Section II : Un pouvoir législatif
accordé au juge constitutionnel ?
L'exception d'inconstitutionnalité a propulsé le
juge constitutionnel burkinabè au rang
d' « organe législatif partiel
»553 et serait davantage un contre-pouvoir qu'une
autorité554. Ainsi, le juge constitutionnel serait devenu ce
que d'aucuns appelleraient un législateur négatif
(§1). Ce pouvoir manifestement important fait miroiter le
risque d'un gouvernement des juges au Burkina Faso
(§2).
§1 : Le juge constitutionnel, un
législateur négatif
Le rôle de législateur négatif du juge
constitutionnel s'aperçoit notamment dans son pouvoir d'abrogation des
lois en vigueurs (A). Par ailleurs, il faut noter que le juge
constitutionnel burkinabè n'a pas tendance à moduler les effets
de cette abrogation (B).
A. L'abrogation de la loi par le juge constitutionnel
L'exception d'inconstitutionnalité est sans conteste le
mécanisme par lequel le juge constitutionnel peut se prévaloir
d'un pouvoir législatif. En effet, par ce mécanisme, le juge
constitutionnel peut « geler » une loi, car dès lors qu'il la
déclarera inconstitutionnelle, celle-ci ne pourra plus être
appliquée. Tel que l'a écrit Pierre BON, la décision
d'inconstitutionnalité doit entraîner la disparition de la norme
contestée de l'ordonnancement juridique555. Mais, «
est-ce que le pouvoir d'annuler les lois ne fait pas du Conseil constitutionnel
un organe du pouvoir législatif ? », se questionne Bachir Yelles
CHAOUCHE556. A cette interrogation, Mahamadou SY répondra que
le juge constitutionnel semble être un « législateur à
l'envers »557 dans la mesure où « ses annulations entrainent
les mêmes effets que l'abrogation, ou mieux encore, le retrait de la loi
»558. De ce point de vue, si par principe le juge
constitutionnel ne
553 Patrick Wafeu TOKO, « Le juge qui crée le
droit est-il un juge qui gouverne ? », Les Cahiers de Droit,
Vol.54, n°1, 2013, pp. 145-174.
554 Ibidem.
555 Pierre BON, « L'exception
d'inconstitutionnalité en Espagne (question de
constitutionnalité) », Op.cit., pp. 679-683.
556 Bachir YELLES CHAOUCHE, Le Conseil constitutionnel en
Algérie, Op.cit., p. 117 et Ss.
557 Mahamadou Mounirou SY, La protection constitutionnelle
des droits fondamentaux en Afrique, Paris, l'Harmattan, 2007, p. 461.
558 Ibidem.
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maîtrise guère l'édiction d'une nouvelle
norme, le fait qu'il gère directement la disparition d'une norme fait de
lui un « législateur négatif »559.
En droit constitutionnel comparé nigérien, afin
que ne subsiste aucune ambiguïté, la Constitution précise
clairement que toute disposition déclarée inconstitutionnelle sur
le fondement de l'exception d'inconstitutionnalité « est caduque de
plein droit »560. De même qu'en droit constitutionnel
français où la Constitution prévoit qu'une disposition
déclarée inconstitutionnelle sur le fondement d'une QPC «
est abrogée à compter de la publication de la décision du
Conseil constitutionnel »561. Cette référence
à « l'abrogation » permet de bien faire comprendre que la
décision du Conseil constitutionnel emporte sortie de vigueur de la
disposition législative litigieuse562.
Qu'en est-il du droit constitutionnel burkinabè ?
Hélas, une fois de plus, les textes en la
matière au Burkina Faso restent silencieux sur cette question.
Toutefois, la pratique observée dans le système juridique
burkinabè laisse également croire à un effet abrogatoire
des décisions d'inconstitutionnalité du Conseil constitutionnel
burkinabè. Le rôle actif joué par le juge constitutionnel
burkinabè fait de lui un véritable « jurislateur »,
selon le mot d'Ibrahim MOUMOUNI563. On peut parfaitement
étayer cette affirmation en analysant le nouveau code de
procédure pénale burkinabè. En effet, suite à la
décision du 12 juillet 2016 rendue sur exception
d'inconstitutionnalité par le Conseil constitutionnel qui a
déclaré l'article 497°3 de l'ancien code de procédure
pénale contraire à la Constitution, car refusant le droit d'appel
à la partie civile dans un procès pénal564, le
législateur a tenu à abroger cette disposition et à
accorder désormais ce droit d'appel à la partie civile notamment
à l'article 317-2 du nouveau code de procédure
pénale565.
Outre cette décision, une autre décision
d'inconstitutionnalité ou de non-conformité a été
rendue par le Conseil une année plus tard sur l'exception
d'inconstitutionnalité des articles
559 Pascale DEUMIER, « Les effets dans le temps des
décisions QPC : un droit des conséquences des décisions
constitutionnelles », Les Nouveaux Cahiers du Conseil Constitutionnel,
n°46, 2015, pp. 65-77.
560 Article 132 al.2 de la Constitution nigérienne du 25
novembre 2010.
561 Article 62 al.2 de la Constitution française.
562 Pascal MBONGO, « Droit au juge et
prééminence du droit. Bréviaire processualiste de
l'exception d'inconstitutionnalité », Recueil Dalloz,
2008, p. 2089.
563 Ibrahim MOUMOUNI, « La Constitution : la fin de la
hiérarchie des normes en droit interne ? », in Oumarou
NAREY (dir.), La Constitution. Actes du Séminaire Scientifique
Tenu à Niamey du 24 au 26 octobre 2018, ANDC, p. 291.
564 V°. Conseil constitutionnel burkinabè,
décision n°2016-08/CC du 12 juillet 2016 sur exception
d'inconstitutionnalité de l'article 497°3 du code de
procédure pénale.
565 V°. La loi n°040-2019/AN du 29 mai 2019 portant
code de procédure pénale au Burkina Faso.
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21 et 33 de la loi organique sur la Haute Cour de
Justice566. Ce qui prouve que les décisions du juge
constitutionnel ont une valeur législative567 et donc que le
Conseil constitutionnel burkinabè a un pouvoir législatif. Ainsi,
au Burkina Faso, sur les sept (7) fois que le Conseil a été saisi
par exception d'inconstitutionnalité, celui-ci a rendu deux
décisions de non-conformité et donc d'abrogation
jurisprudentielle. Ce pouvoir d'abrogation dont dispose le juge constitutionnel
est, selon notre analyse, une méconnaissance de la règle du
parallélisme de forme et de compétence qui régit tout acte
juridique. En effet, selon cette règle, seul le législateur qui a
adopté la loi peut être compétent pour l'abroger.
Dès lors, l'exception d'inconstitutionnalité constitue « un
empiètement sur le législatif »568, un brouillard
dans les institutions569.
De ce qui précède, il convient d'admettre que le
juge constitutionnel est un représentant du peuple. Cela, parce que la
représentation n'est pas liée au mode de nomination mais
dérive de la qualité de co-législateur570.
Dès lors, le juge constitutionnel peut être
considéré comme un représentant du souverain, car il
participe de manière décisionnelle à l'exercice du pouvoir
législatif571. Ainsi, il est désormais clair que
grâce à ce mécanisme de l'exception
d'inconstitutionnalité, le juge constitutionnel burkinabè
participe au pouvoir législatif, car disposant désormais d'un
pouvoir d'abrogation sur les lois. Toutefois, force est de constater que
l'abrogation immédiate d'une disposition législative peut parfois
causer une insécurité juridique dans le droit positif.
D'où l'intérêt de la modulation des effets de la
décision d'abrogation qui fait défaut au Burkina Faso.
B. L'absence de modulation des effets de la
décision d'abrogation
Dans cet argumentaire, il s'agirait de se questionner sur le
fait de savoir si l'abrogation intervenue par le mécanisme de
l'exception d'inconstitutionnalité a un effet immédiat ou bien un
effet différé. Ce choix entre abrogation immédiate ou
différée s'exercera généralement au
566 V°. Conseil constitutionnel burkinabè,
décision n°2017-013/CC du 09 juin 2017 sur l'exception
d'inconstitutionnalité des articles 2, 21 et 33 de la loi organique sur
la Haute Cour de Justice.
567 Anne RASSON, « La valeur de la distinction entre
autorité absolue et autorité relative de la chose jugée
», Op.cit., pp. 593-612.
568 Frédéric ROUVILLOIS, « Michel
Debré et le contrôle de constitutionnalité »,
RFDC, n°46, 2001, pp. 227-235.
569 Yves GAUDEMET, « Brouillard dans les Institutions :
à propos de l'exception d'inconstitutionnalité », Revue
de Droit Public, n°3, 2009, pp. 581-587.
570 Cyril BRAMI, Des juges qui ne gouvernent pas,
Op.cit., p. 174.
571 Ibidem.
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regard des conséquences manifestement excessives
qu'emporterait une abrogation immédiate. Le Conseil constitutionnel
burkinabè reste muet sur la détermination de la portée des
effets de l'inconstitutionnalité constatée572. Il se
contente de dire que la disposition querellée est contraire à la
Constitution573 tout en laissant aux pouvoirs publics et aux
juridictions le soin de tirer les conséquences de cette
inconstitutionnalité.
En droit constitutionnel comparé français par
contre, le deuxième alinéa de l'article 62 de la Constitution
dispose qu' « Une disposition déclarée inconstitutionnelle
sur le fondement de l'article 61-1 est abrogée à compter de la
publication de la décision du Conseil constitutionnel ou d'une date
ultérieure fixée par cette décision... ». En
application de cette disposition, le juge constitutionnel français prend
souvent le soin de déterminer la portée de
l'inconstitutionnalité constatée au regard des effets que
produirait l'abrogation immédiate de la norme. Ces effets sont parfois,
mais pas toujours, précisés par le Conseil. Ainsi par exemple, le
Conseil constitutionnel a pu dire dans une décision QPC rendue en 2010
que « l'abrogation immédiate de l'article L. 337 du code de la
santé publique, devenu son article L. 3212?7, méconnaîtrait
les exigences de la protection de la santé et la prévention des
atteintes à l'ordre public et entraînerait des conséquences
manifestement excessives »574. Plus récemment en 2014,
le Conseil jugeait que « Considérant, en premier lieu, que
l'abrogation immédiate du 8° bis de l'article 706-73 du code de
procédure pénale aurait pour effet non seulement d'empêcher
le recours à une garde à vue de quatre-vingt-seize heures pour
des faits d'escroquerie en bande organisée, mais aussi de faire obstacle
à l'usage des autres pouvoirs spéciaux de surveillance et
d'investigation prévus par le titre XXV du livre IV du même code
et aurait dès lors des conséquences manifestement excessives ;
qu'afin de permettre au législateur de remédier à
l'inconstitutionnalité du 8° bis de l'article 706-73 du code de
procédure pénale, il y a lieu de reporter au 1er
septembre 2015 la date de cette abrogation »575. Par
ailleurs, dans cette même décision, le Conseil poursuit son
raisonnement en ajoutant que « les mesures de garde à vue
prises avant la publication de la présente décision et les autres
mesures prises avant le 1er septembre 2015 en application des dispositions
déclarées contraires à la Constitution ne
572 Séni Mahamadou OUEDRAOGO, « L'admission en
clair-obscur du droit d'appel de la partie civile en matière
pénale : à propos de la décision n°2016-08/CC sur
l'exception d'inconstitutionnalité de l'article 497-3° du code de
procédure pénale », RBD, n°51-1er
semestre/2017, pp. 245-255.
573 Djibrihina OUEDRAOGO et Séni Mahamadou OUEDRAOGO,
« Libres propos sur la transition politique au Burkina Faso : du contexte
au texte de la Charte de la transition », Revue Electronique
Afrilex, février 2015, 28 p.
574 V°. Conseil constitutionnel français,
décision n°2010-71, QPC du 26 novembre 2010.
575 V°. Conseil constitutionnel français,
décision n°2014-420/421 QPC du 09 octobre 2014.
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peuvent être contestées sur le fondement de
cette inconstitutionnalité »576. C'est ce qui a
amené Xavier MAGNON à dénoncer cette modulation des effets
dans le temps des décisions de censure et l'usage de l'abrogation
différée, car celle-ci ne profitait pas au
justiciable577 à l'origine de la question exceptionnelle de
constitutionnalité. Or, cette modulation devrait être mise en
balance avec le souci de l'effet utile578 au nom duquel la
déclaration d'inconstitutionnalité doit bénéficier
à l'auteur de la question de constitutionnalité et la disposition
déclarée contraire à la Constitution ne peut être
appliquée dans les instances en cours à la date de la publication
de la décision 579. Pour Pascal DEUMIER, « la
disparition de la disposition inconstitutionnelle jouant pour l'avenir et pour
les instances en cours » serait préférable580.
Au regard de cette critique, l'absence de modulation ou
d'abrogation différée dans le paysage constitutionnel
burkinabè reste l'option la plus profitable pour les justiciables qui
seraient enclins à soulever une exception d'inconstitutionnalité.
Par ailleurs, ce pouvoir législatif qui est accordé au Conseil
par le mécanisme de l'exception d'inconstitutionnalité peut
s'avérer redoutable dans un Etat démocratique tel que le Burkina
Faso. Ainsi, si la naissance du juge constitutionnel marque la fin d'un
absolutisme de la loi, avec ce mécanisme de l'exception
d'inconstitutionnalité, ne faut-il pas craindre le début d'un
autre ?
§2 : Le risque apparent d'un gouvernement des
juges
La théorie du gouvernement des juges survient quand le
juge constitutionnel a le pouvoir de remettre en cause une loi votée par
le parlement notamment par la voie de l'exception
d'inconstitutionnalité. Dès lors, cette théorie se
révèle manifestement dangereuse (A). Toutefois,
cette théorie du gouvernement des juges paraît, en
réalité, relativement excessive au Burkina Faso
(B).
576 Voir le 27ème et dernier considérant
de la décision n°2014-420/421 QPC du 09 octobre 2014.
577 Xavier MAGNON, « L'apport de la question prioritaire
de constitutionnalité à la protection des droits et
libertés dans les différents champs du droit : une
synthèse », HAL/Archives ouvertes, 13 p.
578 Dans le domaine de l'interprétation des lois, un
argument d'interprétation d'effet utile est un argument qui
découle de l'adage selon lequel « le législateur ne parle
pas pour rien dire » et qu'« il ne reste pas silencieux pour rien
». V°. Stéphane BEAULAC et Frédéric BERARD,
Précis d'interprétation législative,
Montréal, LexisNexis, 2014, 1ère édition,
566 p.
579 Pascale DEUMIER, « Les effets dans le temps des
décisions QPC : un droit des conséquences des décisions
constitutionnelles », Op.cit., pp. 65-77.
580 Ibidem.
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