I. Un monument à la mémoire de Charlet.
L'ouvrage du colonel de La Combe.
A. La popularité de Charlet avant la publication de
sa biographie par le colonel de La Combe.
La carrière et l'oeuvre de Charlet sont ambivalentes et
reflètent en quelque sorte la personnalité de l'artiste. Peintre,
lithographe, graveur, aquarelliste et même imprimeur, Charlet se
présente comme le « touche à tout » de l'art du
XIXe siècle. Cependant l'historiographie semble retenir
principalement de sa carrière, son oeuvre lithographique dans laquelle
il représente le folklore français et exprime son patriotisme.
Pourtant Charlet connaît aussi une carrière officielle, qui
aujourd'hui - peut-être en son heure également - est davantage
négligée. Ainsi, nous nous intéresserons dans cette partie
à la popularité de Charlet avant la publication de l'ouvrage du
colonel de La Combe en nous appuyant sur sa biographie, son oeuvre mais aussi
sur quelques exemples de texte qui lui sont consacrés avant 1854.
Charlet débute sa formation artistique sur le tard en
1817, à l'âge de vingt-cinq ans. Très vite cependant, il
trouve sa voie et entreprend la publication d'abord chez Lasteyrie, ensuite
chez Engelmann, puis Delpech, Motte, Villain, Bry et les frères Gihaut,
d'épreuves lithographiques. Si les débuts sont difficiles, il
rencontre avec la publication du Grenadier de Waterloo (fig. 31) en
mars 1818, son premier succès, attesté par la livraison d'une
seconde pierre chez l'imprimeur Lasteyrie 246 . Charlet impose
l'iconographie du soldat et particulièrement du grognard, ce qui fait
dire à Félix-Sébastien Feuillet de Conches en 1833 que
:
C'est lui, en effet, qui a le mieux ravivé cette
tradition perdue du grognard de l'empire bronzé sous le soleil
d'Egypte, d'Italie et d'Espagne, type du héros à cinq sous par
jour, maraudeur par
246 GRIVEL, Marianne, « La modernité de Charlet
lithographe », in BOCHER, Nathalie, FOUCART, Bruno, JAGOT,
Hélène (éd.), op. cit, p. 39.
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excellence, goguenard, spirituel, insouciant, fier surtout et
dominateur, et au demeurant, à ses heures, bon compagnon » 247.
Le grognard est en effet très présent dans
l'oeuvre de Charlet en général et dans l'oeuvre lithographique en
particulier, conséquence de son attachement à l'empereur
Napoléon. Mais très vite l'artiste semble s'intéresser
également aux représentations de scènes de genre pour
toucher un plus large public. Les publications annuelles d'albums de croquis
lithographiques entre 1822 et 1840 confirment cette nouvelle orientation.
Prenant la forme de livre à l'italienne, ils sont composés de
suite de planches sans texte. Le premier album sort le 9 février 1822
chez Villain, sous le titre de Recueil de croquis, à l'usage des
petits enfants, par Charlet. Cette suite de huit planches semble
s'adresser aux enfants comme aux parents. Dans cet univers enfantin, Charlet
propose d'un côté des représentations bienveillantes pour
les enfants où se mêlent les générations, à
l'instar de L'école du soldat, de l'autre il propose des images
au service de leur éducation comme Le croquemitaine. Charlet
devient le dessinateur des familles françaises de la classe moyenne et
remporte l'affection des enfants comme celle des parents. Il vise donc un
double public, ce qui est confirmé par le titre de l'album de 1835 :
Alphabet moral et philosophique, à l'usage des petits et des grands
enfants. Charlet s'inscrit dans le contexte de production des livres
abécédaires à destination des enfants et des adultes, dont
le nombre croît considérablement entre 1830 et 1835,
conséquence de l'application de la censure en septembre
1835248. Outre la représentation des mots qui forment son
abécédaire, les images suivent un ordre symbolique. Au centre de
l'alphabet, Charlet représente « Napoléon » à la
lettre N. Il est entouré de « Misères de la guerre » et
« Ouragan », suivi de « Regrets » puis « Souvenirs
»249. À l'évidence, Charlet fait
référence au retour de la campagne de Russie, qui a
provoqué pour l'Europe un ouragan géopolitique, ainsi que le
retour de la royauté en France et les regrets et souvenirs des anciens
soldats.
Charlet trouve son public en représentant
Napoléon. Il destine manifestement ses dessins à la population
nostalgique de l'Empire et aux anciens soldats de l'empereur, tel le colonel
de
247 FEUILLET DE CONCHES, Félix-Sébastien, «
Charlet », Encyclopédie des gens du monde répertoire
universel des sciences, des lettres et des arts : avec des notices sur les
principales familles historiques et sur les personnages célèbres,
morts et vivants, par une société de savants, de
littérateurs et d'artistes, français et étrangers, t.
V, Paris, Treuttel et Würtz, 1833, p. 535.
248 LE MEN, Solène, « Les albums de Charlet et la
genèse du réalisme », in BOCHER, Nathalie, FOUCART, Bruno,
JAGOT, Hélène (éd.), op. cit, p. 69.
249 FOUCART, Bruno, « Charlet, premier et primaire
imagier de la légende napoléonienne », in BOCHER, Nathalie,
FOUCART, Bruno, JAGOT, Hélène (éd.), op. cit, p.
92.
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La Combe et le général Alexandre de Rigny
(1790-1873). Le Napoléon illustré par Charlet est loin des canons
esthétiques qu'ont développé avant lui David, Gros ou
Vernet250. Celui de Charlet est traité de manière plus
simple, peut-être plus populaire, manifestement pour plaire aux amateurs
à qui il destine ses épreuves. À l'exemple de
Napoléon en campagne, Charlet n'hésite pas à le
représenter ; en pied certes, mais seul, de manière statique, le
regard baissé et les bras croisés sur le champ de bataille.
Charlet remporte l'affection du public en jouant manifestement avec sa
sensibilité. Aussi, il n'hésite pas à représenter
l'empereur dans un environnement domestique ou de manière populaire,
tout en accordant également une place non négligeable à
ceux qui le soutiennent. Dans Sire c'est à Austerlitz que j'ai
été démoli (fig. 32) Charlet s'intéresse
davantage à présenter le courage et la fidélité des
soldats à Napoléon, qu'à mettre en lumière la
bravoure de ce dernier. Il ravive ainsi les mémoires des anciens
grognards de l'empereur et remportent leur affection.
Le fait de représenter l'empereur sous la Restauration
induit fatalement à entretenir le souvenir de l'âge d'or de
l'épopée napoléonienne. Il se présente
également comme un acte de résistance, puisque remettant en cause
l'hégémonie du pouvoir royal. Dans ce sens Charlet est aussi
connu en son temps, comme un artiste engagé. Élevé dans le
culte de l'Empire, Charlet n'hésite pas à se rattacher dès
1815 aux idées de l'opposition et détracter par la caricature le
régime de Louis XVIII. Si au début, ses attaques sont
discrètes en se focalisant plus aux personnalités qui entourent
le souverain qu'au souverain lui-même, Charlet finit par s'en prendre
directement à la figure du roi, à l'exemple de Mes chers
enfants je vous porte tous dans mon coeur (fig. 33)251. Charlet
s'emploie par ailleurs à représenter les combats de la
Révolution de 1830, qui opposent les civils et les militaires. Cela
aurait incité Decamps à écrire dans la Revue
républicaine en 1835 : « Prud'hon, Géricault, Charlet,
Béranger, Delacroix, tels sont les noms sur lesquels nous appuyons nos
doctrines ; ce sont les artistes de la nation, ceux qui ont parlé au
peuple et que le peuple a compris »252. Il semblerait que
Decamps inscrit Charlet dans le mouvement libéral qui s'oppose au
régime de Louis-Philippe. Pourtant, Charlet ne désavouera jamais
son attachement à l'Empire. Il profite de surcroît de certains
avantages sous le gouvernement du « roi des Français ».
250 Ibid, p. 89.
251 BOUDON, Jacques-Olivier, « Caricature et politique
à l'époque de la monarchie constitutionnelle », in BOCHER,
Nathalie, FOUCART, Bruno, JAGOT, Hélène (éd.), op.
cit., p. 75-77.
252 Ibid, p. 82, in TOUCHARD, Jean, La gloire de
Béranger, t. II, Paris, A. Colin, 1968, p. 106.
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C'est effectivement à cette période que Charlet
embrasse une originale carrière de peintre. Outre ses nombreuses
aquarelles, qui remportent un certain succès du fait de la « fureur
aquarello-monomanique » 253 du moment et ses quelques tableaux de petites
dimensions, Charlet se présente pour la première fois au Salon,
à l'âge de quarante-quatre ans, en 1836 avec La retraite de
Russie (fig. 34). Grâce à sa grande composition
historique, Charlet reçoit honneur et distinction. Presque à
l'unanimité, les critiques s'accordent sur la qualité du tableau,
à l'instar d'Alfred de Musset qui lui consacre un long paragraphe dans
son article sur le Salon de 1836 de la Revue des Deux Mondes.
La Retraite de Russie, de M. Charlet, est un ouvrage
de la plus haute portée. Il l'a intitulé épisode,
et c'est une grande modestie ; c'est tout un poème. En le voyant on
est d'abord frappé par une horreur vague et inquiète. Que
représente donc ce tableau ? Est-ce la Bérésina est-ce la
retraite de Ney ? Où est le groupe de l'état-major ? Où
est le point qui attire les yeux, et qu'on est habitué à trouver
dans les batailles de nos musées ? Rien de tout cela ; c'est la grande
armée, c'est le soldat ou plutôt l'homme ; c'est la misère
humaine toute seule, sous un ciel brumeux, sur un sol de glace, sans guide,
sans chef, sans distinction. [É] C'est bien une oeuvre de ce temps-ci,
claire, hardie et originale. Il me semble voir une page d'un poème
épique écrit par Béranger254.
Alfred de Musset semble mettre en valeur le réalisme de
la scène proposée par Charlet en attirant l'attention sur le
traitement du soldat en faisant l'analogie aux poèmes de
Béranger. Le succès est attesté par l'achat du tableau par
l'État, qui l'envoie au musée des Beaux-Arts de Lyon.
Malgré la réussite de cette peinture d'histoire au Salon de 1836,
Charlet ne parvient pas à se faire accepter à l'Institut de
France cette même année, conséquence sans doute de
l'ambivalence de sa carrière. Du gouvernement de Louis-Philippe, Charlet
reçoit néanmoins la commande du Passage du Rhin pour le
musée historique de Versailles. S'il ne rencontre manifestement pas le
même succès que La Retraite de Russie (fig. 34)
présentée deux ans auparavant, ce tableau rend compte du
caractère officiel qu'aurait pu prendre la carrière de Charlet,
si celui-ci avait persévéré dans cette veine. Charlet
revient une dernière fois au Salon en 1843, avec le Ravin, qui
reçoit une critique favorable.
En comparaison à son oeuvre lithographique innombrable,
c'est paradoxalement ce corpus de seulement trois peintures qui permet à
Charlet d'obtenir la plus grande reconnaissance de la critique et de
l'administration des beaux-arts. En effet, l'État prend conscience de
son talent de
253 LE BLANC DE LA COMBE, Joseph-Félix, op. cit.,
p. 86.
254 MUSSET, Alfred de, « Salon de 1836 », Revue des
Deux Mondes, t. VI, 15 avril 1836, p. 153-154.
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peintre en lui confiant en 1838, la charge de professeur
à l'école Polytechnique. De surcroît, les succès de
Charlet au Salon participent à revaloriser son oeuvre lithographique,
qui jusqu'à présent avait été
dénigrée, puisqu'aucune épreuve n'était
conservée dans les collections nationales. Ainsi, la bibliothèque
du roi fait l'acquisition à la vente de la collection Bruzard, en avril
1839, de huit cent dix-neuf lithographies de Charlet pour la somme de 1 600
francs255.
À cette période, Charlet est à
l'apogée de sa carrière. Il est aussi populaire auprès du
peuple que de l'État, ce qui incite des auteurs à
s'intéresser à la question de sa biographie. Néanmoins, la
carrière de Charlet est difficile à appréhender, puisque
contradictoire. D'un côté, il semble s'efforcer à remporter
l'attachement des classes populaires, de l'autre il participe par intermittence
à la vie artistique officielle et en obtient quelques succès.
À l'évidence, cela induit ses biographes à prendre
position pour l'une ou l'autre partie de son oeuvre. Feuillet de Conches semble
être l'un des premiers à rédiger une notice individuelle
sur Charlet en 1833256. Dans cette dernière, l'auteur
s'attarde longuement sur la biographie de l'artiste en présentant sa
formation et sa rencontre avec Géricault. Il rend compte
également du talent de dessinateur lithographe et d'aquarelliste de
Charlet, mais à l'inverse, ne renseigne pas le lecteur sur sa pratique
picturale. Si celle-ci reste mineure à cette période, son oubli
montre que déjà à cette date l'oeuvre de Charlet est
difficile à appréhender. Il semble que l'ambiguïté de
son oeuvre s'accentue après sa mort, qui survient le 30 octobre 1845. Si
la revue l'Illustration lui consacre le 10 janvier 1846, un
frontispice (fig. 35) qui résume exclusivement son oeuvre lithographique
en convoquant les thèmes qui lui sont chers ; le maître
d'école, les grognards ou Napoléon, d'autres
préfèrent à l'inverse s'orienter vers sa carrière
d'artiste peintre, comme l'auteur anonyme du Journal des Beaux-Arts et de
la littérature, qui titre son article « M. Charlet
(Nicolas-Toussaint) peintre d'histoire »257. D'autres encore,
à l'instar de A. Solvet préfèrent
255 GRIVEL, Marianne, op. cit., p. 131.
256 FEUILLET DE CONCHES, Félix-Sébastien, «
Charlet », Encyclopédie des gens du monde répertoire
universel des sciences, des lettres et des arts : avec des notices sur les
principales familles historiques et sur les personnages célèbres,
morts et vivants, par une société de savants, de
littérateurs et d'artistes, français et étrangers, t.
V, Paris, Treuttel et Würtz, 1833, p. 532-535.
257 Anonyme, « Biographie des artistes. M. Charlet
(Nicolas-Toussaint). Peintre d'histoire », Journal des Beaux-Arts et
de la littérature, 1853, p. 121-124, in Anonyme, Recueil
factice de pièces sur Nicolas-Toussaint Charlet, S. l. n. d..
Conservé à la BnF, cote YB3-601-8.
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prendre le parti du consensus, en présentant à
la fois son parcours de lithographe et de peintre d'histoire258.
« Sa bonté l'a rendu populaire et son talent l'a
fait aimer » écrit Jules Janin dans les colonnes de L'Artiste
le 4 janvier 1846, quelques mois après la mort de
Charlet259. Pourtant, Charlet ne semble pas remporter sa
popularité si facilement. Par ailleurs, celle-ci paraît pouvoir
s'envisager en deux temps. D'abord, l'artiste est apprécié par
les classes populaires pour ses albums et ses caricatures, ainsi que pour ses
représentations de Napoléon, qu'il diffuse par la lithographie,
ensuite il devient un artiste reconnu par l'État et une grande
majorité de la critique, grâce aux grandes compositions
historiques qu'il présente au Salon. Finalement c'est après sa
mort que sa popularité semble la plus importante et que l'ensemble de
son public se rejoint, en reconnaissant la valeur de ses épreuves
lithographiques et son talent de peintre d'histoire. Charlet suscite alors une
littérature importante. C'est dans ce contexte effervescent autour de la
figure de Charlet, que le colonel de La Combe rédige la biographie de
l'artiste en opposition « aux idées étroites qui ont
dominé ses contemporains »260.
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