A. La normativité de la Constitution
L'évolution du droit constitutionnel contemporain en
général et du droit constitutionnel burkinabè en
particulier fait naître une nouvelle tendance, celle de la
normativité de la Constitution. L'exception
d'inconstitutionnalité demeure le mécanisme qui traduit le
mieux
394 Dominique Junior ZAMBO, « Protection des droits
fondamentaux et droit à la juridictio constitutionnelle au Cameroun :
continuité et ruptures », La Revue des Droits de l'Homme
(en ligne), n°15/2019, 36 p.
395 Ibidem.
396 Bernard STIRN, Les libertés en question,
Op.cit., p. 9.
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cette normativité de la Constitution. Ce
mécanisme consiste notamment à sanctionner le non-respect des
principes à valeur constitutionnelle, des droits fondamentaux de l'Homme
qui s'imposent de manière contraignante dans tout système
juridique, dans tout Etat qui se réclame du nombre des Etats de droit.
Cela s'avère être le propre de la normativité. En effet, la
contrainte ou l'impérativité constitue l'élément
distinctif de la norme397 et le trait spécifique de la
normativité398. Ainsi, la Constitution est désormais
perçue comme une règle devant être respectée dans
toute sa substance au même titre que n'importe quelle autre règle
juridique ayant une force exécutoire et contraignante. Elle est devenue
normative dira-t-on. Ceci est dû au fait que la Constitution est de plus
en plus considérée par moult doctrinaires comme une norme
juridique399, une règle de droit400. Dès
cet instant, la normativité de la Constitution n'est plus à
contester401. En effet, la Constitution contient des règles
directement applicables par les juges402 dans les contentieux
relevant de leurs compétences. Au doyen FAVOREU d'ajouter que
désormais « Toutes les normes constitutionnelles sont d'application
directe et n'ont pas besoin du relais de la loi pour être rendue
opérationnelles »403. Cela conduit indubitablement le
droit constitutionnel à se départir des reproches le cantonnant
à un simple contrôle institutionnel. Grâce à
l'exception d'inconstitutionnalité, les règles constitutionnelles
ne sont plus seulement des orientations générales ou des
intentions politiques404. Désormais, la
référence à la Constitution n'a pas pour seul
intérêt de connaître l'organisation et le fonctionnement du
pouvoir politique405. Le droit de la Constitution n'est plus
seulement le droit des institutions politiques406. Il s'agit
désormais d'un véritable droit, un droit juridictionnel qui est
mis en oeuvre
397 Franc De Paul TETANG, « La normativité des
constitutions des Etats africains d'expression française »,
RFDC, n°104-2015/4, pp. 953-978.
398 Ibidem.
399 Alexandra VIALA, « La question de l'autorité
des décisions du Conseil constitutionnel », in Dominique
ROUSSEAU (dir.), Le Conseil constitutionnel en question, Paris,
l'Harmattan, 2004, p. 145.
400 Louis FAVOREU, « L'exception
d'inconstitutionnalité est-elle indispensable en France ? »,
AJC, n°8-1992, 1994, pp. 11-22.
401 Boubacar BA, « Le préambule de la Constitution
et le juge constitutionnel en Afrique », Revue Electronique Afrilex,
janvier 2016, 36 p.
402 Bertrand de LAMY, « Les principes constitutionnels
dans la jurisprudence judiciaire. Le juge judiciaire, juge constitutionnel ?
», Op.cit., pp. 780-820.
403 Louis FAVOREU cité par Bertrand de LAMY, « Les
principes constitutionnels dans la jurisprudence judiciaire. Le juge
judiciaire, juge constitutionnel ? », Op.cit., pp.
780-820.
404 Bernard CUBERTAFOND, Le nouveau droit constitutionnel,
Paris, l'Harmattan, 2008, p. 19.
405 Jacques MOREAU (dir.), Droit public. Tome 1.
Théorie générale de l'Etat et Droit Constitutionnel. Droit
administratif, Paris, Economica, 1995, 3ème édition, p. 211.
406 Louis FAVOREU, « La justice constitutionnelle en
France », Les Cahiers de Droit, Vol.26, n°2/1985, pp.
301337.
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par la justice constitutionnelle. Ainsi, la Constitution
« quitte l'étape métaphysique pour accéder à
la positivité »407.
Rendre normative la Constitution, telle est, entre autres, le
but de la justice constitutionnelle. Charles EISENMANN écrivait que
« le sens de la justice constitutionnelle est de garantir la
répartition de la compétence entre législation ordinaire
et législation constitutionnelle (...) ; elle fait des règles
constitutionnelles des normes juridiquement obligatoires, de véritables
règles de droit en y attachant une sanction ; sans elle, la Constitution
n'est qu'un programme politique, à la rigueur obligatoire moralement, un
recueil de bons conseils à l'usage du législateur, mais dont il
est juridiquement libre de tenir ou de ne pas tenir compte (...). La justice
constitutionnelle transforme donc en normes véritablement juridiques ce
qui seulement se voulait tel. La Constitution devient ainsi et ainsi seulement
la règle de droit suprême »408. L'on voit
dès lors se dessiner le « nouveau visage » du contentieux
constitutionnel409.
L'exception d'inconstitutionnalité participe activement
à l'instauration d'une Constitution à caractère normatif
et contraignant. En effet, à travers ce mécanisme, le Conseil
constitutionnel applique les règles constitutionnelles dans un cas
précis en litige. La réponse du Conseil constitutionnel à
la question posée par les justiciables déterminera
l'applicabilité de la disposition législative qui fait grief, par
rapport à la norme fondamentale qu'est la Constitution. C'est dans cet
ordre d'idée que le Conseil constitutionnel burkinabè a
bloqué, sur demande des requérants, l'application des articles 21
et 33 de la loi organique sur la Haute Cour de Justice, car ces articles
violent les articles 1, 2 et 4 de la Constitution qui proclament le principe
d'égalité devant les juridictions et le principe du double
degré de juridiction ainsi que des principes généraux de
droit à valeur constitutionnelle qui gouvernent tout procès juste
et équitable410. Dès lors, force est de constater que
cette normativité de la Constitution, devenue précise avec le
mécanisme de l'exception d'inconstitutionnalité, accentue le
caractère subjectif du contentieux constitutionnel dans la mesure
où les justiciables auront tendance à soulever l'exception dans
le seul et unique but de protéger leurs intérêts
personnels.
407 Jacques Djoli ESENG'EKELI, Droit constitutionnel.
L'expérience congolaise, Op.cit., p. 44.
408 Charles EISENMANN cité par Dominique CHAGNOLLAUD,
Droit constitutionnel contemporain, Op.cit., p. 71.
409 Guillaume DRAGO, « Le nouveau visage du contentieux
constitutionnel », RFDC, n°84-2010/4, pp.751-760.
410 V°. Conseil constitutionnel burkinabè,
Décision n°2017-013/CC du 09 juin 2017 sur l'exception
d'inconstitutionnalité de la loi sur la Haute Cour de Justice.
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B. La protection d'intérêts
personnels
Toute la critique autour de l'exception
d'inconstitutionnalité est son caractère subjectif. Ce
mécanisme tend à faire du contentieux constitutionnel un
contentieux de plus en plus subjectif. Cela, dans la mesure où,
l'exception d'inconstitutionnalité a une propension de sauvegarde des
intérêts personnels et individuels des justiciables. D'ailleurs,
sans intérêt direct et personnel, le justiciable ne saurait
valablement soulever une exception d'inconstitutionnalité. En effet,
lorsque l'article 157 al.2 de la Constitution du Burkina Faso précise
que le citoyen ne peut soulever une exception d'inconstitutionnalité que
« dans une affaire qui le concerne » directement, cela signifie que
le droit à l'exception d'inconstitutionnalité est
conditionné par un intérêt à agir du
requérant411. Du point de vue d'Antoine MESSARA, cette
condition de l'intérêt dans tout recours par voie d'exception est
un principe général qui n'exige pas une disposition
spécifique412.
La subjectivité de l'exception
d'inconstitutionnalité se relève du fait que les citoyens ne
soulèvent ce moyen que pour leur propre défense413. On
assiste, selon l'expression d'Olivier DUHAMEL, à « une
appropriation inédite de la Constitution par les citoyens
»414. La Constitution n'est plus seulement l'affaire des
pouvoirs publics415, elle devient la chose des citoyens pour servir
leurs intérêts. Dominique ROUSSEAU nous indiquera à cet
effet qu'avec l'exception d'inconstitutionnalité, « la Constitution
est sortie de l'univers clos des facultés de droit pour entrer dans les
prétoires »416. Dès lors, avocats et juges ont un
intérêt professionnel à connaître le mécanisme
de l'exception d'inconstitutionnalité parce qu'il y va de
l'intérêt du justiciable que soit soulevé le moyen de
l'argument constitutionnel417. L'exception
d'inconstitutionnalité serait alors encline à ne faire que
l'objet des jeux d'intérêts. Ainsi, on est en droit de craindre un
éventuel abus de droit à l'exception
d'inconstitutionnalité418. Le cas échéant,
comme l'a si bien démontré Bianca SELEJAN-GUTAN dans l'un de ses
riches
411 Théodore HOLO, « Le citoyen, pierre angulaire de
la justice constitutionnelle au Bénin », Op.cit., pp.
101-114.
412 Antoine MESSARA, « Le citoyen et la justice
constitutionnelle : problème et aménagement à la
lumière de l'étude de la Commission de Venise et en perspective
comparée », Op.cit., ibidem.
413 Pierre PACTET et Ferdinand MELIN-SOUCRAMANIEN, Droit
constitutionnel, Paris, Dalloz, 2006, 25ème édition, p. 77.
414 Olivier DUHAMEL, « La QPC et les Citoyens »,
Revue Pouvoirs, n°137-2011/2, pp. 183-191.
415 Gilles BADET, Les attributions originales de la Cour
constitutionnelle du Bénin, Cotonou, FES, 2013, p. 182.
416 Dominique ROUSSEAU (dir.), La Question prioritaire de
constitutionnalité, Paris, Gazette du Palais, 2012, 2ème
édition, p. 1.
417 Ibid., p. 4.
418 Bianca SELEJAN-GUTAN, « L'exception
d'inconstitutionnalité en Roumanie : instrument de protection des droits
ou technique dilatoire ? », Op.cit., pp. 65-79.
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articles, « le grand succès de l'exception
d'inconstitutionnalité » deviendrait alors « l'un de ses plus
grands ennemis »419.
Par ailleurs, la manière relativement
facile420 dont l'exception d'inconstitutionnalité peut
être soulevée devant un tribunal ordinaire et surtout la
suspension obligatoire du procès suite à un tel
soulèvement, vont inéluctablement conduire à une situation
paradoxale : « la transformation de l'exception, par certains
justiciables, en technique dilatoire du procès, utilisée au seul
but de tergiverser l'action principale »421. C'est en cela que
le rôle de filtre des juridictions ordinaires422 permettrait
de vérifier si l'exception est manifestement infondée. Mais avec
la consécration jurisprudentielle d'une saisine directe par voie
d'exception au Burkina Faso423, les justiciables ont le champ libre
pour jouer au dilatoire au maximum de leurs intérêts personnels et
parfois mesquins. Du moins, cela serait à craindre au Burkina Faso
lorsque les avocats prendront conscience de l'utilité de ce
mécanisme424. Afin de prévenir toute tentative et
entreprise dilatoire, en Roumanie, le sursis à statuer a
été rendu facultatif. Ainsi, dans le but d'assurer la
célérité de la justice et de préserver les
intérêts de la partie adverse qui risquerait de voir son action
paralysée par une requête dilatoire en exception
d'inconstitutionnalité, le procès au fond peut alors continuer
son cours en attendant la décision de la juridiction
constitutionnelle425. Toutefois, il est donné la
possibilité au justiciable, en aval de la décision
constitutionnelle, de faire ultérieurement recours contre la
décision rendue par le juge du fond426.
L'exception d'inconstitutionnalité est certes un moyen
de protection des droits fondamentaux. Mais, il est clair que certains
justiciables useront de ce mécanisme pour servir d'autres
intérêts personnels d'autant plus qu'au Burkina Faso, l'exception
d'inconstitutionnalité n'est pas dirigée que contre les lois
portant atteinte aux droits fondamentaux mais plutôt contre toute
disposition législative contraire à la Constitution dans son
ensemble427. Quoi qu'il en soit, même si l'exception
d'inconstitutionnalité est un droit subjectif, force est de constater
avec
419 Bianca SELEJAN-GUTAN, « L'exception
d'inconstitutionnalité en Roumanie : instrument de protection des droits
ou technique dilatoire ? », Op.cit., pp. 65-79.
420 Ibidem.
421 Ibidem.
422 Il s'agit de la procédure de la Question Prioritaire
de constitutionnalité telle qu'instituer en France.
423 V°. Supra., p. 40.
424 V°. Supra., p. 22.
425 Bianca SELEJAN-GUTAN, « L'exception
d'inconstitutionnalité en Roumanie : instrument de protection des droits
ou technique dilatoire ? », Op.cit., pp. 65-79.
426 Ibidem.
427 Article 25 de la loi organique n°011-2000/AN du 27 avril
2000 sur le Conseil constitutionnel.
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Laurent ECK que ce droit subjectif découle du droit
objectif et est reconnu par lui428. Dès lors, la
subjectivation du contentieux constitutionnel n'est pas l'unique
intérêt de l'exception d'inconstitutionnalité. Dans ses
effets, l'exception d'inconstitutionnalité présente
également des caractères fortement objectifs.
Section II : Une objectivation maintenue du
contentieux constitutionnel
Il n'y a pas de doute sur le caractère fortement
subjectif de l'exception d'inconstitutionnalité. Toutefois, il subsiste
quelques éléments soutenant le maintien du caractère
objectif du contentieux constitutionnel même à travers l'exception
d'inconstitutionnalité. Cela, dans la mesure où, d'une part,
l'exception d'inconstitutionnalité se révèle être un
purgatoire pour les normes inconstitutionnelles (§1), et
d'autre part, elle permet une revalorisation du principe démocratique
(§2).
§1 : Un purgatoire des normes
inconstitutionnelles
Contrôle de constitutionnalité a
posteriori, l'exception d'inconstitutionnalité contribue à
affirmer la suprématie de la Constitution dans l'ordre juridique en ce
sens qu'elle permet d'assoir la supériorité de la Constitution
(A) et qu'elle contribue par la même occasion à
la constitutionnalisation de toutes les branches du droit
(B).
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