4.3. La perception de la dynamique de la
végétation ligneuse par les populations locales
Les récits sur l'évolution des paysages sont
similaires aussi bien chez les Bilala que chez les Arabes pasteurs et
agro-pasteurs. Ils décrivent l'évolution du paysage de la
même manière : le passage d'un milieu écologique
équilibré à un certain dysfonctionnement sous l'effet de
facteurs multiples. Selon les témoignages, il y a de cela plus de 50
ans, la zone de Fitri était caractérisée par une
végétation abondante, dense et très diversifiée.
Elle est de type forêt claire et l'eau renfermait d'hippopotames et des
crocodiles. Les nombreuses faunes sauvages qui y vivaient représentaient
un danger redoutable pour les hommes.
Les mêmes sources rapportent en outre que la population
était en revanche peu nombreuse. Les villages, dispersés au
milieu du lac étaient éloignés les uns des autres. Les
maladies épidémiques ainsi que les guerres ont pendant
très longtemps ralenti la croissance démographique. Cela
expliquerait la très faible pression de l'homme sur l'espace et sur les
ressources végétales.
En effet, avant les années 2000, les surfaces
emblavées n'atteignaient pas la moitié de celles observées
aujourd'hui. Cela laisse comprendre que les surfaces occupées par les
cultures ont doublé ou triplé à cause de la rapide
croissance démographique associée aux variabilités
pluviométriques interannuelles. En cette période, la
végétation en général et la
végétation ligneuse en particulier étaient très
dense si bien que les animaux sauvages venaient jusqu'aux villages.
Ensuite, la création de plusieurs villages dont le
nombre de la population est passé de 42 000 en 1993 à
110 403 en 2009 (RGPH2, 2009)), ont entrainé la création de
nouveaux champs provoquant ainsi une dynamique régressive des formations
ligneuses. Cette situation est à la base d'un grand flux (hommes
etanimaux) vers des endroits humides parmi lesquels la région du lac
Fitri s'inscrit en tête de listeaprès le lac-Tchad.
Les populations signalent également que le choix des
espaces habitables, des zones agricoles, d'élevage, de pêches, de
cueillettes... sont presque toutes situées dans les zones les plus
humides du lac Fitri. Ces zones étaient occupées dans la plupart
des cas par les peuplements d'Acacia
nilotica(« Garat » en arabe local et
« birdi » en bilala), accompagnés de
Balanites aégyptiaca (Hidjilidj en arabe et Rahanga en bilala),
Acacia albida(« Haraz » en arabe local et
« didi » en bilala), Bauhinia
rufesens(« Koulkoul » en arabe
et « Bessé » en bilala),
Acaciasieberiana(« Kouk » en arabe
local), Mitragynainermis(« Angato » en
arabe local)... Ces différentes espèces ligneuses citées
affectionnent l'humidité et se développent le long du lac dans
les proches abords. Mais aujourd'hui avec une demande accrue d'espace pour les
productions agricoles et les activités pastorales, les peuplements de
ces différentes espèces ligneuses se trouvent en grande partie
décimés. Les agriculteurs déboisent pour l'installation
des champs de « berbéré» et des cultures
maraichères et les éleveurs par les techniques d'émondage,
d'élagage, d'effeuillage et d'ébranchage mal maitrisées
détruisent les groupements d'épineux afin de faire paitre leurs
troupeaux et construire des enclos. Les éleveurs installent le plus
souvent leur campement aux abords immédiats du lac, dans les endroits
à végétation ligneuse et herbacée très
denses et diversifiées.
Les éleveurs, souvent des transhumants arabes sont
désignés par les Bilala comme des vrais destructeurs de
l'environnement. Selon les agriculteurs, ils sont contraints de créer de
nouveaux champs près du lac car suite à la diminution des
précipitations, l'eau du lac n'atteint plus lors des périodes de
crue, les anciens lits d'inondation où ont été
installés leurs anciens champs. Ils sont donc obligés de
défricher les terrains argilo-limoneux profonds ou vertisols
occupés le plus souvent par les Acacia nilotica et/ou
Acacia seyal espèces ligneuses qui affectionnent ces
mêmes types de sols que le sorgho de décrue. Plusieurs hectares
d'espaces boisés sont ainsi détruits chaque année dans le
lac Fitri pour faire place aux champs ou aux habitations (campements,
village...). Cela constitue l'une de principales causes de la dynamique
régressive de la végétation ligneuse observée dans
le Fitri entrainant ainsi la rareté de plusieurs essences ligneuses.
Selon toujours les autochtones, une autre cause de la
régression de la végétation ligneuse dans le lac Fitri est
l'utilisation de certaines espèces ligneuses dans la fabrication des
pirogues. L'espèce la plus concernée par cette pratique est
l'Acacia albida dont la disparition a été
signaléedans l'île de Moudo 1 où le seul moyen de
déplacement demeure la pirogue fabriquée à base du tronc
de l'espèce.
Avec la loi interdisant la coupe du bois par le gouvernement
tchadien depuis 2006 appuyée par la vulgarisation des pirogues en
planches, l'espèce Acacia Albida et d'autres espèces
ligneuses utilisées dans cette activité ont commencé
à être protégées.Cela a permis leur
régénération et ces espèces sont
aujourd'huiobservables en nombre dans la région du lac surtout aux
abords et sur les îles.
Le débat sur la sauvegarde de l'environnement est
divergeant quand on passe le temps avec les sages de la région dans les
différentes localités. Certains pensent que l'enclavement de la
région du lac Fitri devrait favoriser la conservation de ses
ressourcesen raison de sa position dans une zone basse sans infrastructures
routières adéquates. Mais le constat est tout à fait le
contraire car la zone du Fitri se trouve parmi les zones humides les plus
anthropisées au Tchad. Cela s'explique par sa position à la
lisière du Sahara dans une zone de transition entre le nord
désertique dépourvu des ressources agropastorales pourtant riche
en nombre de bétail et le sud, base de ressources agropastorales
aujourd'hui intensément dégradée.
Pour la majorité des populations du lac Fitri et
surtout les autorités en charge de la protection de l'environnement,
l'une des principales causes de la dynamique régressive de la ressource
végétale ainsi que les autres ressources naturelles demeurent
l'intensification des activités agro-sylvio-pastorales. Celles-ci sont
provoquées par la pression démographique accompagnée
deseffets de schangements climatiques qui se manifestent à travers les
sècheresses, les inondations, les vents violents, les canicules,...
Concernant le classement du Lac Fitri comme Réserve de
la Biosphère sous le Programme l'Homme et la Biosphère de
l'UNESCO et comme site d'importance internationale sous la convention sur les
zones humides d'importance internationale (Convention de Ramsardepuis 1989 par
décret n°773/PR/MTE/8 du 02 octobre 1989), toutes les personnes
enquêtées pensent que ces conventions n'ont rien apporté
comme changement dans la politique de conservation de la biodiversité du
lac. En effet, aucune mesure efficace de protection de l'environnement n'est
appliquée. Et si la situation perdure, nous assisterons à la
disparition du lac Fitri.
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