Section 2 : Etat de
l'art théorique et empirique de la tertiarisation sur la croissance
économique
I.2.1 Etat de l'art
théorique de la croissance tertiaire
Il faut noter qu'il existe chez les économistes un
débat controversé quant au rôle des services dans la
dynamique économique mais aussi aux enjeux de la croissance
tertiaire.Plusieurs thèses ont vu le jour et mettent en exergue deux
conceptions opposées de l'économie et de la société
de service ; une conception post industrialiste et une conception de nature
néo-industrialiste. Dans la présente section, nous proposons une
mise en perspective historique des principales théories explicatives de
la croissance tertiaire.
1. Les conceptions de la société post
industrielle
La paternité du terme économie de service est
due à Daniel Bell qui est sans doute l'un des auteurs les plus connus
bien qu'il soit sociologue [J. Gradey et J .Delaunay (1987)]. Dans un
célèbre ouvrage paru en 1976, l'auteur annonce l'avènement
d'une « société postindustrielle » qui s'inscrit
très nettement dans le prolongement de la société
industrielle [C. Mara et Harvey, (2000)].
Selon [J. Gradey, (1992)] Cette société
postindustrielle est présentée à la fois comme une
société des services, une société d'abondance, une
société urbaine, une société du savoir, et enfin
une société plus juste.
1.1 Une société de services
La société postindustrielle est inexorablement
une société de services. Bell [J. Gradey et J .Delaunay (1987)]
met ainsi en évidence le caractère inéluctable de la
progression des services dans l'emploi sous l'effet combiné de la Loi
d'Engel (élasticité revenu élevée de la demande de
services) et de la faible productivité (relative) du travail dans les
activités de service.
Pour [J. Geours, (1982)], l'enrichissement croissant de la
société conduit à un accroissement de la part des services
dans la structure de consommation des ménages. Polèse mentionne
par ailleurs que les services accueillent une part grandissante de la
population active du fait de la forte demande qui leur est adressée et
de la faible productivité qui caractérise leur production. [M.
Polèse, (1988)].
1.2 Une société d'abondance
[B. Coriat, (1989)] constate que l'industrialisation et la
productivité industrielle élevée ont contribué
à une grande profusion des biens matériels. En effet, du fait de
coûts (et donc de prix) relativement faibles, les ménages peuvent
accroître rapidement leur niveau d'équipement en appareillages
domestiques [J. Gradey et J .Delaunay (1987)]. Cette abondance de biens
matériels sera d'ailleurs également au coeur de la principale
thèse concurrente de celle de Bell, à savoir la théorie du
self-service défendue par Gershuny[C. Mara et Harvey, (2000)].
[J. Gradey, (1992)] précise que cette dernière
est en effet élaborée sur le constat d'une tendance au «
suréquipement » des ménages en technologies domestiques
visant à autoproduire des services au sein de la sphère
familiale.
1.3 Une société urbaine
La société postindustrielle est une
société urbaine. C'est en effet, en ville, que l'on peut jouir
pleinement de cette société d'abondance [M. Polèse,
(1988)]. L'emploi étant concentré dans les (grands) centres
urbains, on assiste à un dépeuplement graduel des campagnes [H.
Coing, (1998)]. Selon Lorrain, cette perspective renvoie à de nombreux
travaux contemporains de géographie et d'aménagement quant
à la concentration urbaine des services, et en particulier des services
aux entreprises [D. Lorrain, (1993)].
1.4 Une société du savoir
La société postindustrielle est centrée
sur le savoir scientifique, la maîtrise de l'innovation et les
technologies à fondement scientifique [J. Bouchez, (2012)]. Ce point est
central dans la thèse de Bell[C. Mara et Harvey, (2000)].
S'appuyant sur quatre faits stylisés à
savoir ; la prééminence de la classe des professionnels et
techniciens, la primauté du savoir technique, la planification de la
technologie et l'émergence d'une nouvelle technologie de l'intellect.
Bouchez estime que la société postindustrielle conduit en effet
à une transformation de la structure sociale et professionnelle [J.
Bouchez, (2012)]
Peut-on lire [OCED, (1999)] que les métiers techniques
et professionnels (articulés autour des quatre grands corps :
scientifique, technologique, administratif, et culturel), constituent le centre
vital de la société postindustrielle. C'est la nature même
du travail qui change. Celui-ci se fonde de plus en plus sur des contacts
directs entre personnes, qui échangent de l'information et du savoir [M.
Debonneuil, (2017)].
C'est dans cette foulé que [M. Lengelle, (1966)]
atteste que c'est la primauté du savoir scientifique et technique et la
prééminence des métiers de techniciens et professionnels
qui confèrent un rôle particulier à la formation
universitaire,Bell (1976) ajoute que « l'importance toujours plus grande
des connaissances techniques et du savoir-faire professionnel fait de la
formation scolaire et universitaire une condition d'admission à la
société postindustrielle elle-même » [C. Mara et
Harvey, (2000)].
En effet ; la société postindustrielle
s'appuie fortement sur la planification et la maîtrise du
développement technologique [OCED, (1999)]. Dans cette
société, l'innovation, dont l'auteur révèle
l'accélération et l'ampleur, résulte directement, et de
plus en plus, de l'effort de recherche et développement [M. Debonneuil,
(2017)]. Par ailleurs, [P. Petit, (1988)] précise que le rôle
clef réservé à la connaissance théorique modifie
profondément dans la société nouvelle le rapport entre
science et technologie. D'autre part, note encore Bell (1976): « Dans
cette société, le centre de gravité se déplace de
plus en plus nettement vers le « secteur du savoir », qui
absorbe une part croissante de la main-d'oeuvre et forme une part croissante du
PNB » [C. Mara et Harvey, (2000)].
Enfin, la société postindustrielle met l'accent
sur le traitement de problèmes de « complexité
organisée » et la recherche de lignes de conduite rationnelles que
[J. Bouchez, (2012)]qualifie de nouvelles technologies de l'intellect.
1.5 Une société plus juste
La société postindustrielle est enfin une
société plus juste [C. Gallouj et F. Djellal, (2004)], d'abord
parce qu'elle est régie par un mode de jugement ou d'évaluation
sociologiste plutôt qu'économiste [C. Gallouj et F. Djellal,
(2004)]. Elle implique ainsi un changement de système de valeur qui est
porté en partie par la nouvelle classe dominante [J. Gradey et J
.Delaunay (1987)]. Les nouveaux modes de gestion sont en effet plus
socialisés, plus planifiés et concertés. Ils supposent des
valeurs moins individualistes que celles qui caractérisent la
société industrielle [A. Touraine, (1996)].
Plus généralement, le mode sociologiste est
fondé sur l'intérêt général et la justice
sociale[J. Gradey, (1992)]. Il se pose alors le problème de la
soumission de la fonction économique aux objectifs sociaux [A. Touraine,
(1996)], ensuite parce que dans la société postindustrielle, on
assiste à une intervention croissante de l'État, tant dans la
formation des revenus que dans le contrôle du fonctionnement des
marchés car les services ont ici un caractère plus collectif [J.
Gradey et J .Delaunay (1987)].
Bell considère que les locomotives du tertiaire sont
les services de santé, d'éducation, de recherche,
d'environnement, les services publics et administratifs[C. Mara et Harvey,
(2000)]. À terme, ces services à caractère collectif, qui
sont pour l'essentiel associés à l'État-providence,
devraient prendre le pas sur les autres catégories de services [J.
Gradey et J .Delaunay (1987)]. C'est à partir du milieu des
années 1970 note qu'économiste [C. Gallouj et F. Djellal, (2004)]
que seront contestées les théories postindustrielles de la
croissance et de la croissance tertiaire par phases ou étapes.
B. Les conceptions et théories
néo-industrielles
[J. Gradey, (1992)] note queles approches dites
néo-industrielles sont à la fois nombreuses et variées.
Elles ont néanmoins en commun de ne pas envisager les services en dehors
d'une économie à base prioritairement industrielle. Il revient
à [J. Gradey et J .Delaunay (1987)] d'avoir «
catégorisé » les principales approches concernées.
Ainsi, en dehors de la théorie du self-service qui, par sa structure
et sa cohérence, constitue la thèse la plus achevée parmi
le courant néo-industrialiste, les auteurs envisagent trois grandes
approches qui mettent ou remettent l'industrie au coeur du débat.
1. L'industrie comme activité motrice
On peut classer selon les approches néo-industrialistes
selon trois grandes trajectoires de recherche [J. Gradey et J .Delaunay
(1987)]. La première s'inscrit dans la lignée de la tradition
classique initiée par Adam Smith (1976) qui, rappelons-le,
considère que les services sont improductifs. Le tertiaire est par
conséquent, dans cette conception, un secteur parasitaire dont la
progression explique en grande partie les ralentissements économiques et
les crises contemporaines [C. Gallouj et F. Djellal, (2004)].
La deuxième trajectoire, tout en souscrivant à
l'hypothèse de l'improductivité des services,revêt
néanmoins une dimension moins négative [J. Gradey et J .Delaunay
(1987)]. Les services pèsent sur le fonctionnement de l'économie,
mais ils sont cependant indispensables, en particulier en raison de leur
capacité à créer ou à retenir l'emploi [J. Gradey
et J .Delaunay (1987)].On parle alors de tertiaire « refuge » ou
« éponge » à emplois [J. Gradey, (1992)].
Enfin, la troisième trajectoire, qui analyse plus en
détail les interrelations entre les services et l'industrie,
considère que les activités industrielles sont bien à la
base de la dynamique économique (elles sont les seules activités
motrices), mais qu'elles permettent une certaine expansion du tertiaire[C.
Linchtenstein, (1993)]. L'argument central de ce courant à en croire [P.
Petit, (1988)] est que les services ne sont pas en voie de supplanter
l'industrie mais qu'ils se développent parallèlement à
elle.
Cette conception, qui met en évidence une
transformation des modes de fonctionnement de l'industrie, est principalement
soutenue par Cohen et Zysman (1987). Ces auteurs réfutent ainsi
l'idée d'un développement économique appuyé sur une
succession d'étapes qui amènerait les services à se
substituer à l'industrie[A. Bracet et J. Bonamy, (1988)]. Ils
écrivent à ce propos: « Nous soutenons que le principal
changement affectant nos sociétés contemporaines se situe bien
dans la transformation, à la fois de l'industrie et des services, et non
pas dans le remplacement de l'industrie par les services » [A. Bracet et
J. Bonamy, (1988)].
Les services se situent par rapport à l'industrie dans
une logique de complémentarité et non pas de substitution[C.
Linchtenstein, (1993)]. Néanmoins, dans la conception de Cohen et Zysman
(1987), les services restent subordonnés à l'industrie[A. Bracet
et J. Bonamy, (1988)]. Cette dernière continue clairement de jouer un
rôle central au sein du système économique[C.
Linchtenstein, (1993)]. Ce sont à la fois sa compétitivité
et son renouvellement qui créent les conditions de l'expansion des
services [C. Sauviat, (1989)].
Les trois trajectoires néo-industrielles que nous
venons de présenter, semblent continuer d'alimenter aujourd'hui les
discours politiques les plus autorisés. Dès lors, on assisterait
au développement d'une véritable société de
self-service [J. Gradey et J .Delaunay (1987)]. Pour Gershuny, la tendance au
self-service devrait se poursuivre à l'avenir au moins pour deux raisons
essentielles:l'innovation technologique permet de réduire
régulièrement le prix des « machines à usage
domestique » mais aussi le coût du travail relativement
élevé dans les sociétés développées
rend le prix des services externes prohibitif par rapport à l'achat de
biens matériels destinés à l'autoproduction de services[J.
Gradey et J .Delaunay (1987)].
En conclusion, le coeur de nos sociétés
resterait donc la production de biens matériels assurée par le
seul secteur moteur qu'est le secteur industriel [J. Geours, (1982)]. La
société industrielle étant, dans ces conditions, toujours
dominante quoiqu'en transformation.
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