L'exception d'inconstitutionnalité au Burkina Fasopar Abdoul Rachid ABDOU BOKAR ABDOU Université Thomas SANKARA - Master 2020 |
A. La susceptibilité décourageante de la Cour de cassationAu terme de l'article 157 alinéa 2 de la Constitution burkinabè, en tant que partie au procès, le citoyen peut avoir accès au juge constitutionnel186, ce dernier étant détenteur du monopole de la vérification de la constitutionnalité des lois187. Selon Marilisa D'AMICO, ce sont les juridictions ordinaires qui entretiennent une relation directe avec le juge constitutionnel188. Celui-ci n'est saisi que par le juge du fond, ajoute Jean-Louis ESSAMBO KANGASME189. Ce qui lie le sort de l'exception d'inconstitutionnalité à l'humeur du juge ordinaire. En effet, il peut arriver que la juridiction ordinaire du fond refuse de donner suite à la requête du justiciable et ainsi refuser de transmettre la question190 exceptionnelle de constitutionnalité au Conseil constitutionnel. Si l'exception d'inconstitutionnalité a produit ses effets ailleurs191, c'est assurément parce qu'elle est de plus en plus entrée dans « la conscience des justiciables et des tribunaux ordinaires »192. Or, le refus des juridictions ordinaires de saisir le juge constitutionnel sur l'exception d'inconstitutionnalité soulevée devant elles s'apparente assurément à un handicap freinant l'aboutissement de ce mécanisme. En droit constitutionnel burkinabè, c'est la Cour de cassation qui s'était au départ montré hostile193 envers la procédure laissant, par là même, apparaître « les susceptibilités d'un système judiciaire jaloux »194 de la plénitude de compétence du juge constitutionnel. En effet, lors de la 186 Marilisa D'AMICO, « Juge constitutionnel, juges du fond et justiciables dans l'évolution de la justice constitutionnelle italienne », Op.cit., pp. 79-96. 187 Louis FAVOREU, Droit constitutionnel, Paris, Dalloz, 2019, 21ème édition, p. 291. 188 Marilisa D'AMICO, « Juge constitutionnel, juges du fond et justiciables dans l'évolution de la justice constitutionnelle italienne », Op.cit., pp. 79-96. 189 Jean-Louis ESSAMBO KANGASME, Le droit constitutionnel, Louvain-La-Neuve, l'Harmattan, 2013, p. 101. 190 Cela se fait, notamment en France, à travers une décision de non-renvoi des juridictions suprêmes des deux ordres juridictionnels à savoir le Conseil d'Etat et la Cour de cassation. 191 Nous faisons référence à la France notamment où il y a une forte production de jurisprudences rendues sur QPC, l'équivalent de l'exception d'inconstitutionnalité au Burkina Faso. V°. Supra., p. 19. 192 Bianca SELEJAN-GUTAN, « L'exception d'inconstitutionnalité en Roumanie : instrument de protection des droits ou dilatoire ? », Revista Românâ de Drept Comparat, n°1-2012, pp. 65-79. 193 Comme le fera plus tard son homologue français avec des décisions de non-renvoi trois plus nombreuses que des décisions de renvoi. V°. Francis HAMON et Michel TROPER, Droit constitutionnel, Paris, Montchrestien, 2014, 35ème édition, p. 741. 194 Elena-Simina TANASESCU, « L'exception d'inconstitutionnalité qui ne dit pas son nom ou la sémantique constitutionnelle roumaine », RIDC, Vol.65, n°4/2013, pp. 905-939. 26 première mise en oeuvre de l'exception d'inconstitutionnalité au Burkina Faso, le Premier Président de la Cour de cassation avait refusé le droit à l'exception d'inconstitutionnalité. Il s'agit de la tristement195 célèbre jurisprudence EROH196 rendue par le juge constitutionnel burkinabè. Dans cette affaire, la Société Etudes et Réalisations d'Ouvrages Hydrauliques (EROH) demandait à ce que le Conseil reconnaisse le bien-fondé de l'exception d'inconstitutionnalité qu'elle a soulevée sans succès devant le Premier Président de la Cour de cassation. Le requérant soutient que sa requête est recevable sur la base des articles 4 et 5 de la Constitution qui disposent que « tous les burkinabè et toute personne vivant au Burkina Faso bénéficient d'une égale protection de la loi. Tous ont droit à ce que leur cause soit entendue par une juridiction indépendante et impartiale » et que « tout ce qui n'est pas interdit ne peut être empêché » ; de l'article 25 de la loi organique n°011-2000/AN du 27 avril 2000 qui est libellé comme suit : « lorsqu'une exception d'inconstitutionnalité est soulevée par un justiciable devant une juridiction, quelle qu'elle soit, celle-ci est tenue de sursoir à statuer et de saisir le Conseil constitutionnel... ». Malheureusement, le juge en charge de l'affaire avait refusé de faire le renvoi et de saisir le Conseil constitutionnel tel que commandé par cet article 25 de la loi organique ci-haut citée. Sur ce point, comme l'ont si bien écrit Francis HAMON et Michel TROPER, en refusant de faire passer le recours, le juge ordinaire s'est érigé en « juge constitutionnel négatif »197. Or, si la Constitution a spécialement chargé un organe du contrôle de la constitutionnalité des lois198, c'est qu'elle a voulu, par là même, maintenir dans ce domaine, l'incompétence des autres juridictions199. Pourtant, le juge de la Cour de cassation ne semblait pas de cet avis en empêchant que le contrôle de constitutionnalité « remonte »200 vers la juridiction constitutionnelle. Cela est contraire au principe de l'existence même d'une juridiction constitutionnelle spécialisée201. Il s'agit manifestement d'un zèle dont a fait preuve le juge ordinaire. Cela décourage encore plus les citoyens qui nourrissaient déjà une méfiance à l'égard 195 Ce sont les innombrables critiques formulées par certains auteurs, notamment les doctrinaires burkinabè envers cette jurisprudence qui en ont essentiellement fait la notoriété. 196 V°. Conseil constitutionnel burkinabè, DCC n°2007-04/CC du 29 août 2007 sur l'exception d'inconstitutionnalité de la société EROH. 197 Francis HAMON et Michel TROPER, Droit constitutionnel, Paris, Montchrestien, 2014, 35ème édition, p. 741. 198 Article 152 de la Constitution burkinabè du 02 juin 1991. 199 Gérard CONAC et Didier MAUS (dir.), L'exception d'inconstitutionnalité, Nancy, Les éditions STM, 1990, p. 84. 200 Guillaume DRAGO, Contentieux constitutionnel français, Paris, PUF, 2011, 3ème édition, p. 72. 201 Francis HAMON et Michel TROPER, Droit constitutionnel, Op.cit. p. 741. 27 du système de justice constitutionnelle202. Plus déplorable encore demeure le manque d'audace du juge constitutionnel burkinabè pour rappeler le juge ordinaire à l'ordre à travers sa décision. B. La frilosité du juge constitutionnel L'exception d'inconstitutionnalité rapproche la Constitution des citoyens203. Pour sa première mise en oeuvre au Burkina Faso, elle avait suscité beaucoup d'enthousiasme. C'était en effet l'occasion de mettre en oeuvre un mécanisme qui n'existait pas encore en France204. Mais, aussi surprenante soit-elle, la solution du Conseil constitutionnel burkinabè a été de rejeter cette requête de la société EROH en décidant que conformément à l'article 25 de la loi organique invoquée par le requérant, c'est la juridiction qui doit saisir le Conseil et qu'en l'espèce, ce n'est pas la juridiction qui a saisi le Conseil mais la partie qui a soulevé l'exception d'inconstitutionnalité, que dès lors, il sied de déclarer la requête irrecevable205. Même si juridiquement correcte en la forme206, cette décision reste critiquable parce que de notre point de vue, la loi organique, en disposant que « celle-ci est tenue de sursoir à statuer et de saisir le juge constitutionnel », ne donne pas un autre choix au juge ordinaire que de solliciter l'intervention du juge constitutionnel. Mais, le juge constitutionnel burkinabè n'a pas daigné condamner cette méconnaissance par le juge ordinaire de son obligation. Ce qui a poussé certains auteurs à voir dans cette décision, une grande occasion manquée et à accuser un manque de courage du juge constitutionnel burkinabè207. Comment pouvait-on penser autrement ? Ce constat bien qu'amer, n'est pas excessif, car la juridiction constitutionnelle burkinabè s'est limitée à une interprétation littérale208 de la loi organique qui régit l'exception d'inconstitutionnalité. Elle aurait pu refuser cette requête en la forme, mais par un obiter 202 V°. Supra., p. 20. 203 Denis BARABGER, Le droit constitutionnel, Paris, PUF, 2013, 6ème édition, p. 25. 204 En France, le comité Balladur avait semble-t-il essayé en vain d'introduire ce mécanisme jusqu'en 2008. 205 V°. Article 1er de la décision rendu par le Conseil constitutionnel burkinabè. 206 Augustin LOADA, Avis et Décisions commentés de la justice constitutionnelle burkinabè de 1960 à nos jours, CGD, 2009, p. 122. 207 Augustin LOADA, Avis et Décisions commentés de la justice constitutionnelle burkinabè de 1960 à nos jours, Op.cit., p. 122 et ss. 208 Ceci est malheureusement une habitude du juge constitutionnel burkinabè. V°. Séni Mahamadou OUEDRAOGO et Djibrihina OUEDRAOGO, « Libres propos sur la transition politique au Burkina Faso : du contexte au texte de la Charte de la transition », Revue Electronique Afrilex, février 2015, 28 p. 28 dictum209 dont les Hautes Cours ont le secret du maniement, ouvrir une brèche pour le recours des justiciables210. Du point de vue de la doctrine burkinabè, « Cette dernière option aurait été la meilleure. L'exception d'inconstitutionnalité ouvrait des espoirs pour le développement de la justice constitutionnelle au Burkina Faso »211. Le juge constitutionnel burkinabè aurait pu agir comme son homologue béninois qui ne manque pas de censurer de façon constante les juges qui se prononcent sur l'opportunité de la question soulevée ou qui choisissent de ne pas lui renvoyer la question212. Par sa frilosité213, il venait de fermer les portes d'accès du contentieux constitutionnel burkinabè214, car c'est l'action citoyenne qui donne toute sa vitalité à la justice constitutionnelle215. La preuve en est qu'après cette première tentative, il aura fallu attendre neuf (9) années plus tard pour voir un nouveau recours en exception d'inconstitutionnalité être intenté au Burkina Faso216. Avec cette décision, le juge constitutionnel burkinabè n'a fait qu'accentuer les critiques déjà pesantes sur les juridictions constitutionnelles africaines. En effet, pour Babacar GUEYE, la faiblesse quantitative de la jurisprudence constitutionnelle est due au manque de hardiesse du juge constitutionnel qui s'enferme dans une conception minimaliste de ses prérogatives217. Au même titre que Dodzi KOKOROKO, nous nous interrogeons sur la raison qui pourrait amener cette institution, malgré la liberté dont elle dispose, à se limiter ou à agir dans un sens plutôt que dans un autre218. Le Conseil constitutionnel aurait pu, par cette jurisprudence, se dégager de ce que Hugues PORTELLI appelle une « subordination au pouvoir politique »219 pour se rapprocher 209 Expression latine signifiant littéralement « soit dit en passant ». En droit procédural, opinion ou observation incidente faite par le juge qui, bien que se trouvant à l'intérieur de la décision rendue, ne constitue pas un raisonnement juridique justifiant celle-ci. Dès lors, l'obiter dictum n'a pas l'autorité de la chose jugée. 210 Stéphane BOLLE, Op.cit., ibidem. 211 Augustin LOADA, Avis et Décisions commentés de la justice constitutionnelle burkinabè de 1960 à nos jours, Op.cit., p. 123. 212 Ibrahim David SALAMI et Diane O. Melone GANDONOU, Droit constitutionnel et institutions du Bénin, Cotonou, Editions CEDAT, 2014, p. 380. 213 Cela, à l'inverse du juge constitutionnel béninois qui fait habituellement montre de grand courage. Voir dans ce sens l'article de Placide MOUDOUDOU, « Réflexion sur le contrôle des actes réglementaires par le juge constitutionnel africain : cas du Bénin et du Gabon », Annales de l'Université Marien NGOUABI, 2011-2012 ; 1213 (3) : pp. 65-91. 214 Augustin LOADA, Avis et décisions de la justice constitutionnelle burkinabè de 1960 à nos jours, Op.cit., p. 123. 215 Théodore HOLO, « Emergence de la justice constitutionnelle », Revue Pouvoirs, n°129-2009/2, pp. 101-114. 216 V°. Conseil constitutionnel burkinabè, DCC n°2016-08/CC du 12 juillet 2016 sur l'exception d'inconstitutionnalité de l'article 497°3 du code de procédure pénale ou affaire BADO Abdoulaye. 217 Babacar GUEYE, « La démocratie en Afrique, succès et réticences », Revue Pouvoirs, n°129-2009/2, pp. 5-26. 218 Dodzi KOKOROKO cité par Maria Nadège SAMBA-VOUKA, « La saisine des juridictions constitutionnelles dans le nouveau constitutionnalisme en Afrique », Op.cit., pp. 54-71. 219 Hugues PORTELLI, Droit constitutionnel, Paris, Dalloz, 2011, 9ème édition, p. 354. 29 d'une véritable juridiction constitutionnelle220. Mais, le juge constitutionnel burkinabè nous aura laissé sur notre faim, tuant dans l'oeuf, par la même occasion, l'avenir de l'exception d'inconstitutionnalité en l'abandonnant « aux désidératas des juridictions ordinaires »221. On ne peut en effet s'empêcher de penser que cette attitude, ce premier faux départ de la Cour de cassation et du Conseil constitutionnel a découragé et refroidi les ardeurs des justiciables sur l'effectivité de l'exception d'inconstitutionnalité au Burkina Faso. L'on se demande l'intérêt de consacrer un droit dont la jouissance n'est pas garantie222. Le mécanisme instituant un moyen d'accès du citoyen-justiciable à la justice constitutionnelle au Burkina Faso souffre d'un autre mal qui est celui de sa qualification juridique erronée. 220 Ibidem. 221 Stéphane BOLLE, Op.cit., ibidem. 222 Guetwendé Gilles SAWADOGO, Les insuffisances de la Constitution burkinabè du 02 juin 1991, Mémoire de Licence soutenue à l'Université Privée de Ouagadougou, 2014. Disponible en ligne sur l'adresse https://www.memoireonline.com/11/17/10153/m-Les-insuffisances-de-la-constitution-burkinabe-du-02-juin-199119.html consulté le 12 septembre 2020 à 18h36. 30 CHAPITRE II : UNE QUALIFICATION ERRONEE DU NATURE L'exception d'inconstitutionnalité était, au Burkina Faso, un mécanisme relativement complexe dans sa mise en oeuvre. Cette complexité est imputable à plusieurs facteurs. Ces facteurs sont d'ordre sociologique223 et juridique224. Par ailleurs, il faut noter plus précisément la complexité due à la nature même du mécanisme qui s'apparente plus à une question préjudicielle d'un type spécifique225 qu'à une exception d'inconstitutionnalité telle que conçue dans le Common Law226. En effet, « si le juge de l'action n'est pas le juge de l'exception, on ne saurait parler d'exception d'inconstitutionnalité », dira Isaac NDIAYE227. Il s'agirait d'un « big-bang juridictionnel »228, d'une question préjudicielle. Cette dernière est définie comme une question « qui oblige le tribunal à surseoir à statuer jusqu'à ce qu'elle ait été soumise à la juridiction compétente »229. Mais, au Burkina Faso comme dans d'autres pays de l'espace ouest africain230, la tendance est de qualifier la question préjudicielle d'exception d'inconstitutionnalité231. L'affirmation de la nature préjudicielle du mécanisme burkinabè réside dans le fait que la question est posée devant le juge ordinaire appelé aussi « juge a quo » (Section I) mais celle-ci est tranchée par le Conseil constitutionnel jouant le rôle du « juge a quem » (Section II). 223 Nous faisons référence à la non-utilisation du mécanisme par les citoyens-justiciables qui sont les premiers destinataires de ce droit. V°. Supra., p. 20. 224 La difficulté juridique se rapporte au fait que le justiciable se trouverait dans une impasse lorsque la juridiction du fond refuserait d'effectuer le renvoi, car celui-ci ne dispose d'aucune voie légale pour contraindre cette juridiction à s'exécuter. 225 Thierry Serge RENOUX, « L'exception telle est la question », RFDC, n°4-1990, pp. 651-658. Voir la distinction qui est faite entre la question préjudicielle proprement dite et la QPC sur le site https://www.conseil-constitutionnel.fr/nouveaux-cahiers-du-conseil-constitutionnel/qpc-textes-applicables-et-premieres-decisions consulté le 23 septembre 2020 à 22h28. 226 Aux Etats-Unis, l'exception d'inconstitutionnalité est tranchée par le juge devant lequel la question a été soulevée. Le contrôle de constitutionnalité est dit diffus ou décentralisé. 227 Isaac Yankhoba NDIAYE, « L'accès à la justice constitutionnelle par le citoyen », Communication au 6ème Congrès de l'Association des Cours et Conseil constitutionnels ayant en partage l'usage du français, Marrakech, du 4 au 6 juillet 2012. 228 Dominique ROUSSEAU, « La question préjudicielle de constitutionnalité : un big-bang juridictionnel ? », Revue du Droit Public et de la Science Politique, n°125/2009, p. 631. 229 Serge GUINCHARD (dir.), Lexique des termes juridiques, Paris, Dalloz, 2014, 21ème édition, p. 766. 230 Il en est ainsi du Niger et du Bénin qui ont également consacré l'expression « exception d'inconstitutionnalité » alors qu'il n'en est rien. Voir les articles 132.al 2 de la Constitution nigérienne et 122 de la Constitution béninoise. 231 Léon Kos'Ongenyi ODIMULA LOFUNGUSO, La justice constitutionnelle et la judiciarisation de la vie politique congolaise, Paris, l'Harmattan, 2016, p. 130. 31 |
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