Titre 2 : Le régime de lege feranda405
Le traitement des données par des logiciels
d'intelligence artificielle respectueux de la protection des données
personnelles est dès à présent mis à mal face
à l'évolution du numérique. Les logiciels
développés dans d'autres régions du monde ne prennent pas
toujours en compte la protection de la vie privée par défaut
et/ou dès la conception. L'Europe s'est fixé comme objectif
d'incarner une alternative éthique en proposant des solutions
d'intelligence artificielle garantes de la vie privée (Chapitre 1). En
parallèle, la place croissante des algorithmes dans notre
société impose de doter les individus d'instruments leur
permettant de faire des choix éclairés (Chapitre 2). Il convient
donc d'acquérir une souveraineté tant individuelle que collective
en matière d'IA.
Chapitre 1 : De la gouvernance de la donnée
à la gouvernance de l'intelligence artificielle
La gouvernance de l'intelligence artificielle ne peut
être envisageable que par un positionnement de l'Europe en tant que
leader (Section 1) en proposant un modèle éthique pérenne
(Section 2).
Section 1 : l'IA éthique, stratégie
géopolitique de souveraineté européenne
Selon N. Miailhe, il serait naïf de penser que l'IA est
une technologie neutre, alors qu'il s'agit en réalité d'un
système socio-économique complexe, gouverné par les
humains406. L'intelligence artificielle est un instrument de
puissance incontestable conduit aujourd'hui par quelques pays et entreprises
(§1). Cette gouvernance du numérique pose des questions
éthiques (§2) sur laquelle l'Europe doit se positionner
(§3).
§1. Le contexte géopolitique de l'intelligence
artificielle
Le marché de l'intelligence artificielle est
aujourd'hui dominé par un duopole sino-américain407.
Il se caractérise par la taille du marché des deux puissances et
leurs politiques laxistes en matière de protection des données
à caractère personnel.
405 De lege feranda signifie « quant à
la loi que l'on doit appliquer »
406 N. Miailhe, « Géopolitique de l'intelligence
artificielle : le retour des empires ? », politique
étrangère, 2018, p. 117
407 Ibid., p. 112
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Le régime de lege feranda
Aux États-Unis, la conservation du titre de leader de
l'IA fait partie d'un des quatre objectifs de la Maison-Blanche. Le pays
dispose de nombreux talents, et notamment deux fois plus de chercheurs qu'en
Chine, soit plus de 78 000 scientifiques408. La Chine ambitionne de
devenir le premier centre global de l'IA d'ici 2030 et inclut sa
stratégie numérique de l'IA dans sa stratégie
géopolitique à l'image du programme des « routes
digitales de la soie ». Elle dispose d'une législation
permissive et d'un rôle fort de l'État, qui encourage
l'innovation409. Néanmoins, la Chine reste dépendante
de l'exportation américaine des processeurs et de puces, qui sont
nécessaires au développement du machine learning.
Face à ces deux géants, l'Europe dispose
aujourd'hui d'un retard technique et industriel, si bien qu'elle risque de
devenir une « colonie du numérique ». Si l'Union
Européenne dispose d'un marché signifiant et d'experts notoires,
les investissements privés en IA sont faibles et les rares
licornes410 se heurtent au manque de dynamisme capitalistique et
industriel du marché européen411.
A l'échelle nationale, certains pays européens
tels que l'Espagne la France et le Royaume-Uni sont favorables au
développement de l'IA à l'image des entreprises telles que
Artlenics, Shift Technology et Darktrace et de l'initiative gouvernementale
« France IA »412. Néanmoins, seule une
coopération entre puissances européennes permettra
d'acquérir une taille critique, capable de concurrencer les autres
acteurs413.
§2. L'Europe, alternative pour garantir la vie
privée
L'Union Européenne s'est construite autour de valeurs
économiques, politiques et philosophiques communes. Le sénateur
A. Gattolin souligne que les libertés individuelles et le droit des
peuples étant un pilier de la construction européenne, une
proposition éthique sur l'intelligence artificielle est
nécessaire pour les garantir414. C. Castets-Renard
insiste415 par ailleurs sur la valeur du mot éthique et les
spécificités culturelles, politiques et technologiques qui
encadrent l'usage de l'intelligence artificielle. C'est dans ce cadre
éthique que l'Europe et la France pourront proposer une alternative et
être « championnes d'une IA éthique et
408 N. Miailhe« Géopolitique de l'intelligence
artificielle : le retour des empires ? » , politique
étrangère, 2018, p. 113
409 C. Thibout, « L'intelligence artificielle, un rêve
de puissance », Chronik, 10 septembre 2018
410 Start-up dont la valorisation dépasse 1 milliards de
dollars
411 N. Miailhe, Géopolitique de l'intelligence
artificielle : le retour des empires ?, op. cit., p. 114
412 F. Amat, « Geopolitique de l'intelligence
artificielle : une course mondiale à l'innovation »,
Diploweb : la revue géopolitique, 28 mars 2018
413 L. Bloch, « Internet : que faire pour défendre
nos chances ? » Diploweb, 20 mai 2015
414 Conférence parlementaire, «
cybersécurité, protection desonnées, intélligence
artificielle : quels enjeux pour l'Europe ? » Organisée par le
Sénat français, le Bundesrat allemand et le Sénat
polonais, 20 juin 2019, p. 19
415 C. Castets-Renard, « L'intelligence artificielle, les
droits fondamentaux et la protection des données personnelles dans
l'Union européenne et les États-Unisé », Revue de
Droit International d'Assas, RDIA n° 2019 | 163 P.1.72. et s.
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Le régime de lege feranda
soutenable416 ». Ce
positionnement correspond par ailleurs à une demande forte étant
donné que 86% des utilisateurs préfèrent choisir un objet
connecté qui protège by default la vie
privée417. Dans cette perspective, une proposition
européenne éthique adaptée aux développements de
l'intelligence artificielle donnerait un réel avantage
concurrentiel418.
§3. Les moyens à mettre en place pour y parvenir
Une souveraineté des données doit être
mise en place à l'échelle européenne, des États,
des entreprises, mais aussi des individus419. La Commission de
réflexion sur l'Éthique de la Recherche en science et
technologies du Numérique d'Allistene recommande420 notamment
d'intégrer les notions éthiques aux enjeux politiques et
économiques de souveraineté numérique. Pour l'ancienne
Secrétaire d'État chargée du Numérique et de
l'Innovation A. Lemaire421, l'Europe dispose des ressources
nécessaires pour être leader et proposer un environnement
numérique à la fois fiable et sûr. La société
civile considère également que l'Europe peut être leader
d'une intelligence artificielle éthique422. Pour atteindre
cet objectif, il convient de réunir plusieurs facteurs qui sont la
création d'un marché unique de données
réglementées, des infrastructures maitrisées, des projets
européens capables de concurrencer les plateformes
étrangères.
Dans cette perspective, l'Union Européenne a
présenté sa stratégie pour l'intelligence artificielle
avec trois axes majeurs : « renforcer la capacité technologique
et industrielle de l'UE et l'adoption de l'IA dans l'ensemble de
l'économie ; préparer les changements socio-économiques ;
garantir un cadre éthique et juridique
approprié423 ». La politique européenne en
faveur de l'IA424 lancée par la Commission européenne
dans son livre blanc sur l'intelligence artificielle détaille cet
objectif425. La mise en oeuvre d'une souveraineté
numérique impose une réglementation uniforme, ainsi que des
investissements humains et financiers suffisants.
416 C. Villani, « Donner un sens à l'intelligence
artificielle », mars 2018, p.25
417 G. Rostana, A. Bekhardi, B. Yannou, op. cit., p.4
418 Commission Européenne, « L'intelligence
artificielle pour l'Europe », 25 mai 2018, p.3
419 J.-G. Ganascia, E. Germain, C.Kirchner, « La
souveraineté à l'ère du numérique. Rester
maîtres de nos choix et de nos valeurs », CERNA, Octobre 2018,
p.28
420 Ibid., p.34
421 Coup Data, «3 Questions To... Axelle
Lemaire», 3 décembre 2019
422 Editorial, Le monde « L'intelligence artificielle, enjeu
majeur pour l'UE », 18 février 2020
423 Conseil de l'Union Européenne, « Governance of
the Artificial Intelligence Strategy for Europe», juillet 2018
424 Commission Européenne « Robustesse et
explicabilité de l'intelligence artificielle », 2020, p. 6
425 Commission Européenne, « Whitepaper, A European
approach to excellence and trust », 19 février 2020
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