C. « Faire connaître à la France un de
ses plus dignes enfants... » L'ambition du colonel de la Combe pour la
mémoire de Charlet.
En ce milieu du XIXe siècle où une
bonne part de la population française ne sait ni lire, ni écrire,
l'ouvrage du colonel de La Combe n'est à l'évidence pas
destiné à toutes les couches de la société. Priant
son lecteur de l'excuser de son « insuffisance, car [il n'est] ni
littérateur, ni critique, ni artiste »281, La Combe
s'adresse néanmoins à un public éclairé dans le
domaine des beaux-arts, à l'exemple d'Eugène Delacroix qui semble
avoir connaissance de l'ouvrage dès la
279 PETIT, Francis, op. cit., p. 34.
280 LE BLANC DE LA COMBE, Joseph-Félix, op. cit.,
p. 5
281 Ibidem.
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fin de l'année 1856282, ou encore de
François Parguez qui possède un exemplaire de Charlet sa vie
ses lettres comme en atteste le catalogue de la vente de sa
collection283.
Suivant l'exemple de la biographie de Léopold Robert
par Feuillet de Conches et celle de Pierre Augustin Caron de Beaumarchais
(1732-1779) par Louis de Loménie (1815-1878)284, le colonel
de La Combe paraît amorcer en France la mode de la biographie par la
publication d'un corpus de lettres. Né en Angleterre au début du
siècle comme semble l'indiquer La Combe dans une lettre à Henri
de Saint-Georges285, ce parti narratif se développe
considérablement autour des années 1860-1870 et remporte un
certain succès jusqu'au début du XXe siècle.
Ainsi, le récit se présente comme une alternance entre la
contextualisation des événements par l'auteur, la citation ou
publication de lettres entières en rapport avec les circonstances
préalablement exposées et les commentaires de ces
dernières. La Combe justifie sa probité intellectuelle en
confirmant l'authenticité des lettres de Charlet et en reconnaissant
qu'il a dût en omettre quelques parties : « Si parfois, et à
notre grand regret nous avons dû y faire des suppressions
commandées par divers motifs, jamais nous ne sommes permis d'en modifier
la forme ou l'expression »286.
L'introduction de l'ouvrage semble débuter par un court
bilan historiographique sur Charlet, dans lequel La Combe montre que
jusqu'à présent l'artiste n'a pas été
apprécié à sa juste valeur, hormis par un petit nombre
d'amateurs.
[É] ce grand artiste a été mal
jugé, nous pourrions dire méconnu. Quoique son souvenir soit
encore dans toutes les mémoires, on le regarde comme un artiste d'un
ordre secondaire, sauf un bien petit nombre de juges d'élites qui,
l'ayant vu et étudié de plus près, ont su découvrir
en ses ouvrages le sceau du génie. Pour les autres, Charlet est un homme
d'esprit, sans aucun doute, mais ce n'est qu'un faiseur de caricature
[É]287.
Le colonel de La Combe revient rapidement sur la
réception de l'oeuvre de Charlet en distinguant deux opinions : celle
des défenseurs, qui voient en Charlet un artiste
282 DELACROIX, Eugène, Journal 1855-1863, t. III,
Paris, imp. Plon-Nourrit et Cie, 1895, p. 187.
283 DELBERGUE-CORMONT, Victorien Louis Jean-Baptiste,
VIGNIÈRES, Jean-Eugène, op. cit., p. 14.
284 LOMÉLIE, Louis de, Beaumarchais et son temps :
études sur la société en France au XVIIIe siècle
d'après des documents inédits, Paris, Michel-Lévy
Frères, 1855.
285 SAINT-GEORGES, Henri de, « Charlet et son historien
», Revue des provinces de l'ouest, n°4, 1856, p. 215.
286 LE BLANC DE LA COMBE, Joseph-Félix, op. cit.,
p. p. 5.
287 Ibid., p. 3.
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pluridisciplinaire de talent, et celle des détracteurs,
qui au contraire ne retiennent que ses épreuves lithographiques, mais ne
les considèrent pas comme des oeuvres d'art. À l'évidence,
La Combe cherche à palier l'incompréhension de l'oeuvre de
Charlet par la publication de son ouvrage. La présentation de la
formation de l'artiste est l'occasion d'insister sur le fait qu'il est
distingué très tôt des autres élèves par son
maître. Gros ne lui impose pas en effet un enseignement strict et
académique, comme il le fait avec Bonington288 : «
Charlet seul, suivant une route à part, fut dès le premier jour
jugé et apprécié dignement par son maître, qui
prédit son avenir. Aussi avec lui ne fut-il jamais question de grands
prix, de concours, de voyages à Rome »289. Dans ce sens,
La Combe semble appliquer à la carrière de Charlet une forme de
prédestination pour la lithographie. De fait, La Combe cite non sans
hasard, les félicitations de Gros à Charlet pour ses
premières lithographies qu'il fait éditer chez Delpech : «
«J'ai vu tel de vos compositions» lui disait-il, «c'est bien,
très bien, continuez...» »290. L'auteur souligne
également l'avant-garde des épreuves de jeunesse de Charlet,
puisqu'appréciées par les artistes de la jeune
génération, à l'instar de Géricault. Avec ce
dernier, Charlet partage en 1820 un voyage en Angleterre pour la
présentation du Radeau de la Méduse. Au cours de ce
séjour Charlet paraît avoir initié son compagnon à
la lithographie.
Les premières études lithographiques de
Géricault prouvent qu'il avait peu l'usage du crayon sur la pierre ; il
a dû consulter Charlet, qui maintes fois lui a apporté sa
collaboration. Deux pièces à la plume, entre autres, lui
appartiennent presque entièrement, quoiqu'elles soient classées
dans l'oeuvre de Géricault, dont, il est vrai, elles en portent pas le
nom291.
Pour preuve du talent précoce de lithographe de
Charlet, La Combe donne en exemple son enseignement de la technique à
Géricault. Néanmoins, il semble difficilement concevable que
Charlet ait eu une grande influence sur la maîtrise de la technique
lithographique de cet artiste292. En effet, Géricault livre
déjà avant son départ pour l'Angleterre des pièces
de grande qualité, à l'instar des Boxeurs (fig. 37) en
1818, dont le colonel de La Combe possède par ailleurs une
épreuve. Aussi, La Combe protège l'oeuvre lithographique de
Charlet en constituant son catalogue, qui recense mille quatre-vingt neuf
épreuves. De cette manière, le catalogue vise
288 Ibid., p. 11.
289 Ibid., p. 12.
290 Ibid., p. 12.
291 Ibid., p. 18.
292 JOBERT, Barthélémy, « Charlet. Une
carrière de peintre de la Restauration à la Monarchie de Juillet
», in BOCHER, Nathalie, FOUCART, Bruno, JAGOT, Hélène
(éd.), op. cit., p. 31-32.
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à « réveill[er] chez les uns des souvenirs
et donn[er] aux autres le désir de connaître »293.
En somme, La Combe recherche le consensus entre les défenseurs et les
détracteurs des lithographies de Charlet.
La Combe présente aussi les autres médiums dans
lesquelles s'est illustré Charlet. S'il passe presque sous silence les
quelques dessins à l'eau-forte réalisés en
1828294 ; qui semblent d'ailleurs ne pas avoir été un
franc succès, l'auteur s'intéresse particulièrement aux
sépias et aux aquarelles de Charlet : « En effet, dans ces
magnifiques aquarelles, dans ces sépias si vigoureuses et si
transparentes, indépendamment du mérite du procédé,
du dessin, de la couleur, se trouve celui de la pensée, à un
degré aussi éminent que dans l'oeuvre lithographique
»295. Quand il s'intéresse à un autre
médium, La Combe ne peut s'empêcher de les comparer aux
lithographies. Il insiste notamment sur les thèmes communs des
lithographies et des aquarelles de l'artiste. Pourtant les premières
sont davantage dépréciées que les secondes, qui au
contraire remportent un large succès comme le fait remarquer La
Combe296. La manière de valoriser les oeuvres
dessinées, aquarelles et sépias paraît finalement assez
proche de celle que La Combe emploie pour revaloriser la lithographie. Il fait
effectivement de Charlet l'un des grands protagonistes, si ce n'est le plus
important, du dessin aquarellé en France de la première
moitié du XIXe siècle.
[É] Schroth, un des marchands qui les premiers
comprirent si bien le commerce des dessins, fit connaître en France les
aquarellistes anglais, presque tous paysagistes, il est vrai. Néanmoins
les artistes français eurent à gagner dans ces importations ; ils
virent que, même avec de l'aquarelle, on pouvait être vigoureux et
coloriste ; alors ils ont osé. Mais déjà Charlet, lui
avait osé tout seul : on a pu apprendre beaucoup de lui, il n'a eu
à apprendre de personne ; et on peut même dire qu'il a
inventé les couleurs à l'eau, il a inventé la
véritable aquarelle, et ouvert un chemin dans lequel tant d'autres se
sont précipités sans pouvoir l'atteindre297.
La Combe semble attribuer à Charlet le mérite de
la rénovation de l'aquarelle en France en le présentant comme le
pionnier du dessin aquarellé. Le colonel n'hésite donc pas
à le comparer aux aquarellistes anglais, qui développent
largement le médium à l'exemple de Bonington ou Samuel Prout
(1783-1852), qu'il collectionne également. Charlet manifeste
293 LE BLANC DE LA COMBE, Joseph-Félix, op. cit.,
p. 135.
294 Ibid., p. 46.
295 Ibid., p. 85.
296 Ibid., p. 90.
297 Ibid., p. 86.
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comme eux un goût pour le paysage. Cependant La Combe
accorde aux dessins de Charlet une supériorité dans la
précision et dans le rendu du paysage, qui l'incite à les
comparer aux oeuvres de Jacob van Ruysdael (1628-1682) à
l'évidence pour le légitimer298. Enfin, La Combe fait
de Charlet le précurseur des artistes peignant sur le
motif299.
Joseph-Félix Le Blanc de La Combe semble accorder une
place non négligeable à la carrière picturale de Charlet.
Il lui consacre en effet deux chapitres et y fait ponctuellement
référence dans les différentes parties de son ouvrage.
Néanmoins, le colonel fait remarquer le manque d'expérience et
les difficultés de l'artiste dans ce médium.
« Il attribuait principalement son manque d'adresse dans
l'exécution, à ce que d'abord chez son maître Gros il avait
fait peu d'études peintes d'après nature. Puis il était
trop impatient d'arriver immédiatement à un résultat,
gâté qu'il était par des procédés de la
lithographie, de la sépia et de la l'aquarelle »300.
Il est évident que la pratique de la peinture à
l'huile demande de la patience et de la concentration, que Charlet n'a pas
à l'évidence. Pourtant La Combe insiste sur le fait que Charlet a
du talent dans ce médium, et le justifie principalement dans le chapitre
qu'il consacre presque entièrement à la réception de la
Retraite de Russie (fig. 34) au Salon de 1836, dans lequel il cite en
intégralité l'article élogieux d'Alfred de
Musset301. Aussi, La Combe cherche semble-il à montrer la
manière dont Charlet envisage la pratique de la peinture à
l'huile. C'est dans ce sens que La Combe cite une lettre de Charlet
écrite pendant la création de la toile qui l'a rendu
célèbre, et dans laquelle il s'interroge sur ses motivations :
« «Pourquoi Charlet veut-il faire de la peinture ? il devrait s'en
tenir à ses lithographies. Mon coeur se brise à une idée
pareille» »302. On comprend dès lors que sa
pratique picturale se présente comme un défi. Charlet cherche
probablement aussi la reconnaissance officielle de ses contemporains.
L'ouvrage du colonel de La Combe est autant destiné
à faire connaître l'oeuvre de Charlet, que sa vie personnelle. En
effet, pour l'auteur la vie de son sujet est une perspective aussi
intéressante que son oeuvre, puisque les deux semblent finalement
s'influencer directement.
298 Ibid., p. 87.
299 Ibid., p. 88.
300 Ibid., p. 74.
301 MUSSET, Alfred de, op. cit., in LE BLANC DE LA
COMBE, Josep-Félix, op. cit., p. 91.
302 LE BLANC DE LA COMBE, Joseph-Félix, op. cit.,
p. 92.
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On a dit à raison que la meilleure biographie d'un
artiste était l'histoire de son oeuvre et que c'était là
qu'il fallait l'étudier et apprendre à la connaitre. Et,
cependant, on peut croire que pour l'artiste qui procède de
lui-même, sa vie est un commentaire utile de ses ouvrages. Puis on veut
des détails intimes, des anecdotes, des lettres, etc. etc. ; si tout
cela se demande pour les autres, à plus forte raison doit-on l'exiger
pour Charlet303.
L'oeuvre et la vie de l'artiste sont effectivement très
liées. L'ouvrage du colonel de La Combe donne également la
possibilité de connaître le contexte de création de
certaines oeuvres, mais surtout permet de rendre compte des relations
qu'entretenaient Charlet avec ses amis. De nombreux amateurs sont alors
cités, à l'exemple de ses plus fidèles protecteurs, dont
le général de Rigny, François Parguez, Auguste Moufle,
Feuillet de Conches, Hippolyte Lalaisse et évidemment le colonel de La
Combe. Le biographe semble de cette façon rendre hommage à l'ami
plus qu'au peintre, en évoquant le souvenir de leur amitié par la
publication des lettres de Charlet. Cette volonté justifie finalement le
parti narratif adopté par le colonel de La Combe. En effet les lettres
retranscrivent le comportement de l'artiste avec ses amis et participent
à la connaissance de sa personnalité. Grâce au vaste corpus
de lettres réuni par La Combe, Charlet est présenté en
différentes émotions et sous différents angles. Elles le
montrent en effet comme un personnage attentif à ses amis, parfois
mélancolique, mais plus souvent volubile, comme en témoigne les
quelques vers extraits de la lettre du 7 octobre 1833 adressée au
colonel de La Combe lorsque Canon est à Tours.
Pour des rillettes, Et caetara, De mauvaises
lettres On écrira ; Et puis je recevrai tout ça (les
rillettes). Alleluia304.
Par la publication de ces vers en particulier et par
l'édition de ses lettres, La Combe présente le caractère
de son ami. La publication des lettres de l'artiste est aussi l'occasion pour
La Combe de confirmer la qualité d'écrivain de Charlet, qu'il
défend dans son introduction305. Il s'appuie également
sur la citation d'une partie de l'ouvrage de Charlet écrit à
partir de 1839, La Plume causerie artistique, « en guise de
préface à son cours de cinquante-deux dessins à la
303 Ibid.., p. 5.
304 Ibid., p. 70.
305 Ibid, P. 4.
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plume »306. L'auteur de Charlet sa vie,
ses lettres se distingue ainsi des autres biographes de l'artiste,
puisqu'en effet aucun ne l'avait envisagé comme tel auparavant. La forme
et l'expression de Charlet semblent lui être effectivement
caractéristique. La Combe légitime ainsi le registre de langue
avec lequel s'exprime l'artiste. En effet, les lettres de Charlet sont souvent
rédigées dans un niveau de langue familier. Pourtant « si
c'est être écrivain que de trouver des tours neufs, des formes
originales, des expressions incisives, pittoresques, qui enrichissent la langue
; si c'est être écrivain que de créer des proverbes, cette
sagesse des nations ; certes à tous ses titres, Charlet peut prendre
rang parmi les hommes qui ont écrit »307. Charlet
apprécie en effet les jeux de mots et les calembours. Néanmoins,
cette tonalité familière se retrouve davantage dans sa
correspondance, que dans la Plume ; écrit à destination
de ses élèves de l'école Polytechnique, ce qui
démontre que ses lettres n'étaient pas vouées à
être publiées. À l'évidence, elles relèvent
de son intimité.
Charlet sa vie, ses lettres se présente comme
l'oeuvre d'un ami consacrée à la mémoire d'un ami.
L'auteur paraît avant tout rendre hommage à l'oeuvre, la
carrière et au caractère de Charlet. Dans ce sens, la
démarche de La Combe est relativement similaire à celle du
poète Auguste Moufle, qui en 1839, publie un Épitre à
Charlet. L'auteur narre avec solennité l'oeuvre et la vie de
Charlet depuis son enfance jusqu'à sa carrière de peintre
d'histoire, mais salue aussi le tempérament de l'artiste. En guise de
conclusion, Moufle rédige ces quelques vers :
En écrivant ces vers j'ai formé qu'un voeu :
Puisses-tu les trouver dignes de ton aveu, Applaudir aux effets de ma muse
inquiète, Et du titre d'ami décorer le poète 308!
Si Moufle fait honneur à son sujet en reconnaissant sa
qualité d'artiste et d'ami, il semble par ailleurs avoir pour ambition
d'obtenir la reconnaissance publique de Charlet et probablement aussi celle de
ses lecteurs. Les relations amicales avec les artistes sont en effet
valorisantes pour les amateurs. En publiant les lettres de Charlet qui lui
étaient adressées, La Combe présente ostensiblement leur
amitié. La proximité que révèle leur correspondance
permet ainsi à La Combe de se poser comme le biographe incontestable de
Charlet, ce qui lui donne la possibilité de garantir au lecteur
l'authenticité et la valeur des propos qu'il exprime.
306 Ibid., p. 109.
307 Ibid. p. 4.
308 MOUFLE, Auguste, Épître à Charlet,
Paris, Imprimerie de E. Duverget, 1839, p. 24.
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