C. La postérité de Charlet et du colonel de
La Combe.
En 1856 le colonel de La Combe semblait avoir bon espoir pour
la postérité de Charlet : « Nous nous trompons fort, ou
Charlet grandira dans la postérité : Il aura transmis la figure
vraie, si poétique qu'elle soit, du soldat-héros de cette grande
épopée militaire de la République et de l'Empire
»365. C'est peut-être justement cela qui peu de temps
après la mort du colonel de La Combe participe au désenchantement
des amateurs pour la production artistique de Charlet, ajouté à
un désintérêt collectif pour la lithographie. Si les
représentations de l'épopée napoléonienne
héritières du vocabulaire esthétique de Charlet perdurent
notamment sous le pinceau d'Hippolyte Bellangé, il semble
néanmoins que sous le Second Empire, les peintres
363 BURTY, Philippe, « Nouvelles », Chronique des
arts et de la curiosité, n° 17, 23 mars 1862, p. 4.
364 Inventaire après décès de
Joseph-Félix Le Blanc de La Combe, op.cit. f° 33.
365 LE BLANC DE LA COMBE, Joseph-Félix, op. cit.,
p. 3.
100
soient emprunts à de plus hautes ambitions lorsqu'ils
illustrent Napoléon Ier, comme le fait remarquer
François Robichon366. Ainsi il nous semble intéressant
de conclure ce chapitre sur la postérité de Charlet et du colonel
de La Combe qui lui est toujours associée.
Peu de temps après la mort de La Combe la
popularité de Charlet fléchit, comme semblait le pressentir Louis
Clément de Ris dans sa critique sur Charlet sa vie, ses lettres
en novembre 1856 :
Charlet, comme artiste, grandira-t-il dans la
postérité, ainsi que le dit son biographe ? Je ne le pense pas ;
mais il se pourrait qu'ici l'amitié se fût trompé de terme.
[É] Charlet est avant tout un artiste sincère, et, c'est, je
crois, ce mérite qui le distinguera aux yeux de ce juge
sévère invoqué par M. De Lacombe. Il ne grandira pas, du
moins je le crois, mais il se séparera de la foule, il aura une place
bien à lui, et qui, pour ne pas être au premier rang, n'en sera
que plus tranchée dans la foule plus nombreuse qui l'entoure. Charlet a
créé un type : il a fait revivre à nos yeux, sous une
forme aussi héroïque que vraie, ces hommes de fer qui, pendant
vingt ans, ont promené nos drapeaux victorieux sur les routes de trois
mondes. Le soldat de la république et de l'empire, le grognard,
ce bourru bienfaisant militaire, est un personnage qui, grâce à
lui, ne périra plus367.
La pondération de Clément de Ris semble
justifiée. En effet, La Combe n'est à l'évidence pas
impartial lorsqu'il fait publier Charlet sa vie, ses lettres, dans
lequel il présente longuement la vie de Charlet et défend
vivement son oeuvre. Toutefois, Clément de Ris reconnaît l'apport
de Charlet dans la représentation des soldats et particulièrement
des grognards, faisant de ces sujets les thèmes
privilégiés de la carrière de l'artiste. En 1865, soit
près de dix ans après la publication de l'ouvrage du colonel de
La Combe, les soldats de Charlet semblent souffrir également de
l'évolution des goûts, comme en témoigne cet extrait de
l'Histoire des peintres de l'école française de Charles
Blanc.
Ah ! sans doute, il est dans l'oeuvre de Charlet bien des
choses qui n'ont point survécu aux circonstances, bien des
beautés relatives au temps qui passe, aux idées qui changent, aux
sentiments qui se modifient ; et nous même nous n'avons plus ; il s'en
faut pour ses grognards et leurs aphorismes que nous n'en avions dans les
premières années de notre jeunesse [É] mais il est dans
cet oeuvre de Charlet d'une portée humaine, d'une moralité
profonde, des traits de satire
366 ROBICHON, François, « Fortunes et infortunes
de Charlet », in BOCHER, Nathalie, FOUCART, Bruno, JAGOT,
Hélène (éd.), op. cit., p. 117.
367 CLÉMENT DE RIS, Louis, op. cit., p. 263.
101
impérissables, des paysages ravissants, des façons
de voir la nature très originales et très vraies, des
beautés enfin que l'on peut dire absolues, car elles ne passeront
point368.
À l'évidence l'oeuvre de Charlet n'est plus
regardé du même oeil par Charles Blanc et ses contemporains. En
effet, les grognards qui ont accompagné toute une
génération paraissent quelque peu désuets au moment
où Blanc rédige sa notice sur l'artiste. Le critique
reconnaît alors des qualités à l'oeuvre de Charlet, qui,
hormis le colonel de La Combe, n'avaient été relevé par
aucun autre commentateur à l'instar du traitement du paysage. Il semble
bien toutefois que ce soit les soldats et les grognards qui permettent à
Charlet d'entrer dans la postérité, comme le faisait justement
remarquer le colonel de La Combe dès les premières lignes de son
introduction. À la chute du Second Empire, l'oeuvre militaire de Charlet
est effectivement regardée par la nouvelle génération de
peintres de bataille, à l'exemple d'Édouard Detaille (1848-1912)
ou d'Alphonse de Neuville (1835-1885) comme une source documentaire importante
pour la retranscription de la vie du soldat. Si comme le fait remarquer
François Robichon l'ouverture de la Troisième République
n'est pas favorable à la légende napoléonienne, les
soldats de Charlet retrouvent leur public grâce au fort sentiment
nationaliste qu'ils dégagent, faisant la « place plus belle au
conscrit plutôt qu'au général »369.
Pourtant peu de temps après les débuts de la
Troisième République, la popularité de Charlet diminue.
À l'occasion de l'Exposition universelle de 1878, Gustave Goetschy
propose le premier l'association de Charlet à son élève
Raffet370. Cette filiation devient rapidement un lieu commun qui
perdure jusqu'au début du XXe siècle au
détriment de Charlet. En effet, la comparaison des deux artistes fait
fortune et se voit reprise en 1888 par Henri Béraldi dans son
Dictionnaire des graveurs du XIXe siècle
écrit à l'intention des amateurs d'estampes modernes :
« Les Raffet sont merveilleux, pour ceux qui savent regarder. Les Charlet
sautent aux yeux »371. Le caractère populaire et les
aphorismes des soldats de Charlet semblent jouer une nouvelle fois au
détriment de sa postérité. Ainsi, l'Exposition
générale de la lithographie de 1891 montée sous la
direction d'Henri Béraldi réserve une place plus importante
à Raffet qu'à Charlet.
368 BLANC, Charles, op. cit., p. 225-226.
369 ROBICHON, François, op. cit., p. 119.
370 GOETSCHY, Gustave, Les jeunes peintres militaires,
Paris, Ludovic Baschet éditeur, 1878.
371 BÉRALDI, Henri, op. cit., p. 101.
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Soixante-quinze estampes de Raffet sont
présentées contre vingt-sept de Charlet372. Une
seconde exposition sur Raffet est proposée l'année suivante
à la Galerie Georges Petit373. En privilégiant Raffet,
les commissaires de ces expositions éveillent l'opposition des
défenseurs de Charlet qui s'efforcent de rendre justice à
l'oeuvre de cet artiste. C'est ainsi qu'en 1893 s'ouvre une double exposition
sur Charlet et les lithographes contemporains sous l'impulsion de la
Société des Artistes lithographes français à la
Galerie Durand-Ruel (fig. 40), dans l'objectif de récolter des fonds
pour la réalisation d'une statue à la mémoire de Charlet.
À cette occasion, des estampes, des aquarelles et des tableaux de
Charlet sont présentés. Il semblerait que certaines pièces
réunies pour l'exposition proviennent de la collection de La Combe,
à l'instar de la Belle Françoise et du Cinq Mai
(fig. 38) prêtés par Auguste Cain374 (1822-1894) et qui
avaient été acheté par Pierre-Jules Mêne en
1863375. Cette exposition est secondée par la publication
d'une monographie sur Charlet écrite par Armand Dayot (1851-1934). Dans
celle-ci l'auteur interpelle les détracteurs de Charlet :
Jamais artiste ne méritera mieux que Raffet la publique
glorification qu'on lui prépare. Mais ne vous semble-t-il pas qu'en
cette circonstance il eût été possible, qu'il eût
été juste, de joindre au nom de ce grand artiste celui de
Charlet, l'auteur du Grenadier de Waterloo et de la la Retraite de
Russie... le peintre si gaulois du soldat français, le spirituel
humoriste, le profond observateur qu'Eugène Delacroix, un de ses plus
fervents admirateurs, place à côté de Molière et de
La Fontaine ? L'occasion était belle pour rendre du même coup un
public hommage à ces deux glorieux frères d'armes, dont l'un fut
le maître et souvent l'inspirateur de l'autre, et qui vouèrent
également leur vie entière au culte passionné du
même idéal376.
Si Dayot plaide pour l'association des deux artistes et
reconnaît incontestablement la qualité de l'oeuvre de Raffet, il
semble néanmoins qu'il concède à Charlet une
supériorité faisant de Raffet un suiveur. Dans ce sens il
répond à François Lhomme qui avait consacré un an
auparavant un ouvrage à Charlet, dans lequel il se montrait moins
enthousiaste : « Charlet n'est plus aujourd'hui le maître de la
lithographie d'art. Comme peintre des armées il est loin d'égaler
Raffet ; il dessine le soldat, non la bataille ; il sait admirablement le
métier, mais il n'est pas
372 BÉRALDI, Henri, Exposition
générale de la lithographie au bénéfice de l'oeuvre
l'Union Française pour le sauvetage de l'enfance, op.
cit., in ROBICHON, François, op. cit., p. 122.
373 Exposition de l'oeuvre de Raffet, cat. exp., Paris,
Galerie Georges Petit, Lille, Imp. De L. Danel, 1892.
374 Société des Artistes lithographes,
Charlet et la lithographie moderne, cat. exp., Paris, Galerie
Durand-Ruel, s. l., 1893, in BOCHER, Nathalie, FOUCART, Bruno, JAGOT,
Hélène (éd.), op. cit., p. 149.
375 Procès-verbal de la vente de la collection de La
Combe, op. cit., f 13.
376 DAYOT, Armand, Charlet et son oeuvre, Paris,
Librairies-imprimeries réunies, 1893, p. 11.
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poète ; il satisfait le goût et il contente
l'esprit, mais il n'ébranle pas l'imagination »377.
Cependant un élément rassemble l'une et l'autre publication : le
colonel de La Combe. Dayot comme Lhomme prennent pour source Charlet sa
vie, ses lettres pour la rédaction de leur ouvrage, dans laquelle
ils trouvent la correspondance de Charlet et en empruntent quelques passages.
Il semble également que le catalogue des lithographies de Charlet
constitué par le colonel de La Combe soit resté une
référence à cette époque, puisque Lhomme le
reproduit sommairement en annexe de son ouvrage378 tout comme
Béraldi, qui quatre ans plus tôt, le reproduisait
entièrement379.
Le passage entre le XIXe et le XXe
siècle est décisif pour la réputation de Charlet et du
colonel de La Combe. Si Charlet est présent à l'Exposition
universelle de 1900, à l'Exposition centennale de l'art français
et à l'Exposition rétrospective internationale des armées
de terre et de mer, l'artiste tombe rapidement dans l'oubli du grand public,
à l'instar de son biographe dont la célébrité ne
survit que par son ouvrage, comme en témoigne sa notice biographique de
l'Encyclopédie universelle du XXe siècle dans
laquelle il n'est présenté que très
brièvement380. Seul les amateurs d'estampes paraissent porter
de l'attention à Charlet et au colonel de La Combe, à l'exemple
de LoØs Delteil dans son Manuel de l'amateur d'estampes,
où il fait de Charlet l'un des plus importants lithographes du
XIXe siècle et présente La Combe comme « l'auteur
enthousiaste du Catalogue de l'oeuvre de Charlet, de nos jours encore
consulté »381. En 1962, Claude Roger-Marx fait aussi
référence au colonel de La Combe, mais cette fois à
travers la vente de sa collection, ce qui prouve le succès retentissant
qu'elle a pu avoir pour que des auteurs la cite un siècle plus tard dans
le cadre d'une présentation générale de la
lithographie382.
En somme comme le montre François Robichon, Charlet
n'est étudié qu'à de rares reprises au XXe. Ce
n'est que beaucoup plus récemment, en 2008 précisément,
que Charlet bénéficie d'un travail monographique complet
réalisé à l'occasion de deux expositions qui lui
377 LHOMME, François, Charlet, Paris, L. Allison
et Cie, 1892, p. 110-111.
378 Ibid., p. 117-118.
379 BÉRALDI, Henri, op. cit., p. 116-134.
380 Anonyme, « LACOMBE, Joseph-Félix LEBLANK
[sic.] DE », Encyclopédie universelle du XXe siècle,
t. VIII, Paris, Librairie Nationale, 1912, p. 26.
381 DELTEIL, LoØs, op. cit., p. 92.
382 ROGER-MARX, Claude, op. cit., p. 80-81.
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ont été consacrées au musée
municipal de la Roche-sur-Yon et à la bibliothèque Paul-Marmottan
de Boulogne-Billancourt. Ces deux expositions ont donné lieu à un
catalogue sur lequel nous nous sommes souvent reportés. Si ces
expositions et ce catalogue avaient pour ambition de remettre en lumière
l'oeuvre d'un artiste trop souvent négligé, les auteurs semblent
s'être régulièrement appuyés sur l'ouvrage de
référence du colonel de La Combe. Ainsi en ce début du
XXIe siècle, Joseph-Félix Le Blanc de La Combe se
présente toujours comme « l'historien de Charlet » comme
l'avait surnommé son ami Henri de Saint-Georges.
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