Chapitre II : L'édification du
mémorable
Dans une société d'oralité, un dispositif
est mis pour éviter les atteintes et les érosions du temps. Elle
évite de s'abimer dans l'oubli. La temporalité historique est
« marquée », domestiquée pour inscrire un
sens que la mémoire peut se réapproprier
définitivement.
I. Les « sacs à
paroles »
Cette édification s'appuie sur les griots,
« les sacs à paroles ». Ils arrachent à la
mémoire, à l'oubli des actes et des événements
promus au rang du mémorable. Ils gèrent et transmettent la
mémoire. Ils sont des gardiens qui révèlent ce qu'ils
veulent bien révéler. (cf à l'épopée
mandingue : Livrer les clés des douze portes du mandingue.
« L'ex-tase du quotidien » est un autre
mode d'édification du mémorable. Le récit de la tradition
orale donne l'impression d'immenses fresques, une mise en scène
gigantesque. Le cadre, l'espace avec les personnages et faits sont
hors-normes.
Ainsi, on donne à retenir un sens par la magie du
verbe, une cristallisation en un certain nombre de paradigmes. La mise en
scène permet de rejouer indéfiniment la pièce.
L'épopée illustre bien ce cas de figure car elle est le lieu de
prédilection du discours historique. L'extraordinaire s'érige en
norme pour des hommes ordinaires. La frontière n'est plus perceptible
entre réel/imaginaire/merveilleux. Le quotidien banalisé est
évanescent, insignifiant, mortel. C'est pourquoi il y a
procédé de grossissement, un changement de plan et
d'échelle.
L'incursion du fantastique et du merveilleux dans le quotidien
est une façon d'arracher celui-ci de la banalité. La tradition
est donc une machine à débanaliser pour fabriquer du
mémorable.
II. L'épique : pour rendre l'histoire
« plus épique »
« Un plus historique » est produit, dans
une civilisation d'oralité pour que « l'histoire »
puisse se constituer. L'exemple de Cheik Aliou Ndao26 est
cité dans la préface de sa pièce de théâtre
L'Exil d'Albouri.
L'existence de l'épique pose des préalables. Il
faut des « guerriers », « des clercs et
prêtes » (autorité
médiatique), « un milieu populaire où règne
l'oralité », « des classes
spécialisées pour dire les hauts faits ».
L'influence de l'écrit génère un mode
d'organisation de la mémoire qui devient seul crédible. Le
rapport Ecrit/Oral s'y pose en système d'exclusion. Le Pr Diagne invite
à éviter les pièges et errements qui guettent le chercheur
africain « formé à la normativité »
car ii y a « perte de la situation de performance »,
l'oralité primitive ; la production « soumise un
à travail de transcription et de traduction » ; le
« danger si le griot lui narre une épopée dont ses
ascendants sont les protagonistes.
Dans une autre perspective, il montre comment les
maîtres de vérités traitent l'histoire en amorçant
un divorce avec celle-ci et en changeant de perspective. L'histoire est
amplifiée par la démesure du souffle épique.
III. L'encre du scribe est sans
mémoire
S'appuyant sur Phèdre27, le Pr Diagne
évoque le caractère évanescent que l'écriture
induit dans la mémoire de ceux qui auront acquis la connaissance. La
confiance à l'écriture les empêche d'exercer leur
mémoire. C'est dire que dans une civilisation d'oralité l'absence
d'image visuelle est compensée par les ressources du verbe.
L'épopée « ré-invente » l'histoire par
le biais d'un « art », d'une
« mythologisation ».
Dans sa démarche, l'épopée dilate
l'espace et le temps, les personnages et les actions pour créer des
noeuds ou des replis pour l'« enfler » et le
« marquer ». « C'est une machine à
fabriquer l'exceptionnel pour instaurer du mémorable ». De ce
fait, l'action héroïque conditionne le mémorable qui en est
l'instance d'archivage. Lorsque le mémorable est imprimer, la perte
esthétique et dramatique est considérable.
IV. Le théâtre et son double
Le projet de l'épopée est d'assumer la
promotion, la gestion et la transmission du mémorable historique.
L'histoire est maintenue à une dimension « à hauteur
d'homme » mais les faits et personnages sont hissés à
un niveau surhumain pour mieux impressionner et alors prendre la
crédibilité.
Une réécriture de l'histoire est visible avec
une puissance mystique comme adjuvant de taille pour triompher. Le dialogue des
hiboux dans l'épopée mandingue est cité par le Professeur
de philosophie.
Le résultat auquel aboutit l'épique se
révèle dans sa capacité à soustraire les hommes aux
menaces de l'oubli et de donner sens et direction à leur existence
actuelle
Chapitre III : Les usages
du passé
Le passé est la préfiguration de l'avenir. On se
rappelle le passé pour deux causes principales. C'est d'abord une
filiation aux ancêtres dont on se réclame. Du coup, ce rappel,
rôle des généalogies, dit l'origine et légitime le
rang occupé. Ensuite, cette anamnèse du passé a la
prétention de construire une renommée égale à celle
des ancêtres. C'est comme un nouveau départ pour les
ancêtres.
I. De l'intérêt que l'on prend à
l'histoire
Empruntant l'expression « usage du
passé » à Moses FINLEY28, Mamoussé
Diagne, affirme qu'on se sert du savoir de son passé pour édifier
un présent ou projeter un avenir. La fonction d'archivage le rend
disponible intellectuellement.
Les individus et les sociétés qui se souviennent
ne retiennent ni ne restituent tout ce qui advient. Avec Jean
BAZIN29, on découvre que seuls les faits
« marquants » sont mémorisés. Ce qui se met
en place déborde la pure connaissance des faits historiques pour
concerner leurs significations fondamentales. Le récitant offre un
miroir où on « se reconnaît, se complaît et
se glorifie » pour reprendre le mot de L. KESTELOOT et Bassirou
DIENG30. Elle
renchérit : « l'épopée propose des
modèles, des héros, des valeurs et des
anti-valeurs ».
Dans ce sens, l'évocation du passé permet
d'abolir une distance temporelle, de résorber l'écart entre morts
et vivants. En même temps, on prend à témoin les
ancêtres en refusant de ne point trahir la descendance.
La généalogie fonde l'origine d'un droit :
ce qu'on doit faire en fonction de ce qu'on est. C'est une revendication et une
demande de reconnaissance d'une légitimité. La
généalogie est ainsi l'équivalent moderne d'un fichier
d'identité avec une mention particulière.
Aussi, la devise, considérée comme la
« petite histoire dans la grande » garde une fonction
signalétique. Elle présente un personnage et peut être vue
comme une carte de visite verbale, un curriculum vitae oral individualisant.
Christiane SEYDOU et Jacques DERRIDA corrobore cette idée. Le dernier
cité, par un jeu de mots avance que la devise
« tient-lieu » de ce que la personne a le plus essentiel,
c'est un « lieu-tenant » de la personne.
La devise représente un programme incarné dans
une conduite. C'est d'ailleurs ce qui se révèle dans le
face-à-face nocturne des rois sorciers, par hiboux interposés. Le
futur maître du Manding est d'abord un maître de langue, un expert
dans la confection des devises. Son royaume est d'abord verbal. La puissance
mystique transite lui-même par le verbe.
II. Le panthéon verbal
La renommée, le « nom » permet de
conférer ou de refuser la valeur d'une existence. Le « grand
nom », détaché de celui qui le porte poursuit une sorte
de vie autonome. C'est ce qui le rend apte à continuer de retentir comme
un roulement de tambour intemporel.
De là, le philosophe constate que le groupe social ou
la collectivité est convoqué par le griot qui évoque les
généalogies à titre de témoin comme validation ou
reconnaissance de la place revendiquée. Evoquer ses ancêtres,
c'est par leur entremise, se voir reconnue une dignité qu'en principe on
doit tout faire pour mériter. La grandeur qui naît d'un tel
comportement rehausse l'individu en lui attribuant un « grand
nom » qui renvoie à un acte sans précédent. Le
grand nom est privé comme le chant qui le célèbre.
Ainsi naît la renommée et l'homme de renom est
un homme prévisible par définition : ses actes ne peuvent
s'écarter d'un code, sous peine de disqualification. Le Professeur
rappelle l'offre généreuse de Cheikh Amadou Bamba à Lat
Dior consistant à rester à ses côtés. A cause de la
réputation que tout le Cayor et le Baol ont attachée à son
nom, il décline l'offre. L'homme au grand nom est quelqu'un qui ne
s'appartient plus. Le nom est quelque chose qui est conféré, on
doit rendre des comptes à ceux qui le décernent.
Les gardiens de la tradition travaillent par leur art la
matière épique pour qu'elle soit institutionnalisée et
devînt pourvoyeuse de références. Il s'agit alors de faire
émerger de « grandes figures »permettant de lier
faits et valeurs
Le « gommage » du contexte de
certains événements, le flou instauré par la distance
autour des faits et des personnages, l'arasement des différences
aboutissent à l'émergence de « types ». En
assurant les conséquences qu'entraine sa volonté de rendre
« l'histoire plus historique », le mémorable oral
déleste celle-ci de beaucoup de faits empiriques relevant de
l'historicité concrète.
Le récit épique ne se contente pas de promouvoir
des valeurs. Elle les codifie et procède à leur
hiérarchisation.
Beaucoup de récits expliquent le comportement de la
femme dans la sphère conjugale. Ce comportement est convoqué
comme explication et fondement ultime de la fortune d'un fils. Le serment
maternel constitue un ressort important de la dramatisation surtout pendant les
moments précédents les guerres et les entreprises
périlleuses : bataille de Guillé ; bataille de Gouy
ndiouli ; le Cid.
Le courage ne réside pas dans le simple mépris
de la mort-qui pourrait être assimilé à l'insouciance ou
à la témérité-mais dans ce qui fonde une telle
attitude : l'exaltation des valeurs sans lesquelles la vie perdrait tout
sens. Tout comportement découle d'un pacte signé avec le
système structuré des valeurs autour duquel se bâtit le
profil héroïque.
Le code des valeurs peut, de ce fait, se concevoir comme une
galerie de portraits types dont chacun assure un aspect essentiel du
système global que la société globale met en avant. La
position de Mbaye GUEYE31 conforte le Professeur Diagne lorsqu'il
déclare : « la tradition orale est la première
institutrice de la collectivité, son intention primordiale n'est pas de
reconstituer le passé dans ses rythmes et ses ruptures, mais d'exalter
plutôt ce qui est chargé de grande valeur humaine. »
III. L'anamnèse reconstruite
L'édification, la gestion et la transmission du
mémorable social sont liées à des stratégies de
pouvoir plus ou moins visibles. La question décisive est donc celle des
modes d'être du mémorable oral, en rapport avec les
différents enjeux.
La gestion de la mémoire dans certaines
sociétés peut relever d'individus ou de groupes
spécialisés. L'éclairage de S. B. DIAGNE32 et
de Régis DEBRAY33, Ivan BARGNA34.
Les techniques de gestion et de transmission du symbolique
sont les moyens par lesquels se fait la dramatisation de la vie politique d'une
société.
Les groupes, communautés ou classes aristocratiques ont
seuls intérêts à se remémorer des
événements qui avaient de l'importance à leurs yeux. C'est
de cette façon que l'on convertit un souvenir en tradition publique
qu'il fut vrai ou faux. L'objectif est de rehausser le prestige, garantir un
pouvoir ou justifier une institution. L'histoire devient comme
« palimpseste, écrit et réécrit aussi souvent
qu'il était nécessaire. » Big Brother d'ORWELL
Pour le Pr. Diagne ce qui résulte de ces
réécritures, c'est justement la capacité à
identifier celle d'être les traditions qui est sortie victorieuse de ses
confrontations avec les autres.
Quand l'implication du récitant dans le jeu social se
traduit en oubli, c'est une sanction pour le tribunal de la mémoire
orale car on a affaire à des anti-modèles et de l'indicible. Le
Professeur conclut que toutes les variables sont
« vraies », dans la mesure où chacune d'elle traduit
un point de vue et une « posture » qui engagent le sens
d'une existence. Le parallélisme dressé entre le conte et
l'épopée par Bassirou DIENG et KESTELOOT35 donne
raison au philosophe. Elle soutient qu'au fond « si
l'épopée est l'histoire des rois, le conte serait l'histoire du
peuple gouverné par ces rois ». Le conte privilégie
l'axe horizontal (il est plus démocratique) alors que
l'épopée privilégie l'axe vertical (elle est plus
aristocratique). L'épopée met en branle une stratégie
sociale qui lui permet d'être « mobilisatrice »,
surtout les moments de doute et de besoin de valeurs. Le conte renvoie à
une stabilité, un luxe, un divertissement, une détente.
L'épopée devient un réservoir de modèles
destiné à la formation des leaders d'une société.
Leur fonction politique est nette : ils ont pour but
« d'instruire, d'exalter le nationalisme, de réactualiser
l'idéologie ».
La mémoire épique retient ce qui est
mémorable. Ce dernier ne coïncide pas forcément avec la
victoire. La mort glorieuse plus mémorable que la victoire, est la seule
façon de vaincre son vainqueur, ou tout au moins, de partager avec lui
les lauriers de la gloire et les tambours de la renommée. Avec
Charlemagne et ces deux échecs de l'expédition sur Saragosse, la
conscience populaire évacue le traumatisme d'une bataille perdue au
moyen d'une « chanson »par la magie de laquelle
« l'échec se transforme en victoire ».
Les blessures de l'esprit ne laissent pas de cicatrices pour
parler comme Hegel ou elles cicatrisent admirablement dans une civilisation
d'oralité.
On retiendra de ce parcours que l'édification du
mémorable est un processus de sédimentation et d'ajustements au
terme duquel se met en place ce qu'un groupe reconnait et commémore. Ce
souvenir a pour fonction de fonder et de refonder : le consensus
social.
Le temps constitue la menace principale pour une civilisation
orale, pour y parer elle développe un ensemble de stratégies
discursives originales.
L'édification du mémorable privilégie
l'épique. Le grossissement et l'intervention du merveilleux à
forte dose dans la mise en scène permettent d'arracher les faits et les
personnages à la quotidienneté dans la quelle ils risquent de se
dissoudre.
La gestion de cette histoire constituée est
confiée aux gardiens de la mémoire. Par l'emploi de techniques
appropriées, ils placent en perspective le mémorable et
règlent le jeu des acteurs qui sont les grands noms du passé. Ces
derniers constituent des modèles de référence. La
tradition élève les grands hommes et leurs hauts faits au rang de
paradigmes offerts à l'admiration et à l'imitation de la
postérité.
Les décalages opérés donnent à
lire l'histoire en termes de signification plus qu'en termes de faits. Le
résultat est la production d'un espace de représentation
où se récapitule l'idéologie de la société.
La dramatisation intervient par l'entremise du « maître de
la parole » pour une mise en scène. Il mobilise la magie du
verbe, pour faire « rejouer » l'histoire.
L'épopée n'est une machine efficace à
capturer le temps que parce que, à des événements et
à des acteurs hors pair, elle assure une prise en charge qui mobilise
toutes les ressources en langage.
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