de soulever à propos de
l'intérêt de l'enfant, que la Cour y accorde plus d'importance
dans les décisions liées à l'expulsion. La Cour opte alors
pour une position très différente, notamment vis à vis de
l'intérêt de l'enfant. Contrairement à sa jurisprudence sur
le regroupement familial, elle semble faire prédominer
l'intérêt de l'enfant et la réunion de la famille, sur les
intérêts propres à l'État. Elle a donc une
interprétation sensiblement différente de l'article 8 selon le
domaine dans lequel on se trouve . C'est ce que l'on constate dans la
jurisprudence Ciliz. En l'espèce, il s'agissait du cas d'un
ressortissant turc, arrivé aux Pays-Bas, qui s'était marié
à une compatriote résidant légalement dans cet État
et avec qui il eut un fils. Il obtint un titre de séjour du fait de son
mariage lui permettant de résider indéfiniment aux Pays-Bas.
Divorçant quelques années plus tard, il demanda alors un titre de
séjour indépendant lui permettant de travailler. Il lui fut
accordé mais non renouvelé car il percevait à
l'époque des allocations chômage. La Commission consultative des
étrangers « tout en considérant qu'il y avait une vie
familiale [...] estima que l'ingérence était justifiée au
regard de la nécessité de protéger le bien-être
économique du pays ». Par ailleurs, d'autres
éléments rentraient en compte notamment le fait que M.
Ciliz ne voyait son fils que de façon
irrégulière, et qu'il ne « contribuait
qu'irrégulièrement aux frais afférents à son
entretien et à son éducation » . Cette analyse fut
reprise par les différentes instances juridiques des Pays-Bas qui
déboutèrent M. Ciliz des différents recours
formés175
La Cour européenne se prononça différemment.
Elle a constaté que le lien entre le requérant et
175 V. notamment CourEDH, 26 mai 1994, Berrehab et Keega c.
Irlande, série A n°290, p.19, § 50.
son fils s'analysait en une « vie familiale ». Elle
a rappelé sa jurisprudence antérieure en observant « qu'il
ne peut faire aucun doute qu'un lien s'analysant en une vie familiale au sens
de l'article 8 § 1 de la Convention existe entre les parents et l'enfant
né de leur mariage » et que pareille relation ne prend pas fin en
cas de séparation ou de divorce, car cela entrainerait comme
conséquence que l'enfant cessât de vivre avec l'un de ses parents.
Alors même que le requérant n'a pas fait beaucoup d'efforts pour
voir son fils pendant la période immédiatement postérieure
à la séparation, le contact fut rétabli après. Il
n'y a donc pas rupture des liens de « vie familiale » entre le
requérant et son fils. La Cour, contrairement au cas de regroupement
familial, examine ensuite s'il y a ingérence de la part de l'État
et si celle-ci remplit les conditions de l'article 8 § 2. Si cette
ingérence est prévue par la loi et peut être
légitimée par le « bien être économique »
elle n'est cependant pas « nécessaire dans une
société démocratique ».
L'intérêt de l'enfant semble donc être
davantage pris en compte. Pourquoi alors, la Cour qui semble plutôt
protectrice des droits de l'enfant et de l'unité familiale dans cette
décision opte pour une position beaucoup plus sévère
à l 'égard de ces mêmes droits dans sa jurisprudence sur le
regroupement familial ? Cela peut s'expliquer par la différence de
situations que présentent ces jurisprudence. En effet, dans
l'arrêt Ciliz, la vie familiale était déjà
constituée auparavant sur le territoire de l'État membre alors
que dans le cas d'un refus du regroupement familial elle se situe au niveau de
l'empêchement de la constitution future d'une vie familiale sur le
territoire de l'État membre. L'intérêt de l'enfant n'est
pas considéré de la même manière selon que l'enfant
a toujours habité sur le territoire de l'État membre ou demande
de s'y installer. Cette jurisprudence, favorable à
l'intérêt de l'enfant, ne peut cependant pas être
invoquée au regard de la directive sur le regroupement familial.
|