I- l'Art : clef de l'énigme
Les oeuvres décadentes s'attachent à valoriser
l'art dans toutes ses formes et à mettre en relief toutes ses
expressions. En effet, l'art est un concept très ample qui ne peut pas
être le monopole d'un domaine bien déterminé. Il est ce
panorama qui englobe tout type d'oeuvre: musique, peinture, sculpture,
littérature et autre. L'art se définit aussi comme étant
un talent et un savoir-faire c'est pourquoi on ne peut attribuer la
qualification d'"Artiste" qu'à des gens qui manifestent un vrai talent,
qui leur permet de créer des objets suscitant un état particulier
de sensibilité fortement lié au plaisir esthétique.
Le culte artistique est omniprésent dans l'oeuvre
décadente, sa forte présence se perçoit à plusieurs
niveaux. D'abord, l'art est présent dans la construction de la
personnalité des personnages: Jean des Esseintes, Hubert d'Entragues et
le duc de Fréneuse sont des figures raffinées qui manifestent un
penchant naturel pour les objets artistiques. L'art apparaît
également dans tous les moments forts des trois ouvrages à savoir
les moments des crises nerveuses et les moments des vaines tentatives de
guérison.
Les trois auteurs n'ont pas choisi une seule expression
artistique au détriment des autres, au contraire ils ont presque mis en
scène toutes les formes d'art. En effet, littérature, peinture,
écriture, musique ne sont pas traitées chacune à part,
elles se fondent et font écho. Toutes les différentes formes
artistiques rentrent en communion, en revanche les écrivains
étaient très sélectifs au niveau des oeuvres
citées. L'exemple de la peinture est parfaitement
révélateur dans le sens où les trois auteurs ne citent pas
n'importe quel tableau de peinture. Par exemple dans À Rebours,
Huysmans accorde une attention particulière aux tableaux
symbolistes. Cette touche suggestive privilégiée se voit
clairement dans le décor du logis de Des Esseintes.
«Il avait voulu, pour la délectation de son esprit
et la joie de ses yeux, quelques oeuvres suggestives le jetant dans un monde
inconnu, lui dévoilant les traces de nouvelles conjectures, lui
ébranlant le système nerveux par d'érudites
hystéries, par des cauchemars compliqués, par des visions
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nonchalantes et atroces. Entre tous, un artiste existait dont
le talent le ravissait en de longs transports, Gustave
Moreau»1
Derrière le goût artistique de des Esseintes se
cache celui de Huysmans, cette prédilection pour le symbolisme et dans
une moindre mesure pour l'impressionnisme marque la rupture avec l'école
naturaliste. Huysmans utilise l'art décoratif non seulement pour
exprimer ses nouveaux goûts littéraires et artistiques mais
également pour critiquer le mouvement naturaliste dont il faisait
partie.
« la guerre contre l'Ecole[Zolienne] est menée
avec un brio et une acuité remarquables [...]Huysmans ne se bornait pas
à éreinter certaines valeurs consacrées par l'Ecole, mais
il consacrait, ce qui était encore moins tolérable, de longues
chroniques aux nouveaux artistes qui lui semblaient avoir compris les exigences
de son temps»2
Le lecteur d'À Rebours, tout en
déchiffrant les tableaux de peinture cités, peut explorer les
arrière-pensées de l'auteur et dévoiler ses orientations:
ce qu'il admire et ce qu'il dédaigne. Dans l'ouvrage huysmansien, on
retrouve d'autres expressions artistiques qui sont aussi bien significatives
que la peinture. En effet, La musique elle-aussi, démasque les attitudes
religieuses de l'écrivain, ce dernier utilise son personnage pour
raconter soi-même. Le duc des Esseintes dédaigne « la musique
profane [qui] est un art de promiscuité [...] afin de la
déguster, il eût fallu se mêler à cet invariable
public qui regorge dans les théâtres et qui assiège ce
cirque d'hiver»3, ce type de musique ne convient pas à
l'être raffiné qu'il est. Le personnage huysmansien «marque
ainsi sa supériorité sur le public courant et sur les
cocardiers»4. Il appert que la répugnance de des
Esseintes à l'égard de cette musique, annonce la conversion de
l'écrivain. En contreartie, on saisit une vénération pour
un autre type de musique: "musique religieuse"
«Chez les pères, les cérémonies
religieuses se pratiquaient en grande pompe ; un excellent organiste et une
remarquable maîtrise faisaient de ces exercices spirituels un
délice artistique profitable au culte. L'organiste [...]
célébrait des messes de Palestrina, d'Orlando Lasso, des psaumes
de Marcello, des Oratorios de Haendel, des motets de Sébastien Bach,
exécutait de préférence aux molles et faciles compilations
du père Lambillotte si en faveur auprès des prêtres, des
«Laudi spirituali» du XVI e siècle dont la
sacerdotale beauté avait maintes fois capté des Esseintes[...] il
avait éprouvé d'ineffables allégresses à
écouter le plain-chant»5
Huysmans, avant de s'être converti en personne, a voulu
se convertir en artiste voire convertir l'art lui-même, cette
catégorisation de l'art musical en profane et religieux illustre
parfaitement l'idée. Mise à part cette sorte de conversion
artistique, on retrouve un discours laudatif de la bible «il [...]
soutenait, avec une déconcertante autorité que «la
géologie s'était retourné vers Moïse», que
l'histoire naturelle, que la chimie, que toute la science
1 Joris-Karl HUYSMANS, op.cit, P. 89
2 François LIVI, op.cit. P.132
3 Joris-Karl HUYSMANS, op.cit, P.232
4 François LIVI, op.cit. P. 142
5 Joris-Karl HUYSMANS, op.cit, P.230
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contemporaine vérifiaient l'exactitude scientifique de
la Bible»1. Il résulte que des Esseintes est le sosie de
Huysmans dans la mesure où le personnage pieux serait l'incarnation du
romancier converti.
L'art est de nouveau au service de la religion, des Esseintes
se délecte de Barbey d'Aurevilly, romancier mystique et sadique
«avec ces volumes presque sains, Barbey d'Aurevilly avait constamment
louvoyé entre ses deux fossés de la religion catholique qui
arrivaient à se joindre : le mysticisme et le sadisme»2.
Barbey silhouettait le modèle possible d'un romancier catholique qu'on
pourrait aimer, avant la conversion Huysmans apparaît tester les
réactions de ses lecteurs à l'égard d'un écrivain
converti pour qu'il puisse faire lui-même l'expérience de la
conversion sans pour autant risquer l'amour de son public. Dans sa
préface écrite vingt ans après la publication du livre,
Huysmans affirme implicitement que des Esseintes n'est que son porte-parole.
«la conclusion de ce chapitre ecclésiale moderne
était que parmi les hongres de l'art religieux, il n' y avait qu'un
étalon, Barbey d'Aurevilly ; et cette opinion demeure résolument
exacte. Celui-là fut le seul artiste, au pur sens du mot, que produisit
le catholicisme de ce temps ; il fut un grand prosateur, un romancier
admirable, dont l'audace faisait braire la bedeaudaille qu'exaspérait la
véhémence explosive de ses phrases»3
Huysmans révèle son appréciation à
l'égard de cet auteur et n'a pas changé son opinion depuis 1884
et le considère jusqu'à vingt ans après le meilleur des
artistes catholiques de cette ère.
Vingt ans après l'apparition de son ouvrage, Huysmans
le dit clairement : «je pourrais très bien signer maintenant les
pages d'À Rebours sur l'Église, car elles paraissent
avoir été, en effet, écrites par un
catholique»4. Le romancier converti atteste sa foi,
À Rebours s'avère être un roman d'avant la
conversion et forme une tentative unique d'autobiographie à la
troisième personne. Cette expression artistique qu'est les livres permet
aux lecteurs d'À Rebours de pénétrer dans les
tréfonds des pensées de l'écrivain et mieux comprendre les
coulisses du livre.
«Quant aux chapitres sur la littérature
laïque et religieuse contemporaine, ils sont à mon sens [...]
demeurés justes»5. Selon ses propres expressions,
Huysmans classifie les livres en deux catégories: laïque et
religieuse, l'écrivain asservit les différentes formes d'art au
bénéfice de ses attitudes personnelles. Dans l'oeuvre
huysmansienne, l'art sert à suggérer et à explorer la
prise de position du romancier.
Dans les deux autres textes, les oeuvres citées ne sont
pas chargées d'une arrière-pensée comme c'était le
cas dans l'oeuvre de Huysmans. En fait, le choix des oeuvres d'art
1 Ibid. P. 187
2 Ibid. P.189
3 Joris-karl HUYSMANS, op.cit [préface]
4 Ibid.
5 Ibid.
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repose la plupart du temps sur l'état psychique des
héros par exemple Lorrain intègre les trois fiancées
pour illustrer l'état d'hallucination dans lequel se trouve son
personnage.
«une sorte de diablerie quasi monastique : dans un
paysage peuplé de larves, des larves fluentes, ondulantes et vomies, tel
un flot de sangsues, par de battantes cloches se dressent, fantomales, trois
figures de femmes enlinceulées de gaze à la façon des
madones d'Espagne»1
Ce tableau de peinture horrifique de Jan Toorop entraine une
certaine influence sur la psychologie du névrosé. En effet, ces
figures terrifiantes effarent le personnage et intensifient son hallucination
et sa crise nerveuse. Il en résulte que la sélection des oeuvres
d'art dans Monsieur de Phocas répond plutôt à des
nécessités esthétiques et littéraires, en d'autres
termes l'auteur se trouve dans l'obligation de choisir un tel objet artistique
pour assurer la cohérence de son texte et produire l'effet voulu sur le
personnage et sur le lecteur.
Il en va de même pour Gourmont, les oeuvres d'art sont
citées d'abord pour maintenir la logique du texte à savoir le
rapport d'interdépendance entre la maladie psychique et l'art, sauf que
Sixtine laisse tout de même voir une subjectivité de
l'auteur. La subjectivité de Gourmont se saisit surtout dans le choix
des ouvrages littéraires mentionnés par exemple il cite à
maintes reprises À Rebours de Huysmans «À
rebours est[...] un livre qui a confessé d'avance, et pour
longtemps, nos goûts et nos dégoûts»2.
Gourmont use également une épigraphe extraite d'À
Rebours «déjà il rêvait d'une
thébaïde raffinée, à un désert confortable,
à une arche immobile et tiède où il se réfugierait
loin de l'incessant déluge de la sottise humaine»3. La
profusion de cet exemple littéraire est une marque de
subjectivité par excellence dans le sens où une
appréciation à l'égard de Huysmans au détriment de
tout autre auteur se dégage. L'art dans l'oeuvre de Gourmont devient un
moyen d'expression des goûts personnels de l'écrivain.
Dans les ouvrages décadents, l'art passe pour une
clé de lecture: il est un instrument de la méthode
déductive en d'autres termes l'art facilite le décodage des
romans et donne accès à la personne de l'écrivain.
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