C. Joseph-Félix Le Blanc de La Combe
défenseur de la lithographie.
La rédaction de la biographie de Charlet est une bonne
occasion pour le colonel de La Combe de participer au débat sur la
lithographie. Né presque concomitamment au développement de la
technique en France par les artistes et imprimeurs autour de 1815-1817, le
débat repose principalement sur la destination matérielle et la
valeur esthétique, voire morale, de ce nouveau médium artistique.
Il convient dès lors de rappeler succinctement l'origine de ce
débat sur la lithographie pour mieux saisir par la suite, la
participation publique du colonel de La Combe.
Si la lithographie connaît un développement
rapide en France, grâce au bon accueil des artistes de la jeune
génération ; Charlet et Vernet en tête, elle est
parallèlement dans la presse un objet de discussion. Comme pour toutes
nouveautés des interrogations subviennent et des doutes se posent, quant
à l'utilité et la destination de cette nouvelle technique
d'estampe. Les rédacteurs se demandent si la lithographie doit
véritablement être considérée comme un nouveau
support de création pour les artistes, ou plutôt,
s'appréhender comme une nouvelle technique de reproduction et
publication économique. Cette question est induite par le double visage
de la lithographie autour de 1820. D'un côté, les artistes de la
jeune école romantique commencent à réaliser leurs
premiers dessins lithographiés, de l'autre « une foule
d'écoliers, séduits par l'idée de voir leurs oeuvres
imprimées et étalées dans les rues, se [mettent] à
griffonner sur la pierre tout ce qui leur pass[e] par la tête »
227. Ces derniers incitent finalement les commentateurs à
discréditer la lithographie, puisque recherchant davantage le profit
commercial que la maîtrise de la technique. Néanmoins, les
observateurs ne reconnaissent pas davantage le travail des artistes, qui au
contraire envisagent la lithographie comme un support artistique favorable et
qui participent à son développement. Effectivement, les
thèmes populaires abordés par les dessinateurs tels Charlet,
Vernet et Géricault ; les scènes de vie quotidienne et
l'évocation d'un souvenir agréable de l'Empire déchu,
amènent les critiques à
226 CHAMPFLEURY, Jules, op. cit., p. 11.
227 Anonyme, « Beaux-Arts », Le Journal des
Débats, 6 février 1823, p. 1.
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dévaloriser la portée artistique du
médium. Au contraire, la lithographie semble soutenue et
approuvée par les artistes de la génération
néoclassique qui ont acquis un statut important, à l'instar
d'Antoine-Jean Gros et Anne-Louis Girodet (1767-1824). Ces derniers s'essaient
en effet à la pratique de ce récent procédé
créatif. En somme, la lithographie est en quelque sorte victime de sa
popularité en 1820228.
« La lithographie n'est point de la gravure, en tant que
ce dernier mot indique des traits entaillés en creux
»229. Malgré l'article de Quatremère de Quincy
publié en 1817 à l'occasion de la présentation de la
lithographie par Engelmann à l'Institut de France, il semble que
dès le début de la production de ce nouveau médium, une
confusion s'installe quant à son appartenance au genre de la gravure.
Cette erreur est induite par les ressemblances esthétiques des
épreuves des deux techniques. À l'instar de la gravure, la
majorité des lithographies sont tirées en noir et blanc.
Néanmoins, les commentateurs les plus aguerris ne manquent pas de
remarquer des différences entre les deux médiums. De
surcroît, certains s'emploient à mettre en lumière la
supériorité plastique de la gravure sur la lithographie.
Genre de crayon, esquisses légères, et surtout
écritures, plans, géographie et tracés à la plume,
voilà le vrai domaine de la lithographie : dans ce cercle très
vaste, elles peut avoir des succès bien mérités ; mais si
l'amour-propre ou l'ambition l'en font sortir, ce sera pour se
discréditer, se perdre sans retour et se noyer dans les ruisseaux, avec
les caricatures230.
La spontanéité du dessin rendu possible par
l'évolution de la lithographie ne paraît pas remporter la
complète adhésion des commentateurs. La lithographie est alors
perçue comme un médium artistique de second plan, ne pouvant
avoir d'utilité que pour les genres les moins nobles, à l'exemple
de la caricature. À l'évidence, cela s'explique par l'ignorance
de la technique, mais surtout au conservatisme et à la peur de la mise
au rebut de la gravure, comme en témoigne cette citation tirée de
La Pandore du 16 février 1824 : « Vous allez ruiner la
228 BROUWERS, Gervaise, « La lithographie passée
en revue : entre controverses politiques et enjeux esthétiques »,
Sociétés et Représentations, n° 40, 2015, p.
188.
229 QUINCY, Quatremère de, « De la lithographie ou
Extrait d'un Rapport fait à l'Académie des beaux-arts, par une
Commission spéciale, sur un recueil de dessins lithographiés par
M. Engelmann », Le journal des sçavants, janvier 1817, p.
23.
230 JOUBERT, François-Étienne, Manuel de
l'amateur d'Estampes, Paris, l'auteur, 1821, p. 107-108, in BROUWERS,
Gervaise, op. cit., p. 191.
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gravure, disaient les uns; [..] vous empoisonnez le monde de
prétendus artistes à qui vous aurez donné trop de
facilités, disaient ceux-là »231.
« On ne peut pas dire que la lithographie soit
négligée en France »232 écrit un
journaliste anonyme dans les colonnes de l'Artiste en 1837, en
réponse à la lettre ouverte du lithographe Léon Noël
(1807-1884) dans laquelle il se plaint du peu de faveur du public pour la
lithographie. Si le rédacteur de la revue se montre bienveillant dans la
suite de son article et acquiesce finalement les propos de Noël, il semble
néanmoins qu'à cette époque rien ne change et que se
poursuit dans la presse un débat autour des qualités et des
défauts de la lithographie, qui se prolonge à l'évidence
au moment de la rédaction du premier article du colonel de La Combe sur
Charlet. Dans cette étude publiée en 1854 dans la Revue
Contemporaine, La Combe consacre un chapitre entier à la
lithographie, en plus des évocations morcelées dans l'ensemble du
texte233. Il reprend et complète ce chapitre dans la
première édition de sa biographie sur Charlet en
1856234.
Les propos du colonel de La Combe arrivent à une
période charnière et dans une actualité brûlante
pour la lithographie. D'un côté la production lithographique
romantique s'est essoufflée depuis une dizaine d'années, laissant
derrière elle un corpus innombrable d'épreuves, de l'autre les
amateurs, les collectionneurs et les critiques semblent prendre conscience de
la valeur esthétique et artistique de ces estampes. Les propos sur la
lithographie du colonel de La Combe sont prodigués de manière
constante à travers la figure de Charlet. Retraçant la
carrière de l'artiste, le colonel de La Combe met en évidence son
caractère avant-gardiste par son utilisation de la lithographie. La
Combe adopte tout d'abord une posture d'historien en cherchant à
revaloriser les premières impressions de Charlet, et par
conséquent l'art de la lithographie.
Cette oeuvre a pris naissance en quelques sorte avec
l'invention de la lithographie. Les pierres alors étaient rares, souvent
défectueuses, les procédés incomplets, les tirages
imparfaits. Cependant, malgré l'absence de toute encouragement et en
dépit du défaut d'intelligence de ses éditeurs et de la
231 La Pandore, journal des spectacles, des lettres, des
arts, des moeurs et des modes, 16 février 1824, in BROUWERS,
Gervaise, op. cit., p. 196.
232 Anonyme, « De la lithographie », L'Artiste,
n° 13, 1837, p. 15.
233 LE BLANC DE LA COMBE, Joseph-Félix, « Charlet,
sa vie, ses lettres et ses oeuvres », Revue Contemporaine, 31
janvier et 15 février 1854, chp. XXVII, p. 1-54.
234 LE BLANC DE LA COMBE, Joseph-Félix, op. cit.
chp. XXXI, p. 131-135.
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froideur qui accueille toujours les noms nouveaux dans les
arts, Charlet a su produire des chefs-d'oeuvre. Peu lui importait qu'il
vendît ou ne vendît pas. Pour lui la question n'était pas
là235.
Entonnant un ton presque lyrique, le colonel de La Combe
s'efforce de montrer combien Charlet a été
bénéfique pour la lithographie. Il participe alors en
retraçant la micro-histoire de la carrière de
dessinateur-lithographe de Charlet, à l'écriture de l'histoire
plus large de la lithographie originale. En ce sens, la défense de la
lithographie par le colonel de La Combe passe par une revalorisation du
médium au regard de l'histoire. Il évoque ainsi l'âge d'or
de la lithographie romantique. D'autres avant La Combe ont défendu la
lithographie, en publiant notamment des catalogues raisonnés, à
l'exemple de Bruzard, qui dès 1826 recense les lithographies d'Horace
Vernet236. La Combe s'inscrit néanmoins dans cette
démarche de valorisation, que reprend Henri Delaborde (1811-1899) en
1863237, ou plus tardivement Henri Béraldi (1849-1931) en
1901238.
Le colonel de La Combe répond aussi aux critiques de
ceux qui regarde la lithographie comme un moyen de reproduction à bas
coût et un support artistique de médiocre qualité.
Reconnaissant que la production secondaire à polluer l'ensemble de la
lithographie, il considère toutefois qu'elle est à envisager
comme un véritable médium artistique permettant aux artistes de
diffuser plus massivement leurs dessins, bien qu'elle ne puisse rivaliser avec
l'eau-forte. La Combe fait donc un consensus en reconnaissant la
supériorité de la gravure sur la lithographie.
[É] ne soyons point injustes envers la lithographie. On
a eu pour elle beaucoup trop d'engouement à sa naissance ; on en a
usé, abusé ; mais comme toujours la réaction a
dépassé les bornes. Certes, la lithographie ne peut avoir la
prétention de lutter avec l'eau-forte, ni avec le burin, ni même
avec la gravure sur bois ; mais elle a l'avantage de mettre à la
portée de tous de premières pensées
échappées au maitre, et qui souvent n'auraient plus la même
énergie, la même naïveté, si elles avaient
été réservées pour des oeuvres plus
châtiées. Voila la mission artistique de la lithographie. Le reste
appartient au commerce. Et félicitons-nous que ce procédé
ait pu nous conserver ces dessins si remarquables de Géricault, de
Charlet et de quelques autres dont nous eussions été
privés si ces grands artistes n'avaient eu ce moyen de transmettre
immédiatement leurs pensées.
235 LE BLANC DE LA COMBE, Joseph-Félix, « Charlet, sa
vie, ses lettres et ses oeuvres », op. cit., p. 36.
236 BRUZARD, L. M., Catalogue raisonné de l'oeuvre
lithographique de Mr J. E. Horace Vernet, Paris, Imprimerie de J. Gratiot,
1826.
237 DELABORDE, Henri, « La Lithographie dans ses rapports
avec la peinture », Revue des deux Mondes, t. 46, 1863, p.
554-631.
238 BÉRALDI, Henri, Propos d'un bibliophile,
Lille, L. Danel, 1901.
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Les propos du colonel de La Combe semblent recueillir
l'adhésion des amateurs d'estampes, puisque Delaborbe et Béraldi
arrivent en somme aux mêmes conclusions. Au moment de l'écriture
de l'ouvrage du colonel de La Combe, la lithographie ne paraît plus
recueillir l'affection des artistes, ce qui amène Henri Béraldi
à conclure a postiori que : « plus les peintres
l'abandonnent, plus les amateurs d'art, les collectionneurs et les critiques
s'y attachent »239. Ce dernier a le recul nécessaire
pour affirmer que « la situation de la lithographie en 1860 est
très compromise »240. Ce désintérêt
est à expliquer du fait de la renaissance de la gravure sur cuivre et de
la concurrence de la photographie et l'héliogravure sur la lithographie
de reproduction241. Il est donc probable qu'en revenant au travers
de la biographie de Charlet, sur l'histoire et les progrès du dessin sur
pierre, ainsi que sur ses qualités et avantages, le colonel de La Combe
cherche à prévenir en 1856 de « l'agonie de la lithographie
»242. Peut-être que La Combe s'emploie à susciter
l'intérêt des jeunes artistes pour ce médium ? En tout
état de cause, les publications de catalogues raisonnés sur les
artistes lithographes de la génération romantique - comme le fait
le colonel de La Combe - et les expositions de la fin du siècle sur la
lithographie participent à redynamiser le médium.
Une première exposition est montée en 1887
à la galerie Georges Petit, suivie d'une deuxième à
l'Exposition universelle de 1889 et d'une troisième à
l'école des Beaux-Arts de Paris en 1891243. Toutes les trois
historicisent la lithographie en présentant la chronologie depuis la
production des premiers dessinateurs sous la Restauration, jusqu'aux
productions contemporaines. Il est donc possible de penser, que comme le
faisait modestement le colonel de La Combe, les commissaires de ces expositions
cherchent à redynamiser la production. Cela apparaît encore plus
vrai, quand nous savons que la dernière exposition est
réalisée à l'initiative de la Société des
Artistes lithographes français244. Cela semble porter ses
fruits, puisque la lithographie est de nouveau adoptée à la fin
du XIXe siècle par des artistes tels Odilon Redon
239 BÉRALDI, Henri, op. cit., p. 18.
240 Ibidem, p. 16.
241 ROGER-MARX, Claude, op. cit., p. 62.
242 BURTY, Philippe, « La gravure et la photographie en
1867 », La Gazette des Beaux-Arts, t. XXIII, 1867, p. 253.
243 BÉRALDI, Henri, Exposition
générale de la lithographie au bénéfice de l'oeuvre
l'Union Française pour le sauvetage de l'enfance, cat. exp., Paris,
École des Beaux-Arts, Paris, typ. De G. Chamerot, 1891.
244 ROBICHON, François, « Fortunes et infortunes
de Charlet », in BOCHER, Nathalie, FOUCART, Bruno, JAGOT,
Hélène (éd.), op. cit., p. 122.
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(1840-1916) ou Jules Chéret (1836-1932). Ainsi, les
propos de Clément de Ris sont confirmés : « Je ne vois pas
que la lithographie, pas plus que la gravure, aient beaucoup à redouter
du voisinage de la photographie. [É] Graveurs, lithographes et
photographes peuvent donc vivre en paix à côté les uns des
autres »245.
La production lithographique subit la mode artistique
lancée par les artistes, mais également les critiques et les
amateurs. Si elle connaît une réception rapide par les artistes,
elle supporte une critique virulente dans la presse. C'est à contrecoup,
après que le mouvement romantique se soit essoufflé que la
lithographie est historicisée, puis institutionnalisé grâce
aux expositions. Ainsi, la démarche du colonel de La Combe s'inscrit
dans un mouvement général de prise de conscience pour la
protection et la valorisation de l'oeuvre de ces artistes romantiques. En
défendant l'oeuvre de Charlet, Joseph-Félix Le Blanc de La Combe
se porte comme un défenseur de la lithographie originale de toute une
génération.
245 CLÉMENT DE RIS, Louis, « Salon de 1859.
Gravure et lithographie », L'Artiste, nouvelle série, t.
VII, 12 juin 1859, p. 100.
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Chapitre troisième : Joseph-Félix Le
Blanc de La Combe « l'historien de Charlet ».
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