Section I - La consécration des États
plurinationaux
Les États plurinationaux de la Bolivie et de
l'Équateur, fondés dans la reconnaissance de la diversité
qui émerge des nouvelles constitutions andines, ont eu des processus
constituants très différents, même si tous les deux furent
une réponse aux revendications des mouvements autochtones
organisés, qui sont en faveur d'un pouvoir dans lequel la
diversité est respectée, faisant émerger tous les deux un
nouveau constitutionnalisme transformateur. En Bolivie, les marches autochtones
ont rendu possible l'arrivée au pouvoir d'Evo Morales, président
issu de la nation autochtone Aymara, qui a mis en place la promesse de campagne
électorale pour la convocation d'une assemblée constituante. Le
processus d'édiction de la constitution bolivienne fut complexe et a
duré environ 3 ans. En Équateur, les marches contre le
néolibéralisme ont rendu possible l'élection de Rafael
Correa, un économiste qui ne provenait pas des luttes sociales, mais qui
a réussi à rassembler les organisations progressistes avec la
promesse de mettre en place une assemblée constituante. La durée
de l'édiction de la constitution de l'Équateur fut beaucoup plus
courte qu'en Bolivie et l'Assemblée constituante équatorienne n'a
pas réussi à exprimer véritablement les revendications
autochtones, malgré la consécration de principes et de valeurs de
ces communautés.
Ainsi, dans cette section, pour démontrer qu'il existe
un développement normatif constitutionnel à deux vitesses dans la
région andine, représentée par la Bolivie et
l'Équateur, nous allons d'abord analyser les processus constituants des
États plurinationaux (A) et ensuite les principes et valeurs qui
consacrent une rupture paradigmatique dans les deux pays (B).
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A - Les processus constituants des États
plurinationaux
Tant en Bolivie qu'en Équateur, les processus
constituants furent le produit des manifestations sociales menées par
les peuples autochtones contre les valeurs et conséquences du
système néolibéral mis en place dans la région. Le
processus qui a mené à la déclaration de l'État
plurinational dans les nouveaux textes constitutionnels s'explique par
l'articulation des mouvements autochtones avec les secteurs populaires et
culmine dans les élections d'Evo Morales en Bolivie et de Rafael Correa
en Équateur. Les deux constitutions cherchent à surmonter
l'absence du pouvoir constituant autochtone dans la fondation
républicaine par la fondation d'un État plurinational.
Au-delà de la concordance du peuple dans la convocation d'une
Assemblée constituante, faite par le moyen du référendum,
ce processus fut marqué par la représentation autochtone.
Pourtant, cette représentation ne fut pas menée de la même
manière dans les deux pays. Il est important de souligner que la forme
du processus constituant d'un pays est aussi importante que la norme produite
par ce processus selon les prémisses du droit constitutionnel
latinoaméricain. Selon ce dernier, la constitution n'est légitime
que quand elle transcrit la volonté du peuple (souveraineté
populaire), c'est-à-dire de tous les secteurs de la
société, par et pour un dialogue interculturel.
En Bolivie, il y a plus de 36 peuples originaires97
et la participation de ces peuples comme nouveaux acteurs sociaux a
forcé le pays à édicter des changements constitutionnels
et à promouvoir des réformes dans l'État, fondées
dans l'interculturalité pour mener à bien l'intégration
sociale. En 2005, la Bolivie a élu son premier président
d'origine autochtone, Evo Morales, issu du parti MAS-IPSP (Movimiento al
socialismo instrumento político por la soberania), avec le support
du Pacte d'unité : un pacte matérialisé par un document
signé par les organisations paysannes et autochtones (CSUTCB,
CNMCIOB-BS, CSCIB, CIDOB et CONAMAQ), qui constituait un véritable
mandat populaire, ce qui a donné au gouvernement une grande
légitimité sociale. Morales avait une histoire personnelle et
politique liée aux mouvements autochtones qui a aidé à
mettre en place le processus d'élaboration d'une nouvelle constitution
bolivienne capable de générer une politique de changement et
ainsi d'assurer l'autonomie des peuples autochtones. Ce projet politique,
traduit par l'Agenda d'octobre, visait d'abord à la
97 LOCATELI Cláudia Cinara et VIDAL Daiane,
« Interculturalidade: matriz de fundamentação das
constituições do equador e da Bolívia », in WOLKMER
Antônio Carlos et CAOVILLA Maria Aparecida, Temas atuais sobre o
constitucionalismo latino-americano, São Leopoldo : Karywa, 2015,
p. 177-178.
62
nationalisation du gaz bolivien et ensuite à la
convocation de l'Assemblée constituante, celle-ci finalement
constituée par les peuples oubliés de la Bolivie : les peuples
originaires ou autochtones. Le 2 juillet 2006, les élections de
l'Assemblée constituante bolivienne, qui avait un pouvoir originaire,
c'est-à-dire le pouvoir de construire une constitution depuis le
zéro, sans aucune limitation par une loi constitutionnelle, ont eu lieu.
L'absence de circonscriptions spécifiques, une revendication du
mouvement autochtone, a obligé ce dernier à coopérer avec
le MAS-IPSP, qui a obtenu 137 des 255 sièges à l'Assemblée
et parmi leurs députés constituants il y a eu des
représentants des organisations sociales, des intellectuels et des
professionnels urbains98. Au cours du processus constituant, la
CONAMAQ a formé avec la CIDOB le « bloc autochtone », qui
n'était pas souvent d'accord avec les organisations paysannes proches au
MAS, comme la CSUTCB. Malgré leurs divergences, en mai 2007, une
proposition consensuelle du Pacte d'unité a été
présentée. Pourtant, confrontée au risque que les accords
politiques excluent les revendications les plus importantes pour le mouvement
autochtone, la CIDOB organisa, en juillet 2007, la VIe Marche pour
les autonomies autochtones, la terre et le territoire et pour l'État
plurinational.
Cet épisode, ainsi que la mobilisation de
l'Assemblée du peuple Guarani (APG) pour l'inclusion de leurs
propositions sur l'autonomie autochtone, indiquent les limites de l'ouverture
du champ politique institutionnel représenté par
l'Assemblée constituante. Pour beaucoup, l'espace de la politique
continuait d'être les rues et les routes du pays99.
Comme exemple des divergences entre les revendications des
peuples autochtones représentés par le Pacte d'unité, nous
pouvons citer les implications de l'adoption de la plurinationalité.
Cette dernière était conçue par les peuples autochtones
comme la reconnaissance des nations précolombiennes pour inclure
l'implémentation d'une géographie politique véritablement
plurinationale, dotée d'institutions libres, avec un autogouvernement,
une libre détermination territoriale, au sein d'une espèce
d'autodétermination intra-État, marquée par
l'interculturalité. D'autre part, la plurinationalité
était vue par l'opposition comme une simple reconnaissance de la
diversité culturelle du pays.
98 PANNAIN Rafaela, « A
reconfiguração da política boliviana:
reconstituição de um ciclo de crises », Lua Nova,
São Paulo : n. 105, 2018, p. 300.
99 PANNAIN Rafaela, op.cit., 2018, p. 301.
63
De plus, les conflits entre certaines organisations du Pacte
d'unité et le MAS durant les travaux de l'Assemblée constituante
ont mis en évidence les divisions internes du Pacte. Pourtant, ces
organisations dépendaient du MAS et de ses 137 députés
pour l'approbation de leurs demandes. De plus, le dialogue avec l'opposition
fut difficile et cela rendait presque impossible de soumettre la constitution
au référendum. Il fut nécessaire d'organiser une nouvelle
marche le 13 octobre 2008, menée par Evo Morales, pour enfin
réussir à convoquer le référendum d'approbation de
la nouvelle constitution. Après les accords politiques avec le pouvoir
constitué (le Congrès national était responsable de la
convocation du référendum), qui ont éloigné un peu
la volonté originaire du pouvoir constituant de la proposition du texte
constitutionnel, la constitution a été approuvée avec
61,43% des suffrages exprimés en 25 janvier 2009. Selon Martínez
Dalmau, « il est vrai que cette hétérodoxie
constitutionnelle est enfin corrigée avec le référendum
constitutionnel qui, finalement, est celui qui a décidé
l'entrée en vigueur de la Constitution en obtenant la majorité
des suffrages »100.
À son tour, en Équateur, l'ascension de Rafael
Correa au pouvoir a suscité de nombreuses attentes parmi les
organisations sociales et les mouvements autochtones, car ce dernier a
annoncé de nombreuses réformes, notamment l'appel rapide de
l'Assemblée constituante qui devait permettre de modifier le rapport de
forces au sein du Congrès national équatorien. La
réalisation de l'Assemblée constituante généra la
mobilisation de divers secteurs et organisations intéressés
à participer aux délibérations. La CONAIE, par exemple,
présenta une proposition de constitution qui tenait la
déclaration d'un État plurinational comme idée centrale et
convoqua une marche pour faire pression sur le pouvoir constituant à fin
d'inclure ses demandes. Le processus d'élection des membres de
l'Assemblée constituante équatorienne a eu lieu en septembre 2007
et il a cherché à garantir la parité de genre, la
participation des migrants, et la participation des minorités. Le parti
de Rafael Correa (Alianza PAIS) a obtenu 80 des 130 sièges dans
l'Assemblée. Il est important de mentionner que durant ce processus il
n'y a pas eu une préoccupation directe pour garantir la participation
des 14 nationalités autochtones de l'Équateur. Bien qu'il
s'agît des élections les plus démocratiques du pays, les
autochtones étaient sous-représentés, puisque le
président Correa n'a pas accepté la proposition des organisations
autochtones qui consistait à mettre en place un système de quota
pour eux-mêmes et ainsi
100 MARTÍNEZ DALMAU Rúben, « El proceso
contituyente: la activación de la Soberanía », in
ERREJÓN Inigo et SERRANO Alfredo (dir.), «Ahora es
cuándo,carajo!» del asalto a la transformación del Estado en
Bolivia, El viejo topo, 2011, p. 56.
64
seulement sept autochtones ont été élus
membres de l'Assemblée. Un autre aspect important du processus
constituant équatorien fut la suspension des travaux du Congrès
national à partir de l'ouverture de l'Assemblée constituante le
30 novembre 2007. Cela fut important parce rendant impossible
l'interventionnisme du pouvoir constitué dans le processus de
rédaction de la proposition de texte constitutionnel, au contraire du
processus constituant bolivien. Selon Alberto Acosta, « le nouveau, le
révolutionnaire, ne peut pas être soumis au vieux. La formule fut
de laisser les législateurs du vieux congrès suspendus
jusqu'à la prononciation du peuple »101. Ainsi, le
Congrès a eu ses activités suspendues jusqu'au jour du
résultat du référendum. La nécessité de
l'approbation du texte constitutionnel par la consultation populaire fut
également une innovation dans la région, car elle a
démocratisé la décision la plus importante dans la vie
politique de la population du pays. De plus, le processus constituant
équatorien compta avec une grande participation populaire : divers
mécanismes furent créés pour en faciliter l'accès
à la population, comme la collecte et la discussion de propositions qui
venaient directement des citoyens. Selon Harnecker, l'Assemblée
constituante équatorienne reçut « plus de trois mille
propositions de tout type et de tous les secteurs »102. Ainsi,
« au contraire de ce que la tradition constitutionnaliste
hégémonique et l'eurocentriste académique
défendent, l'expérience équatorienne démontre la
qualité et la capacité créative du pouvoir populaire
»103.
Malgré les avancées indéniables de la
constitution équatorienne, son processus constituant a été
marqué par le conservatisme du gouvernement de Rafael Correa, dont le
discours durant l'ouverture des travaux de l'Assemblée constituante
insista sur le concept d'État-nation et défendit des idées
conservatrices comme l'interdiction de l'avortement, du mariage homosexuel, en
citant « le nom de Dieu ». Selon Maldonado, depuis le rejet de la
MUPP-NP et de la CONAIE de l'alliance à Rafael Correa pour les
élections présidentielles de 2006, il y a eu un rejet de la part
de celui-ci des projets qui venaient de ces organisations autochtones. Les
positions de Rafael Correa contre la plurinationalité et pour
l'interculturalité générèrent des fissures au sein
du bloc de son parti, car les constituants liés aux mouvements
autochtones n'étaient pas d'accord avec cette dichotomie et avec
l'affirmation que la plurinationalité était défendue par
des
101 ACOSTA Alberto apud HARNECKER Marta, Ecuador: una
nueva izquierda em busca de la vida em plenitud, Espagne : El viejo Topo
Ediciones de Intervención Cultural, 2011. p. 24.
102 HARNECKER Marta, op.cit., p. 244-245.
103 MALDONADO Emiliano E., « Reflexões
críticas sobre o Processo Constituinte Equatoriano de Montecristi
(2007-2008) », Revista brasileira de políticas
públicas, vol. 9, n. 2, 2019, p. 137.
65
secteurs radicaux séparatistes. Après une
série de débats au sein de l'Assemblée constituante, le
bloc de l'AP décida de reconnaitre la complémentarité
entre l'interculturalité et la plurinationalité et, ainsi,
supporter l'inclusion des deux dans l'article premier de la constitution.
Pourtant, les revendications contenues dans la proposition
présentée par la CONAIE mentionnaient que l'État
plurinational ne pouvait pas être prévu seulement dans l'article
premier de la constitution équatorienne, car ainsi elle n'aurait pas une
incidence directe dans la structure organisationnelle de l'État,
spécifiquement dans ce qui concerne les cinq pouvoirs
(législatif, exécutif, judiciaire, électoral et
transparence et contrôle social) déjà approuvés. La
plurinationalité ainsi ne serait pas un axe transversal du texte
constitutionnel comme l'interculturalité. Dans la proposition de la
CONAIE, la plurinationalité fut mentionnée plus de 100 fois,
tandis que dans le texte approuvé, la plurinationalité n'est
mentionnée que quatre fois (articles 1er, 6, 257 et
380)104. De plus, une autre question sensible au sein du processus
constituant équatorien fut le consentement préalable des peuples
autochtones par rapport à l'exploitation des ressources naturelles de
leurs territoires. En opposition aux revendications autochtones pour le
consentement obligatoire des peuples concernés, la thèse de l'AP
de la consultation préalable non contraignante a prévalu. Enfin,
une autre question sensible a marqué les différends entre l'AP et
la CONAIE, la question de la langue officielle de l'État. La CONAIE
défendait l'inclusion du quéchua comme langue officielle de
l'État, pourtant cette proposition fut rejetée par le bloc de
l'AP. Cependant, un jour avant la clôture des travaux de
l'Assemblée constituante, la demande de Pedro de la Cruz de l'inclusion
du quéchua comme langue officielle de la relation interculturelle (et
non pas la langue officielle de l'État) fut approuvée, ce qui
marque tout de même une relation de hiérarchie entre l'espagnol et
la langue autochtone.
Ainsi, nous avons pu voir que les processus constituants de
l'Équateur et de la Bolivie ne se déroulèrent pas sans
difficulté. En effet, ils furent très troublés,
principalement par les disputes politiques entre ceux qui étaient pour
l'État plurinational et ceux qui étaient pour la conservation
maximale du statu quo ante. Malgré les difficultés des
processus constituants, les constitutions de ces deux pays ont réussi
à consacrer une rupture paradigmatique.
104 Ibid., p. 143.
66
B - Les principes, valeurs et règles qui
consacrent une rupture paradigmatique
Nous avons vu que les deux constitutions, malgré les
difficultés à être approuvées durant le processus
constituant, ont reconnu la plurinationalité et
l'interculturalité dans leurs corps normatifs et que tant la
plurinationalité que l'interculturalité, qui sont deux principes
complémentaires, ont l'aptitude de réaliser une rupture
paradigmatique. Un paradigme est, selon Kuhn105, l'ensemble des
croyances, des principes, des valeurs et des prémisses qui
déterminent la vision qu'une communauté scientifique a de la
réalité, c'est-à-dire, les types de questions et de
problèmes qui deviennent légitimes à étudier.
Lorsqu'il y a des changements culturels, scientifiques, économiques,
sociaux entre autres, les paradigmes doivent parfois changer de perspective,
d'où le terme « rupture paradigmatique ». Cette
dernière rompt avec les structures du sens commun de la science et fait
que la science contemporaine devient incompatible avec la « vieille »
science, sans la possibilité d'une réconciliation. Autrement dit,
l'État plurinational et interculturel a rompu avec les paradigmes du
constitutionnalisme occidental, ce dernier ne peut plus s'installer au sein
d'un État déclaré plurinational, car il est
dorénavant incompatible avec lui. Mais comment les nouveaux paradigmes
de la plurinationalité et de l'interculturalité furent
consacrés par les constitutions de la Bolivie et de l'Équateur ?
Autrement dit, comment ces constitutions prévoient-elles les relations
interculturelles et par quels termes ont-elles traduit la
plurinationalité ? Quelles sont les implications expressément
prévues de la reconnaissance de la plurinationalité et de
l'interculturalité ?
La constitution de la Bolivie, appelée Constitution
politique de l'État (CPE), innove dès son préambule. Ce
dernier est rempli de symboles lorsqu'il affirme la rupture avec l'État
colonial, républicain et néocolonial du passé bolivien et
reconnait la composition plurielle du peuple bolivien. Il rappelle les luttes
autochtones contre le colonialisme, la lutte pour l'indépendance, les
luttes populaires de libération, les marches autochtones, les guerres de
l'eau et les luttes pour la terre et le territoire pour annoncer la
construction d'un nouvel État. De plus, selon le préambule de la
constitution, ce nouvel État est fondé : sur le respect et
l'égalité entre tous ; sur les principes de la
souveraineté, dignité, complémentarité,
solidarité, harmonie et équité dans la distribution du
produit
105 Cf. KUHN Thomas, La structure des révolutions
scientifiques, Paris : Flammarion, 1970.
67
social, selon l'objectif de bien vivre ; sur le respect de la
pluralité économique, sociale, juridique, politique et culturelle
de ses habitants ; sur la coexistence collective, avec l'accès à
l'eau, au travail, à l'éducation, à la santé et au
logement. À son tour, la constitution de l'Équateur, dans son
préambule, beaucoup plus court que le préambule de la
constitution politique de la Bolivie, reconnait également que
l'Équateur est formé de nombreux peuples. Elle ne déclare
pas expressément une rupture avec l'État du passé
(colonial et néolibéral) comme le fait la constitution
bolivienne, mais elle reconnait l'engagement de construire une nouvelle forme
de « coexistence citoyenne », fondée sur la diversité
et l'harmonie avec la nature, pour atteindre le sumak kawsay (bien
vivre), de construire une société fondée sur la
dignité des personnes et des collectivités et de construire un
pays démocratique. Ainsi, la conscience critique et la volonté
refondatrice des mouvements constituants des deux pays se vérifient dans
la narrativité des préambules des deux constitutions et cela
entraîne des conséquences pour les valeurs et principes
constitutionnels fondamentaux. Selon Medici,
Il s'agit d'un récit constituant qui rend compte de ce
mouvement déjà expliqué de réajustement entre
constitution juridique soulignée106 et constitution
originaire à partir des changements dans la constitution réelle
que la mobilisation sociale projette. Ses principales composantes sont
données par des thèmes de dignité qui ont
été présents dans le cadre culturel des mouvements sociaux
de l'histoire récente de la Bolivie et de l'Équateur et qui sont
les protagonistes du changement de signal politique des gouvernements de ces
pays et des processus constituants qui ont généré leurs
nouvelles constitutions. Comme composantes fondamentales de ce récit qui
confère sens et racines historiques aux textes constitutionnels apparait
la volonté de laisser au passé la colonialité du pouvoir,
de refonder l'État à partir de la célébration du
pluralisme social et de l'interculturalité comme fondements de la
justice sociale, comprise comme égalité, mais non comme
homogénéité monoculturelle107.
La constitution de Bolivie déclare dans son article
premier que le pays est un État unitaire social de droit plurinational
communautaire, libre, indépendant,
106 Le terme « constitution juridique soulignée
», en espagnol « constitución jurídica destacada
» est un concept de constitution qui renvoie à Hermann Heller,
qui comprend la constitution comme le résultat de la continuité
historique d'un plan normatif qui, de manière systématique, forme
une constitution réelle, ce n'est pas un être, mais un devoir
être de la société.
107 MEDICI Alejandro, « El nuevo constitucionalismo
latinoamericano y el giro decolonial: Bolivia y Ecuador », Revista
Derecho y Ciencias Sociales, n. 3, 2010, p. 9.
68
démocratique, interculturel, décentralisé
et avec des autonomies, qui se fonde dans le pluralisme politique,
économique, juridique, culturel et linguistique pour intégrer le
pays. Elle reconnait (art. 2 et 30.I) l'existence précoloniale des
« nations et peuples autochtones originaires paysans », leurs
territoires ancestraux et leur libre détermination au sein
l'unité de l'État, ce qui consiste dans leur droit à
l'autonomie, à l'autogouvernement, à la culture et à la
reconnaissance de leurs institutions. De plus, elle reconnait aux nations
autochtones le droit de pratiquer leur religion (art.4) et oblige l'utilisation
par l'État de leurs langues, à côté de l'espagnol
comme langues officielles de l'État (art. 5). Les valeurs et principes
les plus importants sont déclarés dans les articles 7, 8 et 9.
L'article 7 prévoit le principe de la souveraineté populaire,
exercé directement par le peuple ou de façon
déléguée. L'article 8 prévoit les principes
éthico-moraux de la société plurielle, écrits en
langue aymara108, parmi eux le « vivre bien », mais aussi
les valeurs d'unité, d'égalité, d'inclusion, de
dignité, de liberté, de solidarité, de
réciprocité, de respect, de complémentarité,
d'harmonie, de transparence, d'équilibre, d'égalité des
chances, d'équité sociale et de genre dans la participation, de
bien-être commun, de responsabilité, de justice sociale et de
distribution et redistribution des produits et biens sociaux. L'article 9,
à son tour, établit comme fins et fonctions de l'État le
phénomène de la décolonisation, le développement du
dialogue intraculturel et interculturel et le plurilinguisme. La constitution
garantit également : les formes communautaires (autochtones) de
gouvernement, avec élections des autorités communautaires selon
leurs normes et procédures (art. 11 et art. 26, II) ; le respect
à la médecine traditionnelle (art. 42) ; la promotion de
l'éducation interculturelle bilingue (art. 78) ; les fonctions
juridictionnelles autochtones (art. 190-192) ; et la reconnaissance des droits
collectifs sur le territoire autochtone originaire paysan (art. 403). Par
rapport à la représentation autochtone, la constitution reconnait
des circonscriptions territoriales autochtones dans l'Assemblée
législative plurinationale, selon le principe de densité
populationnelle dans chaque département (art. 146, VII). La constitution
prévoit également la participation proportionnelle des nations et
peuples autochtones et souligne que la loi déterminera les
circonscriptions autochtones spécifiques, où les critères
de la densité populationnelle ou de la continuité
géographique ne seront pas pris en compte (art. 147).
108 L'article 8 prévoit expressément : «
L'État assume et promeut comme principes éthiques-morales de la
société plurielle : ama qhilla, ama llulla, ama suwa (ne soyez
pas paresseux, ne soyez ni un menteur ni un voleur), suma qamafla (vivre bien),
flandereko (vie harmonieuse), teko kavi (bonne vie), ivi maraei (terre sans
mal) et qhapaj flan (chemin ou vie noble) ».
69
La nouvelle constitution de l'Équateur, comme celle de
la Bolivie, déclare l'État équatorien comme étant
un État unitaire et plurinational. Ce dernier est qualifié comme
un État constitutionnel de droits et de justice, mais également
un État social, démocratique, souverain, indépendant,
unitaire, interculturel, plurinational, laïque et qui s'organise sous la
forme de république, gouverné de manière
décentralisée (art. 1) et qui reconnait les nationalités
autochtones comme partie de l'État équatorien (art. 56). Le texte
constitutionnel rend officielle la langue kichwa et shuar,
mais non comme langue officielle de l'État, à l'instar de la
Bolivie, mais seulement comme langues officielles de la relation
interculturelle. Les autres langues autochtones sont reconnues seulement comme
langue d'usage dans les zones habitées par le peuple autochtone
concerné. En outre, la constitution : déclare la promotion de
l'éducation interculturelle (art. 27-29) et émancipatrice (une
éducation participative, diverse et qui stimule le sens critique) ;
reconnait les droits collectifs des peuples et nations autochtones, comme le
droit à la terre et aux territoires ancestraux, la participation
à l'usage, usufruit, gestion et conservation des ressources naturelles
de leurs terres et le droit à la consultation préalable, libre et
informée, le droit à l'indemnisation des préjudices
causés par les projets d'exploitation des ressources naturelles dans
leurs terres, le droit à leurs formes d'organisation et de droit
consuétudinaire et le droit à l'éducation bilingue (art.
57). Aussi, la constitution reconnait le respect de la justice autochtone selon
ses traditions ancestrales, tant que cela ne contredit pas la constitution
(art. 60) et garantit également les pratiques de médecines
ancestrales. Cependant, comme la Bolivie, l'Équateur laissa à la
charge de la loi la procédure de reconnaissance des autonomies
territoriales autochtones, ce qui peut limiter les dispositions
constitutionnelles sur le pluralisme, puisque la constitution (le pouvoir
originaire) n'a pas prévu de limites précises à respecter
par le pouvoir constitué à propos de la constitution des
autonomies autochtones.
Le texte constitutionnel équatorien, comme le texte
constitutionnel bolivien, renforce l'objectif du « bien vivre »
(sumak kawsay en Équateur et suma qamaña en
Bolivie) tout au long de la constitution.
Avec les autres principes consacrés dans leurs
préambules - parmi lesquels nous soulignons ceux de
l'interculturalité, du pluralisme social - il forme un éthos qui
donne un sens aux objectifs de l'État dans les nouveaux programmes
constitutionnels de la Bolivie et de l'Équateur et a, par
conséquent, une série des projections dans les textes
constitutionnels concernant les formes respectives d'État, les formes
de
70
gouvernement et les conformations des organes ou des pouvoirs
de l'État et des systèmes des droits humains. Il apparait
mentionné dans les préambules et tout au long du texte
constitutionnel, en particulier dans la Constitution de la République de
l'Équateur109.
Pour conclure, nous pouvons dire que les principes, les
valeurs et les règles prévus par les textes et mentionnés
ci-dessus expriment la rupture de paradigme dans les deux États andins.
Nous avons pu constater que les États plurinationaux et interculturels
consacrent ainsi l'autonomie autochtone.
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