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Accueil et influence d'a rebours dans la littérature fin-de-siècle


par Nada Arfaoui
Université de Nantes  - 1 ère année de Master de recherche en littérature française et comparée  2018
  

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II- L'art: catalyseur de névrose

L'art occupe le devant de la scène dans la littérature de la fin du XIXème siècle et en particulier dans les trois ouvrages à étudier. En effet, l'art est conçu comme une spécificité de ces êtres décadents et supérieurs dans le sens où il leur permet de s'écarter du vulgaire, il est l'unique issue pour se détacher de la réalité médiocre et sublimer un réel trivial et décevant. Dans les trois textes l'art se rattache nettement à la maladie psychique des héros à savoir la névrose. Toutefois, il est placé sous le sceau de l'ambivalence dans la sens où il est

1 Jean LORRAIN, op.cit, P. 113

2 Remy de GOURMONT, op.cit, P.96

3 Ibid. P.217

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à la fois la base du déclic des crises nerveuses mais tout de même l'antidote et la panacée à ces troubles psychiques.

Tous les personnages se caractérisent par une dextérité dans un domaine artistique bien précis. Au fait, des Esseintes est un personnage passionné à la fois par la lecture et par la peinture mais il se montre également un parfumeur-créateur amateur. Ces cultes artistiques ne jouaient pas constamment en sa faveur dans le sens où le personnage de Huysmans endure de pénibles troubles suite à un bouquinage. En effet, des Esseintes, en s'adonnant à la lecture des livres anciens, se ramentevoit des événements passés prometteurs des crises de nerfs extrêmement aiguës. Il en va de même pour la contemplation de certains tableaux de peinture qui participe à la détérioration immédiate de son état psychique, l'exemple des tableaux de Gustave Moreau est parfaitement parlant «Et, perdu dans sa contemplation [la Salomé et l'apparition de Gustave Moreau] il restait à jamais douloureux, hanté par les symboles des perversités et des amours surhumaines»1. Le personnage, sous l'emprise des tableaux de Moreau, passe dans un état de tristesse et d'abandon, cette forme d'art qu'est la peinture entraîne une grande influence sur sa psychologie. Les tentations de fabriquer des parfums factices demeurent l'exercice le plus épouvantable et le plus influent sur la psychologie de des Esseintes dans le sens où le personnage, en se livrant à cette expérience de création des parfums exotiques, se déconnecte complètement du monde réel et s'emporte vers un autre monde souvent affreux et épouvantable «il [le domestique] avait ramassé son maître, assommé par la violence des parfums»2. Les exhalaisons aromatiques sont en position de force par rapport au personnage affaibli, elles ont la mainmise sur ses nerfs et poussent sa névrose jusqu'aux limites. Le héros est dans l'impossibilité d'assagir ses nerfs, des Esseintes perd toute contenance, il ne maintient plus la maîtrise de soi même, la musique porte sur ses nerfs.

«cette musique, lui entrait, en frissonnant, jusqu'aux os et refoulait un infini de souffrances oubliées, de vieux spleen, dans le coeur étonné de contenir tant de misères confuses et de douleurs vagues [...]cette musique [...] le terrifiant [...] Jamais, sans que nerveuses larmes lui montassent aux yeux».3

Les morceaux musicaux torturent eux-aussi la tranquillité psychique du héros et se jouent de ses émotions, pire encore ils participent à provoquer ses crises hystériques et empêchent toute possibilité de convalescence. L'art est conçu sous un angle à fond péjoratif: il est le détonateur principal des crises nerveuses et l'élément le plus influent sur la psychologie du héros huysmansien.

Le protagoniste de Sixtine n'est pas exclu de ce tourbillon artistique influent, au contraire il est aussi impliqué que des Esseintes puisqu'il est un artiste: personnage-écrivain. Il en va de soi que l'art agit sur ses états d'âme. En fait, Hubert vénère la lecture et l'écriture à tel point que Paris qui est le centre mondial de l'art «était confiné dans les bornes assez

1 Joris-Karl HUYSMANS, op.cit, P. 95

2 Ibid. P.236

3 Ibid. P. 234

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étroites [de son] "cabinet d'études"»1. Ce cabinet serait la métaphore de ses exercices intellectuels à savoir la lecture et l'écriture. Hubert s'enivre dans la lecture des oeuvres souvent dénigrées, il en trouve une virtuosité de composition extraordinaire.

«cette littérature des environs du dixième siècle, ordinairement jugée la puérile distraction de moines barbares, lui semblait au contraire pleine d'une ingénue verdeur et d'un ingénieux raffinement»2.

Il s'avère aussi qu'il est féru des oeuvres décadentes d'où l'hommage à Huysmans via la mention de son livre À Rebours à maintes reprises. La lecture agit mal sur ses nerfs: «il reconnaissait là l'occulte puissance des mots, la transcription matérielle de ces syllabes, avait agi violemment sur son imagination»3. Le monde fictif des livres dans lequel l'imagination et le rêve sont les maîtres mots, conduisent le héros à sa perte psychologique dans le sens où leur influence sur ses comportements et attitudes est démontrée. Hubert d'Entragues, sous l'emprise de la lecture, se détache absolument de son monde réel et s'emporte vers un monde fabuleux là où «il venait de vivre des heures entières avec elle[Sixtine], et maintenant que la puissance mystique de la vision était épuisée [l'omnipotence de la lecture], il pensait encore à l'absente»4. Hubert ne mène pas une simple lecture de plaisir dans le sens où on ne peut considérer ses lectures que dans leur rapport étroit avec son métier d'écrivain. Quant à lui, le bouquinage des livres lui procure une formidable faculté de maîtriser le langage et l'expression et lui permet de mieux développer sa création littéraire. En fait, Hubert d'Entragues se présente comme étant un écrivain professionnel, ce qui se perçoit dans son portrait, que brosse le narrateur.

«un strict logicien de la critique, un rêveur extrême et absolu, un extraordinaire fondeur de phrases et tailleur d'images [...] il n'ouvrait plus guère que de vétustes théologies et des dictionnaires: il avait la

manie des lexiques, outils qui lui paraissaient, en général, plus intéressants que les oeuvres»5.

Il appert que l'écriture n'est pas considérée comme une activité fantaisiste, au contraire le personnage se distingue par une intelligence suprême à ce sujet et conçoit l'écriture dans son rapport de dépendance avec la raison, conformément à la théorie cartésienne. «L'écriture se pouvait résumer en trois mots [...] COGITO, ERGO SUM [...] hors de ces trois mots, rien n'existait».6

Il est évident que le personnage apparaît comme un expert dans le domaine de la création littéraire, cependant cette activité ne fait que renforcer ses hallucinations et ses crises nerveuses.

1 Remy de GOURMONT, op.cit, P.42

2 Ibid. P.53-54

3 Ibid. P.66

4 Ibid.

5 Ibid. P.54

6 Ibid. P.80

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Le «cabinet d'étude, peuplé de bons fantômes de son imagination. Là s'agitaient obscurément des êtres tristes et vagues, pensifs et informes, qui imploraient l'existence. Entragues vivait avec eux dans une familiarité inquiétante [...] bref subissait les phénomènes les plus aigus de l'hallucination»1

Le cabinet d'étude, connotant par métonymie la création romanesque, apparaît dans l'image d'un monde affreux. En effet, lorsque le personnage se met à composer son texte L'Adorant, il se trouve assailli par des hallucinations et des phantasmes. L'Adorant est un texte tragique, qui relate l'histoire d'un amour impossible: l'histoire d'un prisonnier.

«Guido Del Preda, comte de Santa-Maria, était accusé d'avoir conspiré, les uns disaient la sûreté de l'Etat, les autres contre l'honneur de la reine[...]on ne l'avait pas pendu[...] on ne l'avait pas décapité[...] une peine spéciale lui avait été dévolue»2

Cette «peine spéciale»3 consiste en un amour chimérique: le prisonnier s'est épris d'«une bienheureuse et bénévolente madone»4, mais la madone «l'occulte maîtresse de Guido»5 n'est qu'un beau mirage, qui n'existe pas. Le roman de Hubert se clôt sur un épisode funeste qu'est la séparation des amoureux «la très chère madone me fit un suprême sourire, la nuit nous sépara et, demeuré seul, je rêvai aux délices des plaisirs partagés»6. Hubert fait de son personnage son alter-ego, Guido prédit le sort de Hubert d' Entragues. Il en résulte que l'écriture de cette historiette triste exerce une influence abominable sur la psychologie de Hubert d'Entragues voire même sur ses décisions «il fallait l'aimer[Sixtine] de loin, comme Guido aime la madone»7. Le personnage-écrivain manifeste une psychologie précaire et fragile, qui se laisse s'écraser sous l'emprise d'un conte fictif inventé par lui-même.

Hormis la lecture et l'écriture, on retrouve d'autres formes d'art, qui sont fort provocatrices des crises nerveuses chez le héros de Sixtine. En effet, le personnage suite à une visite du Louvre, manifeste brusquement un état d'agitation aigüe« En sortant [du Louvre][...] il se mit à suivre une femme dont la démarche inquiète avait [...] séduit sa curiosité»8. Il semble clair que Hubert était envoûté par les oeuvres artistiques, qui ont fort imprégné sa psychologie et ont exhorté ce comportement assez étrange. « Rien de caricatural, mais l'impression subie était pénible»9, Hubert est de fond en comble absorbé par la beauté artistique et semble entièrement soumis à ses effets.

L'art catalyseur de la maladie psychique est également de mise dans l'oeuvre de Lorrain. En effet, l'état psychique du duc de Fréneuse s'affecte à chaque contact avec une oeuvre d'art. L'exemple de l'eau-forte de Goya est parfaitement révélateur dans le sens où le

1 Ibid. P. 42-43

2 Ibid. P.110 3Ibid.

4 Ibid. P.112

5 Ibid. P.113

6 Ibid. P. 229

7 Ibid. P.262

8 Ibid. P.123

9 Ibid. P.124

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personnage se sent mal à l'aise en contemplant «cette eau-forte hideuse»1 qui «[lui] fait mal à regarder»2. Malgré que le duc de Fréneuse se rend compte de la laideur de ce tableau de peinture mais pour autant il se trouve dans l'incapacité totale de résister à son effet produit «cette introuvable épreuve, elle m'attire, me repousse et m'attache? il y a comme un poison dans ces prunelles dardés et fixes!»3. Le duc de Fréneuse résigne devant l'omnipotence non pas de la beauté mais de "la laideur" artistique «Et l'horreur de ces sangsues à face humaine, de ces virgules ondulantes et fluentes, qu'enfante le crâne en fusion, le cerveau m'en fait mal»4. La conception de l'art chez Lorrain est beaucoup plus large en comparaison avec les deux autres auteurs dans le sens où l'art cesse d'ensorceler avec la splendeur et la magnificence, désormais même l'art "hideux et répulsif" peut se jouer des nerfs des personnages et exerce une certaine violence psychologique.

À la différence de Huysmans et de Gourmont, Lorrain chamboule et rénove les codes de ses prédécesseurs dans le sens où son personnage invente certaines formes artistiques dans son imagination. En effet, Monsieur de Phocas se distingue par une imagination créatrice, qui lui permet de transformer les personnes et les objets réels en objets artistiques. Dans une soirée chez Claudius Ethal, le duc de Fréneuse épris du paysage global, hallucine et croit voir se transformer les convives en des «fantoches»5.

«L'équivoque et singulière soirée, et l'anormale impression de demi-rêve, d'hallucination à l'état de veille, et de cauchemar inachevé qu'ont laissé en moi ces êtres aux gestes d'automate et aux yeux brillants, tous, l'air bien plus fantoches que des personnes réelles, à travers leurs divagations de somnambules et les raffinements de leur élégance voulue!»6

L'osmose extravagante entre le raffinement des invités et «l'étrange décor de l'atelier d'Ethal»7 ont favorisé une sorte d "expérience de pensée" dans le sens où l'imagination de Monsieur de Phocas devient cette capacité à féconder le réel d'idées artistiques.

«Toutes ces faces [les invités] de souffrance ou de volupté figée se mêlaient bizarrement aux personnages tissés de hautes tapisseries [...] Toute une foule de jadis semblait processionner le long des murailles avec, ça et là, un visage de spectre émergeant de l'ombre dans les méplats strictement modelés d'une des têtes de cire».8

Les trois héros n'ont pas pu rester neutres envers les oeuvres d'art: l'art devient le dompteur de leurs nerfs parce qu'il favorise une exaltation exagérée des émotions d'où les hallucinations et les crises nerveuses. L'art, tout en stimulant les sens, aiguillonne davantage la névrose.

1 Jean LORRAIN, op.cit, P. 115

2 Ibid.

3 Ibid. P.116

4 Ibid.

5 Ibid. P. 140

6 Ibid.

7 Ibid.

8 Ibid. P.140-141

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"Les esprits médiocres condamnent d'ordinaire tout ce qui passe leur portée"   François de la Rochefoucauld