II. Joseph-Félix Le Blanc de La Combe et
Nicolas-Toussaint Charlet, deux destins indissociablement liés.
A. La réception critique de Charlet sa vie, ses
lettres.
Lorsque le colonel de La Combe envoie son manuscrit à
deux éditeurs parisiens en vu de sa publication, il semble que ces mots
lui aient été renvoyés: « Cela n'a aucune valeur,
n'aura aucun succès, et ne fera pas ses frais »309. Ce
refus de faire éditer son ouvrage à Paris, paraît inciter
La Combe à entreprendre la publication à ses frais310
chez l'imprimeur tourangeau, J. Bouserez. Toutefois à l'inverse de ce
que prévoyait les éditeurs, le livre connaît un
succès éditorial dès sa parution en octobre
1856311. En effet, cette publication est fortement
médiatisée dans la presse spécialisée, puisqu'au
minimum sept articles lui faisant référence sont
publiés312. À travers l'ensemble des commentaires
parus à l'occasion de la sortie du livre du colonel de La Combe, il
serait intéressant de présenter la réception critique de
Charlet sa vie, ses lettres pour appréhender dans la suite de
la partie, son influence sur la réputation de La Combe et la
renommée de Charlet.
L'ensemble des critiques reconnaît la valeur de
Charlet sa vie, ses lettres et salue à l'unanimité la
démarche de son auteur. Ainsi, Auguste de Belloy écrit dans son
article publié dans La Revue Française que cette
publication est « l'une des plus intéressantes, des plus neuves,
des mieux conduites que l'on ait vues depuis longtemps »313,
tandis qu'Henri de Saint-
309 SAINT-GEORGES, Henri de, op. cit., p. 35.
310 Ibid., p 35.
311 Bibliographie de la France ou Journal
général de l'imprimerie et de la librairie, n° 43, 25
octobre 1856, p. 1079.
312 BELLOY, Auguste de, « Charlet sa vie, ses lettres
», Revue Française, s. l. n. d., p. 18-27, in Anonyme,
Recueil factice de pièces sur Nicolas-Toussaint Charlet, S. l.
n. d.. Conservé à la BnF, cote YB3-601-8.
CLÉMENT DE RIS, Louis, « Toussaint Charlet.
Charlet sa vie, ses lettres par M. De Lacombe », L'Artiste,
6ème série, t. II, 2 novembre 1856, p. 262-265.
CLÉMENT DE RIS, Louis, op. cit., 9 novembre 1856,
p. 275-278.
DELACROIX, Eugène, « Charlet », Revue des
Deux Mondes, seconde période, vol. 37, 1er janvier 1862,
p. 234242.
GRANDMAISON, Charles de, « Charlet artiste et
écrivain », La correspondance littéraire, n°
5, s. l. n. d., p. 101103, in Anonyme, Recueil factice de pièces sur
Nicolas-Toussaint Charlet, S. l. n. d.. Conservé à la BnF,
cote YB3-601-8.
SAINT-GEORGES, Henri de, « Charlet et son historien
», Revue des provinces de l'ouest, n°4, 1856, p. 193-216.
313 BELLOY, Auguste de, op. cit., p. 19.
91
Georges dans la Revue des provinces de l'ouest
s'efforce de faire « connaître le puissant intérêt
de cette attrayante étude biographique et le remarquable talent de son
auteur »314. Si Louis Clément de Ris, le premier
à commenter La Vie de Charlet, apprécie le style «
simple et naturel »315 du colonel de La Combe, il
reconnaît aussi son travail d'historien. Ainsi, le critique semble
apprécier le mode de narration épistolaire de l'ouvrage pour
l'impartialité qu'elle induit et pour l'apport « d'une masse de
faits assez solides pour permettre d'y baser une appréciation
équitable »316. Il semble que la transcription de la
correspondance de Charlet suscite un intérêt particulier chez tous
les critiques, qui découvrent alors le caractère et la vie
personnelle de Charlet, mais surtout s'étonnent de sa qualité
d'écrivain que La Combe cherchait à mettre en lumière
dès son introduction. Tous font référence à ce
talent caché et s'attardent plus ou moins longuement à ce sujet,
comme Clément de Ris qui lui consacre une partie importante de son
étude.
Ce pieux monument révèle un talent caché
de Charlet d'autant plus intéressant qu'il était à peu
près inconnu jusqu'à ce jour. Je veux dire l'écrivain.
Oui, Charlet était un écrivain, un écrivain de talent
original. Incorrect, débraillé, plein de taches que le goût
réprouve, son style n'est certes pas académique, et je ne le
recommande pas aux faiseurs de cours de littérature ; mais il est
doué d'une personnalité qui n'a rien de bizarre, et n'en est que
plus vive ; il est clair, coloré, non surchargé, animé,
rapide. [É] Oui, j'ai pris un vif plaisir à lire ces lettres.
Ça a été une heureuse surprise dans un genre où les
surprises sont si souvent malheureuse, et à un moment où la
pauvre langue française reçoit de si triste
accrocs317.
Comme en témoigne cette citation, le critique semble
particulièrement sensible à la qualité d'écrivain
de Charlet, en défendant ardemment son style littéraire et
l'intelligence de ses tournures. Peut-être que dans le contexte de
simplification de la langue française, Clément de Ris voit en la
verve de Charlet « l'esprit gaulois »318 auquel le colonel
de La Combe faisait référence. Si cela venait à être
confirmé, il serait probablement envisageable d'appréhender la
sensibilité pour le style de Charlet comme une forme de patriotisme.
Dans une majorité des critiques parus à propos
de cet ouvrage, il semble que la qualité de peintre, graveur et
lithographe de Charlet soit paradoxalement moins retenu que son
intimité,
314 SAINT-GEORGES, Henri de, « Charlet et son historien
», op. cit., p. 215.
315 CLÉMENT DE RIS, Louis, op. cit., p. 262
316 CLÉMENT DE RIS, Louis, op. cit., p. 262
317 Ibid., p. 262-263.
318 LE BLANC DE LA COMBE, Joseph-Félix, op. cit.,
p. 5.
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comme en témoigne ce court passage de l'article de
Charles de Grandmaison (1824-1903) publié dans La correspondance
littéraire : « On se plaît à étudier ainsi
Charlet dans ses lettres, à connaître ses habitudes et ses
goûts, et vraiment nous avons été charmé de voir
qu'il adorait le bric à brac »319. On constate que ce
sont ses activités en marge de sa carrière d'artiste, ici le
collectionnisme, qui sont principalement mises en exergue. Dans ce sens, il est
possible de s'interroger sur l'ambition du colonel de La Combe à travers
la publication de son ouvrage. L'auteur préférait-il revaloriser
l'oeuvre ou plutôt mettre en évidence le caractère et la
vie quotidienne de Charlet ? Il semble qu'Eugène Delacroix confirme la
seconde hypothèse dans son journal à la date du 26 janvier
1859.
Je ne suivrai pas l'auteur de la Vie de Charlet dans
la partie anecdotique de son histoire. Cette partie y occupe une grande place ;
ami du grand artiste, il a connu une foule de particularités, et il a
fait ressortir comme il le doit les parties honorables de son caractère.
Il s'en est fait en quelque sorte un pieux devoir, et on ne peut que lui donner
des éloges à cet égard, comme pour les parties de son
ouvrage où il fait ressortir les qualités de l'illustre
dessinateur. Telle n'est pas la tâche d'un contemporain de Charlet,
artiste comme lui, qui entreprend de ramener le public à une estime de
ses ouvrages égale à leur mérite. En étalant aux
yeux la partie intime de sa vie, il se trouve en contradiction avec cette
opinion dans laquelle il n'a fait que s'affermir de plus en
plus320.
Delacroix reconnaît à l'évidence le
travail important mené par le colonel de La Combe et l'en
félicite. Mais la « foule de particularités » sur la
vie de Charlet proposée par La Combe, paraît polluer quelque peu
la valorisation de l'oeuvre de l'artiste et semble entretenir selon Delacroix
l'ambivalence de sa carrière et son statut de faiseur de caricature. En
1865, Charles Blanc (1813-1882) rejoint Delacroix sur ce point en reconnaissant
également que la première partie de l'ouvrage du colonel de La
Combe est à l'évidence trop complète et que les trop
nombreuses lettres de Charlet « écrites dans un style qui n'est
jamais sérieux, et qui ne sort pas ou presque du jargon des ateliers et
de l'argot du soldat, finissent par fatiguer le lecteur, et nuisent à
l'idée qu'on se fait de l'esprit du maître »321.
Les réflexions de Delacroix interviennent en amont de son article sur
Charlet publié le 1er janvier 1862 dans la Revue des Deux
Mondes, dans lequel il s'intéresse particulièrement aux
questions de la carrière et de l'oeuvre de Charlet. Delacroix met
à l'évidence moins de sentiment et paraît plus distant que
ne l'était le colonel de
319 GRANDMAISON, Charles de, op. cit., p. 103.
320 DELACROIX, Eugène, Journal 1855-1863, op.
cit., p. 371.
321 BLANC, Charles, « Charlet », Histoire des
peintres de toutes les écoles. École française, t.
III, Paris, Jules Renouard Libraire-Éditeur, p. 210.
93
La Combe, puisque ne citant à aucune reprise la
correspondance de Charlet. Il insiste sur la qualité de dessinateur et
sa facilité à l'exécution, et attire
particulièrement l'attention sur le réalisme des physionomies des
personnages, peut-être pour trouver l'affection de ses contemporains
baignés dans le mouvement réaliste.
À l'instar des autres critiques, Delacroix fait
référence dans son article au « catalogue consciencieux et
parfaitement raisonné »322 de l'oeuvre lithographique de
Charlet dressé par le colonel de La Combe. Tous reconnaissent en effet
la qualité du travail et félicitent notamment la «
description méthodique aussi claire et bien réussie qu'elle
était difficile à mener »323. Toutefois Charles
de Grandmaison et Louis Clément de Ris conseillent à La Combe de
compléter la seconde partie de son ouvrage. Grandmaison propose par
exemple au colonel de La Combe de réaliser le catalogue de l'oeuvre
dessiné de Charlet pour compléter son travail
remarquable324. Si cette tâche semble difficile à mener
en conséquence de la grande dispersion des oeuvres de Charlet, le
conseil de Clément de Ris paraît quant à lui plus objectif
et plus facilement réalisable, en incitant La Combe à rajouter
dans son catalogue les pièces gravées d'après Charlet et
une table chronologique qui permettrait « l'étude comparée
des débuts, des modifications et des progrès de Charlet
»325. Il semble que La Combe ait entrepris cette
démarche l'année suivant la publication de la première
édition en collaboration avec son ami Henri de Saint-Georges. Ainsi La
Combe écrit à Saint-Georges peu de temps avant son
décès, le 27 février 1862 :
Je viens de refondre ma première section, les
Portraits. J'adopte décidément l'ordre alphabétique.
Ceci fait, il ne me reste plus grand'chose [sic.] à dire. Ma table
chronologique est terminée. Dans la table des matières, j'ai peu
de choses à changer. Ainsi, quoi que vous disiez, j'espère que
dans cinq ou six mois je serai prêt, et pourrait commencer l'impression
du livre326.
La Combe semble appliquer les conseils de Clément de
Ris en modifiant d'une part l'organisation de la première section de son
catalogue des lithographies de Charlet, de l'autre en proposant une table
chronologique. À cette occasion, il paraît revoir également
la partie
322 DELACROIX, Eugène, op. cit., p. 240.
323 BELLOY, Auguste de, op. cit., p. 27.
324 GRANDMAISON, Charles de, op. cit., p. 103.
325 CLÉMENT DE RIS, Louis, op. cit., p. 278.
326 SAINT-GEORGES, Henri de, L'historien de CharletÉ,
op. cit., p. 39.
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biographique327. Peut-être que la
première édition a permis de découvrir d'autres lettres
comme l'espérait La Combe en introduction de son ouvrage328.
L'édition revue et corrigée de Charlet sa vie, ses lettres
devait probablement être imprimée chez Mame sous la direction
d'Henri Fournier (1800-1888), comme semble l'indiquer une lettre du colonel
adressée à Saint-Georges329. Cependant cette seconde
édition ne sera jamais publiée, puisque le colonel
décède le 18 mars 1862, sans que l'ensemble des corrections n'ait
été terminé.
Il semble qu'au travers de la publication de Charlet sa
vie, ses lettres, le colonel de La Combe gagne son pari de : « faire
connaître à la France un de ses plus dignes enfants
»330. Les critiques favorables que reçoivent l'ouvrage
et son auteur montrent qu'en effet un intérêt particulier pour
Charlet est en train d'émerger. Par ailleurs si l'ouvrage avait
l'ambition de faire partager la qualité d'écrivain de Charlet, il
semble de surcroît que sa publication à fait découvrir
également celle du colonel de La Combe, en plus de son talent
d'historien et sa pratique de la collection.
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