2 - Cadre théorique
Le cadre théorique que nous utilisons dans ce travail
est celui de la clinique de l'activité, telle que l'a définie
Clot (2006). Cet article donne les repères nécessaires pour nous
guider dans les aspects conceptuels de cette approche par la psychologie du
travail.
2.1 Objectifs de la clinique de
l'activité
Clot postule que le travail peut être un facteur de
bonne santé, en cela qu'il donne, lorsque les conditions sont
réunies, du « pouvoir d'agir », c'est-à-dire qu'il
permet à son auteur de « créer entre les choses des rapports
qui ne lui viendraient pas sans [lui] » (Ganguilhem, cité dans
Clot, 2006, p.166). L'auteur a besoin d'être acteur et de «
créer du contexte pour vivre », il doit trouver dans la tâche
le moyen de se sentir utile. La clinique a pour objectif d'aider les acteurs
à retrouver du sens et du pouvoir d'agir dans une activité qui
n'en a pas ou plus, afin de leur permettre de se développer
professionnellement, tandis que leur métier pourra évoluer avec
eux en fonction de ce qu'ils y apporteront. Ainsi, l'analyste accorde une
attention particulière aux personnes et au métier qu'elles
réalisent. Pour cela, il considère donc autant l'acteur que la
situation et la prescription (Clot & Leplat, 2005, p.290).
Une autre caractéristique majeure de l'approche par la
clinique de l'activité est qu'elle « se distingue des
stratégies classiques d'intervention débouchant sur des
préconisations. [...] L'approche dont il est question ici propose la
mise en oeuvre d'un dispositif méthodologique destiné à
devenir un instrument pour l'action des collectifs de travail eux-mêmes.
» (Clot, 2017, p.101-102) Autrement dit, l'accompagnement d'un collectif
à l'aide d'une méthodologie fondée sur la clinique a pour
but de créer les conditions du développement, lequel est pris en
charge par les acteurs. C'est la méthode même qui provoque le
développement de la pensée, pouvant éventuellement
engendrer une transformation de cette pensée et de l'activité du
sujet.
Enfin, dans cette approche, bien que la prescription soit
présente, la focale est d'abord dirigée vers le sujet et son
activité, dans un cadre éthique qui reconnait son
professionnalisme et postule qu'il « a de bonnes raisons de faire ce qu'il
fait ». Il y a donc légitimation de l'acteur en tant que
professionnel.
2.2 L'inscription de l'acteur dans un
métier
Le travail ne s'effectue pas de manière solitaire.
Selon Clot, l'activité est toujours adressée à un «
sur-destinataire », une instance supérieure à celle qui
réalise la prescription, et à laquelle
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l'acteur est redevable car il en fait partie, en hérite
et contribue à son renouvellement : le genre professionnel. Ce dernier
correspond à la dimension transpersonnelle du métier, l'une des
quatre définies par Clot (2007, p.86). Cette dimension porte une grande
part des évolutions du métier, notamment parce qu'elle contient
l'ensemble des possibles, ce qui est à faire, à dire, à
penser, à éviter, à taire. Le genre est donc hautement
prescriptif, même s'il est par ailleurs, pour une grande part implicite
(Clot, 2017, p.104-105). Cela génère des conflits quotidiens,
individuels et collectifs. La clinique vise à faire émerger ces
conflits pour les mettre en discussion entre les professionnels
concernés, leur permettant de retrouver, de cette manière, du
pouvoir d'agir sur leur métier. Pour autant, le genre n'est pas
seulement une contrainte, c'est aussi une ressource pour l'activité des
sujets. En effet, il « repose sur un principe d'économie de
l'action » (Clot, 2017, p.105), qui permet à l'acteur de ne pas
sans cesse remettre en question tout ce qu'il fait. Il constitue un
réservoir, « un répertoire d'actions et de connaissances
» qui concourt à la professionnalité des acteurs (Vanhulle,
S. & Lenoir, Y., 2003). Le genre est également un espace commun
à l'ensemble des professionnels qui le composent. Il permet, entre
autres, la reconnaissance de l'acteur au sein d'une communauté
professionnelle. Cet héritage professionnel est une des raisons pour
lesquelles l'approche par la clinique de l'activité doit s'inscrire dans
le milieu historique et culturel dans lequel elle s'insère. Un temps
préalable d'imprégnation est nécessaire à
l'analyste pour être en mesure de saisir les éléments
potentiellement générateurs de dilemmes professionnels, avant
même de réaliser les entretiens d'auto-confrontation.
2.3 Le réel comme base de l'étude de
l'activité
Afin de pouvoir faire évoluer le métier, il
s'agit de donner aux acteurs les moyens de le rendre transformable. Cela se
fait nécessairement à partir de ce qui existe. Pour cela,
l'analyste crée les conditions d'un travail sur le travail : il engage
des auto-confrontations à partir de captations de situations
réelles, portes d'entrée sur la partie invisible du
métier, qui permettent à l'acteur de témoigner des
conflits qui se font jour en lui et d'en discuter, et à l'analyste de
mieux comprendre les dilemmes, les tensions entre les différentes
dimensions du métier.
Si l'auto-confrontation simple permet d'avoir une
première vue de l'activité Clot (2017, p.123-127) a mis au point
un instrument qui permet d'aller plus loin : l'auto-confrontation
croisée. Celle-ci permet à deux acteurs de discuter de leur
travail, à partir de vidéos sur leur activité, pour
démultiplier la résonnance et l'impact de la discussion, sur les
plans individuel et collectif, par le biais d'une « dispute
professionnelle », respectueuse des personnes qui y prennent part. Les
auto-
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confrontations ont pour effet de permettre à chaque
acteur de revivre à nouveau son activité au travers d'un espace
dialogique. Ainsi, chacun accède à une nouvelle
possibilité de développer sa pensée et son
activité, par le biais d'une nouvelle formalisation, différente
de la précédente (Clot, 2017, p.123-124). Ces transformations
peuvent à leur tour être visibles lors des entretiens, et ainsi
nourrir conjointement le développement de la pensée.
L'activité des sujets, si elle est validée par les pairs, peut
alors devenir constitutive du genre professionnel. Inversement, chaque
professionnel incarne le genre à sa manière, dans une variante
individuelle, endossant ainsi un style professionnel (Clot, 2017, p.158-159).
Notons que les auto-confrontations croisées sont en elles-mêmes un
élément de reconnaissance du travail des acteurs par leur
institution, lorsqu'elle est à l'origine de la demande
d'accompagnement.
La mise en oeuvre d'une auto-confrontation se fonde sur la
volonté « d'ouvrir la porte à l'émergence des
possibles généralement brimés par les contingences de
l'expression » (Clot, 2017, p.119). Ainsi, ouvrir un dialogue revient
à laisser la possibilité de changer de point de vue et notamment
de réorganiser sa façon de penser son travail. Dans cet espace
dialogique, l'acteur est confronté à une situation qu'il a
déjà vécue, qu'il décrit, expliquant les raisons de
ses choix, et découvrant par là-même des alternatives ou
des affirmations de lui-même par le biais de prises de conscience Clot
(1997, p.317). Il prend de la distance par rapport à son propre travail,
ce qui rend possible le développement, parce qu'il « parvient
à se détacher de son expérience afin que celle-ci devienne
un moyen de faire d'autres expériences » (Clot, 2017, p.128). Il
élargit de ce fait son rayon d'action, augmente son pouvoir d'agir. En
outre, cette mise à distance permet de rationaliser son activité
et contribue à sa professionnalisation. La transformation de la
pensée par l'auto-confrontation permet à l'acteur de mieux
comprendre les situations de travail qu'il rencontre, et d'agir de
manière plus libre et plus satisfaisante pour lui.
Il est à noter que la mise en oeuvre de cette
méthodologie, parce qu'elle produit un déséquilibre,
affecte le sujet, dans le sens de sa transformation psychique, mais
également, dans certaines situations, d'un point de vue
émotionnel. Il est possible entre autres de générer de la
peur, du fait de se retrouver face à sa propre image, ou face à
la possibilité de changement. Cet élément est à
prendre en compte, de manière à créer un cadre
sécurisant, dans lequel l'acteur sera obligatoirement volontaire et
pourra faire preuve de l'authenticité nécessaire à
l'objectivation de ses propres compétences.
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2.4 Prescription
Toute activité professionnelle a besoin d'être
orientée, de manière à ce que l'ensemble des tâches
qui la composent soient réalisées. C'est la raison d'être
des textes prescripteurs, qui correspondent, selon Leplat (2004, p.196),
à « dire ce qui doit être fait dans des conditions
données pour obtenir un certain résultat ». Daniellou (2002,
p.10) propose une autre définition, qui fait référence au
prescripteur : « une injonction de faire, émise par une
autorité ». Selon Veyrac, H. et al. (1997), la prescription
servirait en outre de référentiel de la tâche et
d'aide-mémoire des actions nécessaires à sa
réalisation, qui pourront d'ailleurs être progressivement
incorporées au répertoire d'actions de l'agent. La prescription
n'est utile, pour Leplat, que si le prescripteur perçoit un
décalage entre la compétence perçue de l'agent et les
exigences de la tâche à réaliser, et qu'il devient alors
obligatoire de rendre explicite ce qui risquerait de ne pas advenir sans
elle.
Leplat (2004) décrit quelques caractéristiques
de la prescription. Elle peut revêtir des formes diverses (orales ou
écrites), être accessible sur différents supports (papier,
numérique) et être codée par différents langages
(texte, pictogramme, infographie...). Il arrive qu'elle soit implicite, lorsque
le prescripteur estime que l'agent maîtrise les compétences de
base qui lui servent à effectuer la tâche, ou lorsqu'il pense que
leur apprentissage peut être inféré par le travail entre
pairs. Enfin, une part des prescriptions correspond à des phases de
contrôle en aval de l'effectuation de la tâche (Leplat, 2000,
cité par (Daniellou, s. d.)), ce qui demande à l'agent d'imaginer
comment faire son travail en fonction de la façon dont il sera
évalué. Notons aussi les conclusions des ergonomes Mayen &
Savoyant (2002, p.129), qui indiquent que les prescriptions sont toujours
teintées des valeurs, intentions et conceptions du travail des personnes
qui en sont à l'origine, et qui, par là-même, influencent
les représentations et les valeurs de l'agent.
Dans certains environnements de travail où les
paramètres varient souvent, parfois de manière imprévue,
et influent en permanence sur la situation, la stratégie de
réalisation de la tâche est laissée à la
discrétion de l'agent. La prescription mentionne alors des «
missions », pour lesquelles seul l'objectif général est
donné. C'est ce que Faïta & Duc (1996, cités par
(Leplat, 2004)) nomment des « organisations du travail à
prescription floue ». Leplat (2004, p.201) note que ces organisations sont
celles qui laissent en général une grande autonomie à
l'acteur, dans un cadre de travaux collectifs, et que les prescriptions sont la
plupart du temps formulées à l'oral par des responsables des
collectifs en question.
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Par ailleurs, dans un grand nombre de domaines, les personnes
sont aussi confrontées à des prescriptions dites «
remontantes » (Daniellou, 2002, p.13), émanant de
différentes sources : publics rencontrés, matériaux
utilisés, conditions environnementales... qui ont leurs propres
contraintes dont il faut tenir compte. Daniellou pointe également la
pression que constituent ce qu'il appelle « les sources internes de
prescription », composées notamment des valeurs propres à
l'acteur, qui influent sur son travail et la manière de réaliser
les tâches confiées. Ainsi, l'acteur est soumis à des
prescriptions multiples, ce qui pousse Daniellou à redéfinir la
prescription comme l'ensemble des « pressions diverses exercées sur
l'activité de quelqu'un, de nature à en modifier l'orientation
». Cet ergonome oppose de ce fait la volonté de « prescription
totale » cherchant à rendre le travail prédictif et
contrôlable, à la réalité de l'activité, qui
fait nécessairement face à l'imprévu. Pour lui, il est
impératif de laisser des marges de manoeuvre à l'acteur dans la
prescription même, de manière à montrer que cette
réalité et ses conséquences sur le travail sont prises en
considération par le prescripteur. Pour autant, il décrit les
risques psychologiques inhérents à une prescription aux contours
trop flous : en effet, dans ce cas, l'acteur se trouve confronté
à l'obligation de faire « pour le mieux », dans des situations
complexes pour lesquelles aucune solution, aucun moyen, aucune technique, ne
lui est donné pour les résoudre. Dans ce cas, l'acteur se doit
d'inventer toutes les solutions à mettre en oeuvre.
(Brangier & Barcenilla, 2003) ajoutent que le
prescripteur, lorsqu'il rédige la prescription, le fait par rapport
à sa propre conception de la tâche, sans se rendre compte que
l'agent n'aura peut-être pas la même conception. Cela alerte sur la
nécessité de prendre en compte l'activité de l'agent et
pas seulement la tâche, ce que confirme Leplat (2004, p.12), qui voit la
prescription comme un outil de travail pour l'agent, de manière à
ce qu'elle ne soit pas uniquement vue comme une contrainte, au risque
d'être préjudiciable au travail à effectuer. En effet,
Leplat insiste sur l'importance, pour l'acteur, de comprendre le
bien-fondé de la prescription. Il s'appuie sur les travaux de Caroly
(2002) pour indiquer qu'un agent qui ne comprend pas une procédure
imposée créé nécessairement son propre
modèle pour réussir la tâche. Il redéfinit alors la
tâche prescrite par sa propre perception de la situation. Ces remarques
rejoignent les conceptions de Clot, sur le rôle des acteurs d'un
métier dans la définition de leur propre travail. Cette dimension
liée à la prescription prend le nom d'« instance
impersonnelle » dans les caractéristiques du métier vues par
Clot.
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2.5 Décalage entre prescription et activité
réalisée : le réel de l'activité
Nous l'avons dit, pour faire évoluer le métier,
il faut permettre aux acteurs de discuter de ce qu'ils font et ne font pas, en
regard de ce qui leur est demandé. Nous parlerons donc ici de la «
tâche » pour nous référer à ce qui est à
faire de façon visible, ce qui doit être produit par l'acteur,
selon la demande du prescripteur. Nous la comparerons ensuite à
l'activité réalisée, visible, donc observable,
filmée. Pour reprendre les mots de Leplat & Hoc (1983, cités
dans Clot, 2017, p.89) : « La tâche est ce qui est à faire,
l'activité ce qui se fait ». Cette activité visible servira
de base à la discussion qui ouvrira enfin la porte vers le réel
de l'activité, autre dimension introduite par Clot (1999) pour signifier
l'importance de toute l'activité invisible. Cette dernière
correspond à l'ensemble de ce que l'acteur fait, mais aussi ne fait pas,
ce qu'il tente de faire sans y parvenir, ce qu'il fait pour éviter de
faire certaines choses qui sont à faire mais qu'il ne veut pas faire ou
encore ce qu'il fait qu'il aurait voulu ne pas faire. L'activité
réelle correspond à l'écart entre ce qui est
réalisé et ce qui est réel pour l'acteur,
c'est-à-dire tous les choix qui se présentent à lui,
toutes les contraintes, tous les imprévus, auxquels il doit faire face
et qu'il doit traiter, tout en continuant de tendre vers la résolution
de la tâche. Le conflit permanent que mène l'acteur entre ce qu'il
doit faire et ce qu'il peut faire correspond à sa véritable
activité. Son travail réel est donc non seulement composé
de ce qu'il a réalisé et est visible, mais aussi de tout ce qu'il
n'a malgré lui pas pu réaliser (Clot, 1999). Ce travail
réel n'est pas accessible directement ni facilement. Il serait donc
impossible, selon Clot, de comprendre l'activité d'un travailleur sans
chercher à cartographier le plus largement possible l'ensemble des
dimensions qui le poussent à agir ou à ne pas agir.
2.6 Une dimension contrariée : l'activité
empêchée
L'activité réalisée est, selon Vygotski
(1997)« le système des réactions qui ont vaincu ».
L'activité réelle met l'acteur en conflit permanent pour lui
permettre de réaliser la tâche en tenant compte de tous les
éléments qui le contraignent. Parmi ceux-ci, il faut noter la
présence de tout ce qui entrave l'activité du sujet, ce qui
l'empêche d'atteindre son but, ce qui l'arrête
momentanément, voire, ce qui le pousse à agir de manière
contraire à ce qu'il avait prévu ou souhaité. Cette
dimension contrariée est nommée « activité
empêchée » (Clot, 1997).
Ainsi, la clinique de l'activité se définit
comme une méthode d'intervention non normative, comprise dans le champ
de l'analyse du travail, qui met en relation les dimensions extrinsèque
et intrinsèque de l'activité. L'objectivité de
l'activité réalisée rencontre la subjectivité de
l'acteur à
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partir de ce qu'il dit de ce qu'il fait et de la raison pour
laquelle il dit qu'il le fait lors de l'auto-confrontation simple. Les
auto-confrontations croisées apportent l'intersubjectivité
décrite par Vygotski (1997)Enfin, la prise en compte de
l'activité empêchée et de la prescription complète
les caractéristiques de cette approche.
Le cadre de la clinique de l'activité, nous l'avons vu,
peut être une approche intéressante pour aider les acteurs d'un
métier à trouver du pouvoir d'agir, continuer de se
développer professionnellement, tout en contribuant à
l'évolution de leur métier. Ainsi que les éléments
de la revue de littérature l'indiquent, le métier d'animateur
socio-culturel est encore mal défini, complexe à
appréhender, voire, en mutation selon certains. Il semble donc que
l'approche par le cadre de la clinique de l'activité, en regard de notre
contexte d'étude, pourrait apporter des éléments utiles au
métier d'animateur pédagogique à l'OCCE. Ainsi, au regard
de ce cadre théorique et de la revue de littérature, nous avons
fait évoluer l'objet d'étude défini plus haut en objet de
recherche : il s'agit de comprendre l'activité des animateurs
pédagogiques de l'OCCE à travers ce qu'ils disent de ce qu'ils
font et ne font pas de la mise au travail coopérative des formés
dans le cadre de leurs missions de formation.
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