III- L'art-cure
Dans les trois ouvrages, les écrivains ont
traité une branche de la psychologie dédiée à
l'étude des phénomènes de création et de
l'appréciation artistique dans une perspective psychologique autrement
dit ils ont mis en avance les bienfaits de l'art sur leurs personnages, qui se
présentaient avec des plaintes psychologiques. En effet, les trois
héros trouvent dans la création artistique une cure provisoire
à leur maladie psychique, en d'autres termes l'art représente
désormais un refuge, qui atténue l'acuité de la
névrose.
L'équivoque de l'art s'explique parfaitement dans son
double rôle. Bien que l'art produise à certains moments des effets
indésirables sur la psychologie des personnages dans la mesure où
les héros maladifs se servent de la création artistique pour
pénétrer dans des problématiques inconscientes, qui
convoquent la névrose, il est à la fois ce remède, qui les
conduit à une transformation positive d'eux-mêmes.
Pour contourner ses malheurs, des Esseintes est toujours
à la recherche d'un abri artistique, cela se voit tout d'abord dans
l'attention excessive qu'il accorde au décor de sa maison. En effet, le
héros huysmansien trouve que l'art est sa seule issue pour
s'échapper à la vulgarité «au temps où il
jugeait nécessaire de se singulariser, des Esseintes avait aussi
créé des ameublements fastueusement
étranges»1. L'art confère au personnage un
sentiment de supériorité, qui lui apporte à tour de
rôle une sorte de rassurement psychique et une tranquillité
d'esprit.
Le personnage spleenétique trouve une compensation
à son âme dolente dans différentes formes d'art, ce qui
s'explique parfaitement dans les combinaisons artistiques qu'il invente. «
Il s'installait alors dans celle de ces niches dans le décor lui
semblait le mieux correspondre à l'essence même d'un ouvrage que
son caprice du moment l'amenait à lire»2. Ce mariage
artistique entre le décor et la lecture permet au personnage
d'accéder à ses émotions refoulés et à y
remédier momentanément.
La peinture a aussi joué un rôle majeur dans la
résolution des difficultés psychologiques chez des Esseintes,
l'exemple des tableaux de Gustave Moreau illustre parfaitement l'idée.
En effet, ces toiles, tout en répondant aux attentes du personnage,
pénètrent dans ses pensées les plus profondes et les
libèrent «Dans l'oeuvre de Gustave Moreau, conçue en dehors
de toutes les données du Testament, des Esseintes voyait enfin
réalisée cette Salomé, surhumaine et étrange qu'il
avait rêvée»3. La Salomé
apparaît en conformité avec les espérances du sujet
maladif, ce qui lui permet de se débarrasser de cette frustration de
«ce type de la Salomé [...] [qui l'] obsédait depuis des
années»4. Les tableaux de peinture fournissent à
des Esseintes un moment d'oubli, qui lui permet de se
1 Joris-Karl HUYSMANS, op.cit, P.48
2 Ibid.
3 Ibid. P.91
4 Ibid.
34
délivrer de ses démons intérieurs hantant
sa quiétude psychique. L'art de la peinture dépasse sa simple
conception d'art décoratif et acquiert une dimension plus large: les
tableaux commutent désormais avec les amis parce qu'ils viennent
consoler le héros esseulé «Mais là ne se bornaient
point les achats de tableaux qu'il avait effectués dans le but de parer
sa solitude»1.
Jean des Esseintes, ce décadent incapable de maintenir
une vie sociale, recourt également à d'autres expressions
artistiques pour apaiser sa névrose. Les estampes de gravures de Jan
Luyken font pareillement l'affaire, des Esseintes se réjouit même
de ce type d'«oeuvres pleines d'abominables imaginations, puant le
brûlé, suant le sang, remplies de cris d'horreur et
d'anathèmes»2. Même ces estampes terrifiantes sont
aptes d'apporter un réconfort.
«Ces estampes étaient des mines à
renseignements : on pouvait les contempler sans se lasser, pendant des heures ;
profondément suggestives en réflexions, elles aidaient souvent
des Esseintes à tuer les journées rebelles aux
livres»3
Les représentations du monstrueux dans la scène
artistique peuvent aussi combler le vide existentiel du personnage
névrosé et animer son esprit. La laideur dans l'art fascine des
Esseintes parce qu'il y voit se refléter ses souffrances et ses
afflictions latentes.
La musique représente également une forme
artistique thérapeutique. Le personnage, en s'adonnant à
l'écoute de ses morceaux de musique préférée,
parvient à calmer ses nerfs : «il avait éprouvé
d'ineffables allégresses à écouter le plain-chant que
l'organiste avait maintenu en dépit des idées
nouvelles»4. La musique religieuse berce les nerfs du
personnage et le tient loin des frustrations et des crises nerveuses. Jean des
Esseintes n'apprécie pas n'importe quel art musical, il est très
sélectif à ce sujet, pour autant il savoure tout de même
«la musique profane»5. En effet, des Esseintes «ne se
rappelait avec plaisir que certaines séances de musique de chambre
où il avait entendu Beethoven et surtout du Schumann et du Schubert qui
avaient trituré ses nerfs»6. La musique provoque chez le
personnage des états de relaxation et de détente à la fois
physique et psychologique. Ce cas-ci nous rappelle "La musicothérapie",
qui est une forme de thérapie récente( apparue à la
moitié du XXème siècle pour soulager les
soldats de la deuxième guerre mondiale) utilisant la musique, le son et
le rythme afin de maintenir le bien-être de l'individu.
La névrose de des Esseintes s'apaise aussi par la
lecture des oeuvres archaïques et en particulier les ouvrages latins:
«une partie des rayons plaqués contre le mur de son cabinet [...]
était exclusivement couverte par des ouvrages latins»7.
Le personnage huysmansien, en
1 Ibid. P. 96
2 Ibid. P. 97
3 Ibid.
4 Ibid. P.230
5 Ibid. P.232
6 Ibid.233-234
7 Ibid. P. 64
35
se mettant à lire, rentre volontiers dans un
état d'omission totale dans le sens où la lecture de
Pétrone peut lui faire oublier sa névrose et le monde entier.
L'utilisation thérapeutique de la lecture se saisit dans le chapitre III
dans la mesure où Huysmans consacre ce chapitre tout entier pour parler
des livres et la manière dont son personnage les conçoit.
L'enchaînement et la longueur des phrases dans cette section traduisent
cet état d'absorption dans lequel se trouve le personnage pendant ses
lectures. La description minutieuse des livres et la profusion des exemples
d'auteurs et d'oeuvres littéraires ne sont pas anodines en d'autres
termes Huysmans use la forme pour mimer le fond.
La lecture est tout un art et les livres se
métamorphosent à leur tour en oeuvres d'art «Pour l'attirer,
une oeuvre devait revêtir un caractère
d'étrangeté[...] il voulait, en somme, une oeuvre d'art et pour
ce qu'elle était par elle-même et pour ce qu'elle pouvait
permettre de lui prêter»1. Jean des Esseintes conditionne
que les livres aient un aspect artistique pour avoir une valeur, cette mise en
parallèle entre les livres et les oeuvres d'art laisse voir une
idéalisation des livres.
L'art dans toutes ses expressions: peinture, lecture et
musique libère la subjectivité du héros et favorise sa
créativité. Dans le cadre d'un processus créatif, des
Esseintes soumis à une forte influence artistique, part de ses malheurs
et ses contradictions pour en faire ses propres expérimentations
artistiques: la distillation des parfums. «Il avait toujours
raffolé des fleurs, mais cette passion [...]s'était tout d'abord
étendue à la fleur, sans distinction ni d'espèces ni de
genres, avait fini par s'épurer, par se préciser sur une seule
caste»2. Jean des Esseintes adore les fleurs, qui sont des
productions odorantes et naturelles. En contrepartie, il trouve que tout ce qui
est naturel est forcément désuet et moche, quant à lui le
beau est l'équivalent de l'artificiel «l'artifice paraissait
à des Esseintes la marque distinctive du génie de l'homme. Comme
il le disait, la nature a fait son temps ; elle a définitivement
lassé, par la dégoûtante uniformité de ses paysages
et de ses ciels»3. Le personnage huysmansien trouve dans l'art
de fabrication des parfums, un arrangement propice à ses caprices. Pour
se détourner du naturel, des Esseintes opte pour un jeu de conversion
dans les deux sens «après les fleurs factices singeant les
véritables fleurs, il voulait des fleurs naturelles imitant des fleurs
fausses» 4 . L'influence de l'art sur le développement
de la capacité d'expérimentation chez des Esseintes, est
très apparente.
Il appert que, ces expérimentations artistiques
permettent de restituer à la conscience la vérité
cachée de soi dans le sens où le personnage recourt à ce
champ d'expérimentation pour explorer les zones sombres de son moi. Le
duc des Esseintes sollicite, par le truchement de certaines fleurs des
souvenirs enfouis «il s'en fut tout bonnement visiter les serres de
l'avenue Châtillon [...] revint [...]émerveillé des folies
de végétation qu'il avait vues, ne pensant plus qu'aux
espèces qu'il avait acquises, hanté sans
1 Ibid. P. 208
2 Ibid. P.122
3 Ibid. P.60
4 Ibid. P.124
36
trêve par des souvenirs de corbeilles
magnifiques»1. La création des parfums, «cet art
admirable [qui] l'avait longtemps séduit»2 aide le
personnage à s'échapper à ses ennuis maladifs et
l'amène à se délecter provisoirement.
Dans l'oeuvre de Gourmont, il n' y a pas un point de
différence à signaler avec À Rebours. En fait,
l'art sert également à calmer les nerfs du personnage
névrosé et à tenir son équilibre physique et
psychique. Hubert se présente comme un personnage entiché de
l'art dans ses différentes expressions. La névrose de Hubert
provient en partie de sa conception personnelle de la vie dans le sens
où il ne cesse de dénoter l'inutilité de cette
dernière: « les trains ont un but ; la vie n'a pas de but [...]
l'originalité de la vie de n'en a pas avoir, de but. [...] ainsi
qu'à une vieille dentelle, le charme même de
l'inutilité»3. Face à l'absurdité de sa
vie, Hubert considère que l'art est l'essence même de l'existence
«Rien n'existait, que l'Art, parce que lui seul, doué de la
faculté créatrice, a le pouvoir d'évoquer la
vie»4. L'art acquiert une dimension salvatrice, il est la seule
chose au monde, qui est capable d'attribuer un sens à la vie humaine.
Le personnage de Sixtine raffole des livres :
«Entragues aimait le voisinage des livres qui lui démontraient la
probabilité de sa philosophie»5. Les livres
développent la confiance en soi et l'amour de soi chez le héros
dans le sens où le personnage reconnaît ses talents dans les
ouvrages. Ces derniers représentent d'ores et déjà un
objet d'éducation, qui renforce davantage l'estime de soi. Les lectures
de Hubert se diffèrent complètement des lectures de des Esseintes
car celles de Hubert sont "professionnelles" et ciblées, elles servent
à nourrir l'imagination de l'artiste et à le mettre sur la voie
de la créativité. La lecture se pose comme un calmant de stress
parce qu'elle nécessite une attention et oblige donc le personnage
à ne plus focaliser son esprit sur les tourments personnels
«à feuilleter ses théologiens, Hubert retrouvait
déjà un peu de cette paix qu'il convoitait».6
La lecture thérapeutique qu'on retrouve dans les
oeuvres décadentes nous rappelle une pratique psychiatrique moderne,
à savoir "la bibliothérapie" qui se définit comme suit:
l'utilisation du livre comme un outil de soin dans le sens où la lecture
serait une source d'apaisement des troubles de la santé mentale (sur le
plan académique la notion de bibliothérapie n'existe pas: Le
docteur Pierre-André Bonnet, médecin généraliste,
est l'auteur de la seule thèse portant sur la bibliothérapie en
France) À la différence des autres personnages, Hubert Entragues
dispose des capacités créatives, il est un
écrivain-artiste. Le lecteur saisit concrètement sa propre
création littéraire dans son texte L'Adorant. Hubert
apparaît tant chevronné que débutant dans le domaine de la
création des oeuvres littéraires, cela se décèle
parfaitement dans les débats littéraires qu'il a mené avec
brio.
1 Ibid.
2 Ibid.
3 Remy de GOURMONT, op.cit, P.46
4 Ibid. P.80
5 Ibid.
6 Ibid. P.310
37
«Quand Flaubert écrivit Salammbô,
il fit instinctivement de la jeune prêtresse une carmélite
plutôt qu'une vestale, car la vestale obéit à un ordre et
la carmélite à une dilection ; l'une s'attache à son
état par habitude, l'autre par amour[...]
Zola et d'autres peuvent continuer de cataloguer leurs animaux
inférieurs [...] ce sont d'informes créatures en train
d'acquérir la lumière, des intelligences chrysalidées: peu
importe la qualité des soûleries dont ils se gorgent et les
prurits qui font craquer la virginité de leurs filles. Ce qui n'est pas
intellectuel nous est étranger[...]
La déconcertante ironie[...] nul original prosateur ne
se révéla qui ne fût chrétien d'instinct ou de
croyance, de désir ou de nécessité, d'amour ou de
dégout,-- de Chateaubriand à Villiers et à Huysmans et nul
vrai poète, de Vigny à Baudelaire et à
Verlaine»1
Hubert est un artiste polyvalent dans le sens où il
n'est pas seulement un écrivain, il est aussi un critique d'art
virtuose. Le personnage excelle dans son domaine à tel point qu'il
connaît les moindres détails sur les auteurs même ceux qui
sont restés méconnus de la foule «Il est mort, dit Hubert,
c'était le plus noble écrivain de son temps» « Sixtine
s'étonna qu'il ne fût pas connu davantage».2
Pour Hubert Entragues, l'écriture dépasse la
simple passion, elle est une échappatoire qui lui permet de s'abriter
contre ses malheurs et ses tourments. Hubert, l'amoureux souffreteux transpose
son mal être dans son roman et sur son personnage à tel point
qu'on a du mal à discerner les deux figures de Hubert et de Guido.
«mon amour déjà se parallélisait ,
incarné dans Guido Della Preda. Son sort, à cette heure,
m'inquiète sérieusement pour des jours. Sixtine vous avez un
assassinat sur la conscience (cela fera deux), car si je n'en meurs pas, c'est
que la mort de Guido m'aura sauvé la vie.... oui il faut qu'il meure
à ma place»3
Hubert fait de son personnage un souffre-douleur dans le sens
où il le plonge dans la même situation amoureuse déplorable
et lui impose des peines et des châtiments qu'il devrait subir
lui-même. Il appert que l'Adorant n'est qu'une sorte
d'autobiographie objectivée, qui aide le personnage non seulement
à prendre distance de ses souffrances mais également de les
communiquer. L'Adorant ne peut pas être classé sous le
genre de la science-fiction parce que derrière le portrait de Guido se
cache l'autoportrait de Hubert d'Entragues et derrière ce
pseudo-récit fictif déniche un journal intime.
« Ce fut une infraction à ses habitudes, --mais un
besoin de personnelle sécurité lui imposait de jeter par la
fenêtre une moitié de lui-même, pour sauver
l'intégrité du reste : en quatre heures de nuit, il atteignait le
point final de ce qu'il appelait maintenant «une folle anecdote»[ le
dernier chapitre de l'Adorant] ».4
L'écriture s'avère être une
activité libératrice, qui facilite la pénétration
dans les tréfonds du névrosé dans le sens où elle
chasse les démons refoulés et soulage les maux psychiques.
L'écriture devient une thérapie à part entière car
elle permet de faire le point
1 Ibid. P.265
2 Ibid. P.237
3 Ibid. P.290
4 Ibid. P.291
38
sur les pensées souvent négatives et aide le
personnage névrosé à dépasser son mal psychique.
Hubert, ce névrosé à jamais seul
(«Je considère que si quelque chose peut faire supporter la
vie[...] c'est la solitude»1 )a besoin d'écrire pour
pouvoir subsister. L'écriture s'impose comme une nécessité
parce qu'elle est la seule chose au monde capable de combler son vide
existentiel «Ah! si j'étais là[...] ermite dans mon
rêve, solide cabane, je ferais ce que je ne ferai peut-être pas,
une oeuvre»2. Hubert chante l'écriture parce qu'elle est
apte d'accueillir l'incohérence et les déformations psychiques de
son moi.
«Entragues conta à son ami quelques-uns de ses
plans. Que construire des oeuvres![...] Certains matins, il avait songé
à ceci : mettre dans une valise quelques livres, ses cahiers, ses notes,
ses feuilles écrites et s'aller cacher, pour le reste de sa vie, en une
maison bien close, sur le bord de la mer»3
Cette expression artistique devient même son rêve
ultime et la seule ambition à laquelle il aspire profondément.
L'écriture agit sur les nerfs de Hubert et régit sa psyché
et ses comportement : « car si je n'en meurs pas, c'est que la mort de
Guido m'aura sauvé la vie»4. Le personnage aurait pu
mettre fin à sa vie, s'il n'avait pas ce refuge littéraire, qui
l'a aidé à s'évader et à fuir «le repos
final». Ce titre du dernier chapitre du roman suscite maintes
interprétations dans le sens où il suggère deux fins
antinomiques: la mort ou la tranquillité et la paix. En revanche, tout
en lisant cette dernière section, le lecteur se rend compte que Gourmont
a placé son personnage à mi-chemin entre ces deux fins: Hubert a
risqué la mort mais a pu se sauver au dernier moment «Fermant le
livre, il revint s'asseoir. Il relut le dernier chapitre de l'Adorant,
s'applaudit d'avoir résolu selon les nécessaires
conséquences le sort suprême de Guido»5
grâce à l'écriture. Cette dernière acquiert une
dimension salvatrice et revêt l'image de cette étincelle d'espoir
volée d'un quotidien sinistre. La graphothérapie est une
exclusivité de l'ouvrage de Gourmont parce qu'il est le seul texte, qui
met en scène un personnage-écrivain muni d'une faculté
artistique fructueuse et salutaire.
les formes d'art privilégiées varient d'un
héros à un autre, cependant les trois personnages poursuivent le
même objectif : un salut. Le personnage du duc de Fréneuse semble
endurer la névrose la plus dangereuse en comparaison avec des Esseintes
et Hubert dans le sens où les différentes expressions artistiques
ne jouent pas souvent en sa faveur. Il est évident que l'art participe
en partie à assagir les nerfs de Monsieur de Phocas et à lui
procurer un petit moment de délice artistique, cependant cette euphorie
momentanée est généralement traversée par des
sentiments funestes.
«Oh ! ce musée ! quelle pureté de profils
et quelle suavité de lignes dans les moindres camées ! [...] je
ne sais quelle sérénité heureuse[... ] mais d'une
expression exténuée et jouisseuse à la fois
déchirante
1 Ibid. P.311
2 Ibid. P.225
3 Ibid. P. 224
4 Ibid. P. 290
5 Ibid. P.310
39
et si lasse que je vais en rêver bien des
nuits...Rêver ! Certes, il vaudrait mieux vivre et je ne fais que
rêver».1
Les oeuvres d'art emportent le personnage vers un univers
onirique et benoît, toutefois elles éveillent en lui des
sentiments pernicieux et funèbres. L'art-cure n'est pas aussi important
dans l'oeuvre de Lorrain tel est le cas dans les ouvrages de Huysmans et de
Gourmont.
À l'image de des Esseintes et de Hubert, les nerfs du
duc de Fréneuse se délectent grâce à la lecture :
«j'avais beau en suivre le texte dans mon livre, c'étaient les
[...] vers de Remy de Gourmont [...] j'avais glisser mon livre à terre
[...] la sensation était imprévue, si finement pure et
effleurante, qu'un frisson me redressa le torse»2. Les livres
exercent un effet particulier sur le personnage dans les sens où ils se
présentent comme un moyen d'évasion et de libération, qui
permet à Monsieur de Phocas d'oublier le monde extérieur et de
joindre un monde imaginaire plus gai et moins sombre que le monde réel.
La mention de la poésie de Gourmont est évocatrice: Lorrain a
voulu à la fois montrer l'influence de la lecture sur la psychologie de
son personnage et rendre hommage à son prédécesseur et
inspirateur décadent: Remy de Gourmont. La lecture est aussi
décrite comme un antidépresseur ou un anxiolytique : «les
beaux vers de Paul Valéry ! Quel calme leur mélancolie
nostalgique et sublime apportait en moi»3. La poésie
devient une sorte de traitement, qui sert à combattre la névrose
et à calmer les spasmes des nerfs.
Tout comme Huysmans, Lorrain évoque la
Salomé de Gustave Moreau mais l'interprète d'une
manière très distincte dans le sens où il ne s'attarde pas
à décrire ses moindres détails mais se suffit de la citer.
En effet, le duc de Fréneuse convoque ce tableau de peinture dans le
cadre d'une analogie faite avec le personnage d'Izé Kranile : «
Salomé! Salomé! la Salomé de Gustave Moreau [...] c'est
son immémoriale image que j'évoquais immédiate, le soir
où Kranile jaillit sur scène»4. Dans Monsieur
de Phocas, ce n'est plus l'oeuvre d'art qui guérit la maladie
psychique mais bien les figures réelles, parodiant des oeuvres d'art,
qui sont désormais aptes d'adoucir et remédier la névrose
« Ses yeux! On ne m'avait parlé que de ses yeux. C'est pour ses
yeux que j'étais allé vers elle[...] Izé Kranile ! Qui
sait? elle m'eût guéri, celle-là, si elle avait
voulu»5. On constate qu'il y a souvent ce rapprochement entre
les yeux et les oeuvres d'art, si comme si le personnage, ébloui par la
beauté des yeux verts, ne pouvait plus dissocier réalité
et art.
« les liquides yeux verts que j'ai vus luire un jour sous
les paupières de plâtre de l'Antinoüs, la dolente
émeraude embusquée comme une lueur dans les orbites d'yeux des
statues d'Herculanum l'attirant
1 Jean LORRAIN, op.cit, P. 62
2 Ibid. P.68 3Ibid. P.93
4 Ibid. P.80
5 Ibid. P.81
40
regard des portraits de musée, le défi des
siècles demeuré dans les prunelles peintes de certaines faces
d'infantes et de courtisanes»1
L'enchevêtrement entre le charme des yeux réels
et la grandeur artistique pousse à son paroxysme la soumission du
personnage dans le sens où Lorrain a voulu montrer que son personnage
est doublement soumis: le duc de Fréneuse est conquis par la
beauté artistique et asservi par le sortilège des yeux verts au
même temps. Lorrain veille à montrer que les yeux produisent, tout
comme les oeuvres d'art, un effet remarquable sur la psychologie du
héros névrosé dans la mesure où la contemplation
des yeux verts est capable d'enivrer le personnage et de vivifier son
bien-être perdu « les yeux [...] ont pour moi un charme, une
volupté de mystère qui me surexcite et me
grise»2. Cette interaction entre la réalité et
l'art se présente comme un élément d'originalité
dans l'oeuvre de Lorrain en comparaison avec les deux autres ouvrages.
Dans Monsieur de Phocas, on voit s'affirmer la
puissance de l'art à guérir la maladie psychique. En effet,
Claudius Ethal ou le pseudo « guérisseur» confirme
l'omnipotence des oeuvres d'art à vaincre la névrose.
«la seule chance de guérison que vous avez de
cette obsession des masques, c'est de vous familiariser avec eux et d'en voir
quotidiennement. Contemplez-les longuement, maniez-les même et
pénétrez-vous de leur horrifiante et géniale laideur, car
il y en a qui sont oeuvres de grands artistes. Leurs laideurs
rêvées atténueront en vous la pénible impression de
la laideur humaine».3
L'art cesse d'être de l'ordre facultatif, il est
désormais une condition de la guérison dans le sens où le
personnage se trouve dans l'obligation de recourir à des objets d'art
pour pouvoir s'échapper à ses troubles mentaux. Dans le chapitre
intitulé « le guérisseur», Claudius Ethal expose les
différentes étapes de la guérison: Chaque étape
correspond à une oeuvre ou ensemble d'oeuvres d'art.
« C'est assez pour aujourd'hui [...] Quand vous serez
plus aguerri, nous feuilletons ensemble les albums des grands
déformateurs, les Rowlandson, les Hogarth, les Goya surtout. [...] mais
vous n'êtes pas mûr pour le terrible Espagnol. Son oeuvre
voilà le philtre de la guérison»4
D'habitude, pour se débarrasser de la névrose,
les névropathes doivent faire des consultations psychiatriques, ce qui
n'est pas le cas dans l'oeuvre de Lorrain. En fait, Le duc de Fréneuse
assiste plutôt à des expositions d'art pour soulager ses
souffrances psychiques. Il appert que l'art thérapeutique chez Lorrain
est beaucoup plus proéminent et reste de même distinct par rapport
à Sixtine et À Rebours. Dans l'ouvrage de
Lorrain, il est très difficile de dissocier l'art-provocateur de la
maladie psychique et l'art thérapeutique dans le sens où une
oeuvre d'art est capable de convoquer le déséquilibre
physiologique et psychique et de le calmer au même temps« je ne puis
me lasser de contempler et d'étudier
1 Ibid. P.85
2 Ibid. P.89
3 Ibid. P. 99
4 Ibid. P.101
41
l'hallucinant visage. Les Trois Fiancées,
c'est étrange de détails et de composition : c'est du fantastique
et du rêve rendus avec une préciosité
étonnante»1. Le même tableau de peinture engendre
deux effets contradictoires le «fantastique» et le
«rêve», le personnage s'emporte au même moment vers un
monde horrifique qui accentue sa névrose et vers un autre onirique et
idyllique qui anesthésie ses nerfs. Lorrain a tendance de combiner les
antinomies : art et réalité, fantastique et rêve, tourments
et tranquillité. Ce jeu d'amalgame fait l'originalité de
Monsieur de Phocas dans le sens où la logique des deux autres
textes était moins compliquée et plus claire. À titre
d'exemple dans À Rebours de Huysmans, une oeuvre d'art ne peut
pas entraîner deux effets contradictoires simultanément tel est le
cas des tableaux de Moreau «[c]es oeuvres
désespérées»2, qui ne peuvent se classer
que dans la case des oeuvres d'art stimulatrices de la névrose «Et
perdu dans sa contemplation [l'aquarelle de Moreau] il restait à jamais
douloureux»3 ou encore l'exemple de ce morceau de musique
«le plain-chant» qu'on peut classer uniquement parmi les oeuvres
d'art thérapeutiques «il [des Esseintes] avait surtout
éprouvé d'ineffables allégresses à écouter
le plain-chant»4. Cette clarté n'est pas de mise dans
Monsieur de Phocas, L'embrouillage prend le dessus et devient une
particularité propre de Jean Lorrain.
Lorrain a poussé la conception de l'art salvateur dans
ses derniers retranchements, cela se perçoit à plusieurs niveaux.
D'abord, il a insisté sur le double effet des objets artistiques dans le
sens où il a muni toutes les oeuvres d'art d'un pouvoir nocif: la preuve
en est que tous les moments de jouissance sont souvent gâchés par
des troubles psychiques. La relativisation de l'art thérapeutique se
saisit également dans le recours au personnage de Claudius Ethal. En
fait, Lorrain incarne l'art dans la figure d' Ethal qu'on reconnaît au
début comme étant le «sensuel et somptueux
artiste»5 alors qu'on découvre par la suite qu'il est un
psychopathe sadique : «l'horrible l'[Claudius Ethal] attire, la maladie
aussi ; l'entorse morale et la misère physique, la détresse des
âmes et des sens sont pour lui un champ d'expérience affolantes,
grisantes, une source de joie»6. La mise en scène d'un
peintre malade n'est pas gratuite, elle sert à montrer que l'art est
plutôt la cause de la maladie psychique et sa contribution dans la
guérison reste restreinte et faible. Contrairement à Huysmans et
Gourmont, Lorrain veille à clore son roman sur un épisode
lugubre: le duc de Fréneuse met fin à la vie de son
pseudo-guérisseur. La mort de Claudius est d'une portée
très emblématique: elle symbolise l'incapacité de l'art
à guérir la névrose parce que cette dernière vainc
le personnage et l'a amené à commettre un crime mais aussi la fin
du peintre en elle-même connote la défaite de l'art contre la
névrose.
L'art-cure finit par tourner au fiasco, les trois personnages
n'ont pas pu se débarrasser de leur maladie psychique. Le duc des
Esseintes renonce aux voies de l'art et de
1 Ibid. P.113
2 Joris-Karl HUYSMANS, op.cit, P. 95
3 Ibid.
4 Ibid. P.230
5 Jean LORRAIN, op.cit, P.98
6 Ibid.172
l'expérimentation et décide de reprendre une vie
ordinaire, qui pourrait mieux couver sa névrose et son mal-être
«des Esseintes tomba, accablé, sur une chaise.-- Dans deux jours,
je serai à Paris»1. De même, Hubert n'a pas
réussi à s'en sortir de ses labyrinthes psychiques, cela se
saisit dans la prière: «Maître ! Songe à l'invincible
dégoût que m'ont suggéré mes frères et
soeurs! Songe que j'ai besoin de distractions!»2. Le roman se
clôt sur un état de désespoir et de désolation, ce
qui laisse entendre l'échec complet de toutes les formes artistiques
à remédier les tourments mentaux du héros. Le
dénouement de Monsieur de Phocas demeure le plus
représentatif au terme de la défaite de l'art dans la
guérison de la névrose. En fait, le roman s'achève sur une
hallucination «il n' y a pas à dire, j'ai eu cette nuit plus qu'une
vision : un être inconnu, de l'invisible et de l'intangible, s'est
manifesté.»3, Lorrain confronte son personnage à
une figure irréelle pour souligner non seulement la puissance de la
névrose mais aussi pour attirer l'attention sur l'avortement de
l'expérience artistique thérapeutique.
42
1 Joris-Karl HUYSMANS, op.cit, P.249
2 Remy de GOURMONT, op.cit, P.311
3 Jean LORRAIN, op.cit, P.282
43
Troisième Partie
L'intrigue ou la non-intrigue
I- Le schéma narratif
L'intrigue d'un récit est l'ensemble des faits et des
évènements qui constituent un récit. Elle se
définit aussi comme étant la combinaison des circonstances et des
incidents qui forment le noeud même de l'action. Elle est
généralement composée de péripéties et se
pose comme une énigme dans l'histoire: elle provoque des émotions
chez le lecteur, lui faire se pose des questions auxquelles il cherche à
répondre au fur et à mesure de la progression narrative.
Les auteurs décadents remettent en question cette
notion d'intrigue dans le sens où le roman décadent abandonne
complètement le schéma narratif classique à savoir
l'enchainement logique des actions : la situation initiale (le début du
roman présentant les éléments nécessaires pour la
mise en route du récit) ; l'élément déclencheur
(c'est un élément perturbateur qui fait perdre l'équilibre
de la situation initiale); les péripéties (les
évènements provoqués par l'élément
perturbateur couronnés par un point culminant, qui va exploser la
tension des péripéties); le dénouement( les
éléments de résolution qui conduisent à la
situation finale) et la situation finale ( fin du récit).
1- La situation initiale
Les trois ouvrages en occurrence font voler en éclats
le schéma narratif traditionnel dans le sens où les romans
renoncent à une succession événementielle logique. Dans
À Rebours, Huysmans a évité d'inaugurer son roman
par une situation initiale de tranquillité, qui présente le cadre
spatio-temporel et les personnages, il a souhaité entamer l'histoire par
une notice chargée de noeuds non pas déclencheurs d'actions mais
plutôt des noeuds psychologiques. La notice met en scène une
enfance perturbée du héros : «sa famille se
préoccupait peu de lui[...] l'enfant [était] abandonné
à lui-même»1. D'emblée l'auteur semble
donner beaucoup plus d'importance à la construction de son personnage
qu'à la construction du roman lui-même. Le roman de Lorrain
s'inscrit dans la même veine dans la mesure où le premier chapitre
du roman s'ouvre sur la mention du nom du personnage «Monsieur de
Phocas.». Citer le nom du personnage en premier temps laisse voir le
primat
1 Joris-Karl HUYSMANS, op.cit, P41
44
accordé à ce dernier au détriment de tout
autre constituant du roman. Mis à part cette mention du nom, Lorrain au
lieu de présenter quelques éléments nécessaires
à la mise en route de son récit, consacre les premières
pages à esquisser le portrait du héros.
«M. de Phocas était un frêle et long jeune
homme de vingt-huit ans à peine, à la face exsangue et
extraordinairement vieille, sous des cheveux bruns crespelés et courts.
Ce profil précis et fin, la raideur voulue de ce long corps fluet,
l'arabesque [....] l'arabesque tourmentée de cette ligne et de cette
élégance[...] il hanchait légèrement dans une pose
pleine de grâce [...] ce visiteur curieux et indifférent[...]les
yeux pris à l'incendie de la cravate par une énorme
émeraude[...] la petite tête fine te glabre, toutes en
méplats, on eût dit, modelés dans de la cire pâle,
une tête semblable à celles que l'on voit, signés Clouet ou
Porbus, dans la galerie du Louvre consacrée aux Valois»'
Gourmont reste un peu distinct par rapport à Huysmans
et Lorrain dans la mesure où son texte n'apparaît pas aussi
anticonformiste. L'auteur commence son récit par une situation de
tranquillité où il révèle le contexte spatial et
les personnages: «sous les sombres sapins sexagénaires dont les
branches s'alourdissaient vers les pelouses jaunies, côte à
côte ils allaient»2. Ce conformisme n'est qu'un trompe
l'oeil, Gourmont s'insurge contre les situations initiales conventionnelles,
qui servent à dévoiler l'identité des personnages, il
recourt à la cataphore «ils allaient [...] les joindre [...] l'un
à l'autre[...] deux prédestinés[...] ils se connaissaient
[...]ils se souvenaient de s'être entrevus [...]depuis huit jours que le
château de Rabodanges les hospitalisait, parmi quelques malades pleins de
distinction»3. Gourmont veille à garder ses personnages
dans l'anonymat et ne livre que l'information de leur maladie.
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