L'apprentissage du langage et le bilinguisme précoce chez les jeunes enfants au sein des familles migrantespar Mina Borelli ENSEIS Haute Savoie - Diplôme d'Etat d'Educateur de Jeunes Enfants (DEEJE) 2020 |
PARTIE II : LA PHASE EXPLORATOIREI. Tour d'horizon des notions abordées En rappel, mon questionnement est : comment accompagner l'apprentissage du langage, notamment dans les situations de bilinguisme précoce chez les jeunes enfants, au sein des familles migrantes ? Cette question amène plusieurs notions que je vais commencer par présenter, en rappelant le public sur lequel porte cette recherche. Le premier aspect de ce questionnement est l'accompagnement. C'est un terme très répandu, notamment dans le champ du travail social. Où chaque acteur (professionnel et public) peut par ses nombreuses utilisations, avoir une vision différente de ce terme, de ce qu'il implique dans un cadre professionnel et de ses limites. Accompagner c'est, selon le dictionnaire le Petit Robert, « Se joindre à (qqn) pour aller où il va en même temps que lui. », « Soutenir, assister (qqn). ». Dans le cadre de cette recherche, l'accompagnement auquel je ferais référence est une position de soutien du professionnel auprès de l'enfant et de sa famille dans l'acquisition du langage par l'enfant. Aussi à l'ajustement du professionnel auprès de ce développement de la petite enfance, de l'enfant qu'il accompagne, de sa famille et de ses spécificités. Quand je parle de spécificités de l'enfant, je pense à son âge, ses stades de développement, l'environnement dans lequel il évolue (rural, urbain, pays), notamment son environnement familial et social (couple parental, fratrie ou enfant unique, groupe social d'appartenance de la famille, socialisation de l'enfant avec ses pairs). L'immigration est une des spécificités ayant une influence sur la construction de la famille et la construction de l'individu, parent ou enfant. Au sein de l'AME m'accueillant en stage, le public accompagné est composé presque uniquement de mères avec un parcours migratoire. La plupart d'entre elles viennent d'Afrique Subsaharienne ou d'Afrique de l'Ouest (Guinée, Sénégal, Congo, Côte d'Ivoire). Pour la grande majorité de ces femmes, le voyage migratoire a débuté lors de leurs adolescences ou années de jeunes adultes. Les conditions de ces voyages varient entres les femmes, selon leur région d'origine, période de voyage et selon le trajet emprunté, impliquant différentes réactions et effets au niveau de la psychologie des personnes. Ces femmes ont débuté cette migration avec l'idée de conditions de vie meilleure, dans le but de fuir des violences dans leur pays d'origine, avec l'idée d'étudier, de rejoindre leurs familles ou pour des raisons économiques. Leurs récits des conditions de vie au pays et durant le voyage migratoire retracent des violences diverses et multiples (physiques, psychiques, sexuelles, administrative, intra-familiale). Ces femmes peuvent aussi parler des manques 8 qu'elles ressentent : l'envie de revoir les membres de leurs familles restées au pays, de certaines coutumes et habitude, notamment autour de la maternité ou simplement de la nourriture. Ces conditions de vie, les violences et les risques subis, les psycho-traumatismes qui en résultent se mêlent donc à des sentiments d'exil et de manque pouvant rendre l'installation et l'adaptation des individus dans le pays d'accueil plus difficile. Une des principales composantes de la culture et de l'entrée en relation, notamment sociale, est le langage. Ces personnes sont dans un processus d'intégration, avec pour certaines, l'apprentissage du français. Dans le même temps, ces changements peuvent pousser les personnes à se retourner vers ce qui est connu, pour répondre à un besoin d'appartenance, d'identité. Pour préciser ces thématiques, nous aborderons dans un premier temps le sujet de l'immigration et de l'arrivée en France comme pays d'accueil. Par la suite nous évoquerons le langage d'un point de vue psychologique et sociologique, et plus précisément l'apprentissage du langage par le jeune enfant en le liant aux développements psycho-affectif et social. Enfin, nous nous pencherons sur le lien entre le langage et son développement dans un contexte familial baigné par différentes cultures et différentes langues. II. L'immigration et les familles migrantes, en France L'immigration est « l'action de venir s'installer et travailler dans un pays étranger, définitivement ou pour une longue durée. » (CNRTL, Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales). Les termes migrant et immigré sont fréquemment utilisés dans les médias, pour autant le terme migrant n'a pas de définition juridique à ce jour. Le terme immigré fait référence à la « personne qui se rend dans un pays autre que celui de sa nationalité ou de sa résidence habituelle, de sorte que le pays de destination devient effectivement son nouveau pays de résidence habituelle » (adapté de Département des affaires économiques et sociales des Nations Unies, Recommandations en matière de statistiques des migrations internationales (1999), p. 10, définition de « migrant de longue durée »). Dans le cadre de cette recherche, nous nous intéresserons aux familles issues de l'immigration c'est-à-dire : que les parents et les enfants sont immigrés, où dans le cas ou les parents ont immigrés et les enfants sont nés, ont grandi en France et font donc partit de la deuxième génération migratoire. Et au bilinguisme dans la famille : intra-familiale (deux langues au sein de la famille), ou bien une langue utilisée au sein de la famille, différente de celle utilisé par la société d'accueil (comme dans la situation de la famille amené précédemment : la langue de la famille, le Soussou, différente de la langue nationale, le français)
La France est un pays qui a connu de nombreuses phases de migration sur son territoire par son passé et s'expliquant par son contexte économique, politique, sa position géographique et la diversité du territoire. Au début du XXème siècle, la France est le premier pays d'immigration en Europe (Cour des Comptes, 2004). L'immigration a été majoritairement composé de personnes originaires de pays européen (Belgique, Italie, Portugal, Espagne) durant le 19ème siècle et le début du 20ème siècle, l'immigration se mondialise par la suite, notamment avec les processus de décolonisation. Après la seconde guerre mondiale, le Conseil National de la Résistance soutient l'immigration et proclame deux ordonnances concernant l'immigration et l'accès à la nationalité: l'ordonnance du 19 octobre 1945, qui définit les conditions d'accès à la nationalité française en se basant sur le droit du sol et le droit du sang ; puis l'ordonnance du 2 novembre 1945 relative aux conditions d'entrée et de 9 2 Le HCR est l'Agence des Nations Unies pour les réfugiés 10 séjours des étrangers en France qui met en place les premiers droits écrits de l'immigration, notamment l'immigration de travail. L'immigration de travail est considérée comme la norme par les institutions françaises pendant des décennies (id), on observe notamment la création en 1956 de la SONACOTRA (Société Nationale de Construction de Logements pour les Travailleurs). Dans les années 80, c'est l'immigration familial qui prend le dessus, avec la suspension de l'immigration de travail en réponse à la crise que traverse la France en 1974. Le regroupement familial implique la venue et la création de familles, alors que jusqu'alors, la population immigrante était composée majoritairement d'hommes seuls. Selon le Rapport public sur l'accueil des immigrants et l'intégration, cette longueur à reconnaitre l'installation des populations en France, les enjeux et leurs besoins ont retardé la mise en place de politiques publiques nationales et la définition d'objectifs clairs. Les lois et politiques publiques qui cadrent l'immigration et l'intégration sont en évolution constante, tant au niveau international, de l'UE que national et influencé par les politiques en place. La loi du 18 février 2016 modifie le système d'immigration français : elle favorise l'ouverture et l'accueil des étrangers en favorisant leurs droits et en élargissant les possibilités d'accès à la nationalité française. La dernière loi en date, porté au parlement en février 2023, promouvoit l'immigration de travail par la mise en place d'un titre de séjour spécifique, cadre les conditions d'éloignement et l'institution de la CNDA (Cour Nationale du Droit d'Asile). Il renforce aussi les conditions d'accès à la régularisation sur le territoire français renouvelant la de démontrer de « compétences minimales dans l'expression en langue française » (informations tirées de la présentation du projet de loi du même nom, sur vie-publique.fr, consulté le 15/02/2023) dès lors des premières demandes de carte de séjour pluriannuelle, et la possibilité d'accéder à des formations en Langue Etrangère (FLE) dans le cadre professionnel. 3. Intégration des populations en France et importance porté à la langue L'intégration est définie sociologiquement comme la « phase où les éléments d'origine étrangère sont complétement assimilés au sein de la nation tant au point de vue juridique que linguistique et culturelle, et forment un seul corps social » (définition de l'intégration, CNRTL). Emile Durkheim pense que l'intégration est composée de différentes modalités qui sont culturelle, normative, communicative ou fonctionnelle et en référence comportements et normes propres à chaque groupe social, que ce soit une société, une communauté ou un groupe d'appartenance plus restreint. C'est un processus composé, selon Robert Park, de quatre étapes : la compétition, le conflit, l'accommodation et l'assimilation sur du plus long terme (Race and culture (1950), Robert Park). L'intégration est 11 l'apprentissage par un individu ou un groupe de ce qui fait culture et fait société, au sein d'un groupe qui n'est pas le leur originellement. On peut aussi reconnaître la multiplicité des identités et des appartenances des individus. Il est alors important de pouvoir les reconnaître et intégrer les spécificités de chacun dans la composition de la société. C'est aussi ce que nomme Dominique Schnapper comme « l'intégration de la société dans son ensemble » (D. Schnapper, Qu'est-ce que l'intégration ?, Paris, Gallimard, 2007, p. 16.). Le parcours migratoire comme l'intégration au sein d'une nouvelle société nécessite pour les personnes arrivantes de réaliser des apprentissages multiples et dans tous les champs de leur vie quotidienne (langue, emploi, habitudes, réseau et normes sociales). Pour poursuivre ce but, plusieurs dispositifs ont été créés dans l'objectif de soutenir l'intégration et favoriser l'interculturalité en France. Différents offices ayant pour but l'intégration administrative, sociale, professionnelle, ou au niveau de l'éducation sont mis en place progressivement (comme l'OFPRA, Office Français de Protection des Réfugiés et Apatrides ; OFII, l'Office Français de l'Immigration et l'Intégration, ...). Parmi les dispositifs mis en place : le Contrat d'Accueil et d'Intégration (CAI) est créé en 2003, en direction des primo-arrivants sur le territoire français. Il est rendu obligatoire en 2007, et est étendu aux familles, induisant aux parents de « veiller à la bonne intégration de leurs enfants » ( Vie-Publique.fr, 2022). Il est remplacé en 2016 par le Contrat d'Intégration Républicaine (CIR), qui vise à « la compréhension des valeurs et principes de la République ; l'apprentissage de la langue française ; l'intégration sociale et professionnelle ; l'accès à l'autonomie » (id). En référence à la définition de l'intégration qui nomme le langage comme une de ces composantes, l'apprentissage du français est une des demandes et des obligations faites dans le cadre des démarches administratives et de l'insertion socio-professionnelle. Pour arriver à cet objectif des dispositifs sont mis en place comme les formations au Français Langue Etrangère (FLE) proposées par différents organismes et associations., comme le collectif d'associations « Français pour tous ». Au sein de ce collectif, on retrouve la Cimade, qui explique sur son site que l'apprentissage du français comme langue du pays d'accueil des personnes arrivantes « permet à chacun·e de mieux comprendre l'environnement dans lequel il ou elle vit ; elle favorise l'autonomie, et l'accès aux droits et à la culture. ». III. Le langage et son apprentissage par le jeune enfant Dans un premier temps, nous donnerons une approche sociologique et linguistique du langage. Le langage est sujet à de nombreuses définitions : il est défini comme une « manière 12 de s'exprimer » et comme étant le « choix des termes lorsqu'on s'adresse à quelqu'un » par le Larousse. Le dictionnaire le Robert précise sa fonction comme étant celle « d'expression de la pensée et de la communication entre les humaines, mise en oeuvre par la parole ou l'écriture ». Il propose aussi de voir le langage comme la « façon de s'exprimer propre à un groupe ou à un individu », intégrant ainsi l'idée de variations linguistiques et l'existence de plusieurs langages. Comme toute forme de communication, le langage est produit par un émetteur et est en direction du destinataire dans le but de transmettre une information. C'est un mode de communication symbolique par l'évocation du monde, de concepts à travers des mots ou des signes gestuels, appelés signes en linguistiques, sans rapport naturel entre l'idée et le mot exprimé. Ce rapport est nommé « valeur référentielle », insinuant que sa signification est partagée par l'ensemble du groupe. Selon NJ. Cohen3, dans sa recherche sur « l'impact du développement du langage et les développements psychosocial et affectif des jeunes enfants » (2005), le langage se distingue en deux. Le langage structurel (la phonologie, la sémantique et la grammaire) et la communication pragmatique (comportements communicatifs : équilibre des échanges, communication non verbale, compétences d'expression et de compréhension des discours, ...). Ces compétences sont liées à celles acquises lors de la socialisation première et secondaire et lors des apprentissages faits par l'enfant, et donc ses développements psycho-affectif et psychosocial. 1. Les théories de l'acquisition du langage par l'enfantL'apprentissage du langage par les jeunes enfants est un domaine de recherche spécifique. Différentes théories existent sur ce sujet. Les principales théories sont celle dite nativiste, pensée par Noam Chomsky4, et la théorie socioculturelle. Ces théories se sont confrontées lors du débat à Royaumont en 1973 réunissant Noam CHOMSKY et Jean PIAGET5. Selon Noam Chomsky l'apprentissage du langage a lieur grâce à un « dispositif inné d'acquisition du langage » qu'il appelle le LAD (Language Acquisistion Device) (Noam Chomsky, dans Syntactic Structures, 1957) sous la forme d'un système neurologique spécialisé dans le langage. Cet appareil neurologique serait présent dès la naissance de l'enfant et à l'origine des capacités de communication de l'individu. La théorie nativiste 3 NJ. Cohen : directeur de recherche au centre de santé mentale pour enfants de Hincks-Dellcrest 4 Noam Chomsky (1928- ) : linguiste américain 5 Jean Piaget (1896-1980) : biologiste, pédopsychiatre et psychologue suisse 13 soutien aussi l'existence d'une grammaire universelle (universaux du langage : existence des phrases, des types de mots, de l'organisation des énoncés) inscrite dans notre patrimoine génétique et permettant le développement des capacités langagières et des schémas de communication chez les Hommes. Il a été par la suite démontré des invariants cognitifs dans le cadre de l'apprentissage des langues par les enfants. A contrario la théorie socioculturelle, ou l'approche interactionniste, explique l'émergence du langage durant la petite enfance par la biologie (développement psychomoteur permettant l'élocution, la réflexion et la mémorisation) et la sociologie (imitation, volonté de communiquer, composantes de l'environnement, notamment langagier et des stimulations). Jean Piaget soutient cette théorie percevant l'apprentissage du langage comme le produit du développement cognitif et des expériences et interactions vécues par l'enfant. Selon Piaget et sa théorie sur le développement de l'intelligence sensori-motrice et du langage chez l'enfant (Jean Piaget, Le langage et la pensée chez l'enfant, 1923), l'apprentissage du langage émerge dans un premier temps avec les expériences de la zone orale par le nourrisson (stade sensori-moteur) et s'intensifie avec la mise en place de la pensée symbolique par l'enfant lors du stade préopératoire. Ces compétences cognitive et communicative apparaissent progressivement chez l'enfant en lien avec le développement cognitif et le développement de l'intelligence. Cette théorie se base sur l'idée d'un développement en « escalier » : les apprentissages se basent sur ceux acquis précédemment et les utilise comme fondations. |
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