II- Une structure atypique
Dans la littérature décadente, les formes
cohérentes et traditionnelles du récit sont battues en
brèches dans le sens où des nouvelles formes subversives
surgissent et remettent en question l'ordre établi.
D'habitude, le roman est constitué des actions qui
s'organisent en une intrigue. Cette intrigue est composée de
séquences c'est à dire de passages, qui forment une unité
sur le plan du temps, du lieu, des actions et des personnages. Cependant,
Huysmans dans son oeuvre fait table rase de cette structure-type. D'ailleurs,
il allait souligner son envie d'inventer des choses nouvelles et hardies dans
sa préface de 1903 :
« il y avait beaucoup de choses que Zola ne pouvait
comprendre ; d'abord, ce besoin que j'éprouvais d'ouvrir les
fenêtres, de fuir un milieu ou j'étouffais ; puis le désir
qui m'appréhendait de se secouer les préjugés, de briser
les limites du roman[....] faire à tout prix du
neuf»3.
Pour «faire[...] du neuf»4, l'auteur a
décomposé son récit en une suite d'épisodes, qui se
présentent comme autant de micro-récits. En effet, Les chapitres
d' À rebours se présentent plutôt comme des
épisodes autonomes qu'un enchaînement événementiel.
À titre d'exemple les chapitres IV et V ne forment, en aucun cas, une
suite logique des actions successives. Huysmans consacre le chapitre IV
à la dénaturation de la tortue et l'épisode de sa mort:
1 Ibid. P.282-283
2 Ibid. P.283
3 Joris-Karl HUYSMANS, op.cit [préface]
4 Ibid.
51
«Cette tortue était une fantaisie venue à
des Esseintes [...] Il se détermina, en conséquence à
faire glacer d'or la cuirasse de sa tortue[...]il ne serait vraiment complet
qu'après qu'il aurait été incrusté de pierres
rares[...] Elle était morte[...] elle n'avait pu supporter le luxe
éblouissant qu'on lui imposait»1
Alors qu'il passe dans le chapitre VI, sans aucun lien logique
apparent, à une description minutieuse des tableaux de Gustave Moreau
:
«Dans l'oeuvre de Gustave Moreau, conçue en dehors
de toutes les données du Testament, des Esseintes voyait enfin
réalisée cette Salomé, surhumaine et étrange qu'il
avait rêvée[...]Quoi qu'il en fût, une irrésistible
fascination se dégageait de cette toile mais l'aquarelle
intitulée L'Apparition était peut-être plus
inquiétante encore2»
Il appert que Huysmans renonce à la connexion des faits
et tranche pour l'assemblage d'un pluriel diégétique: les
chapitres peuvent s'interpréter comme des anecdotes indépendantes
les unes des autres.
L'absence de connexion et d'harmonie entre les
différents chapitres renforce davantage l'image du cercle vide :
l'intrigue est décousue: «on connaît l'organisation de cet
étonnant livre axé sur un seul personnage, «sans
péripétie, ni dénouement» au delà des souhaits
de Zola lui-même».3
La volonté de rompre avec un récit
homogène et organisé se saisit dans l'alternance entre les
moments présents et le passé. En effet, les histoires
vécues et le présent se heurtent. Ainsi, pour nous en tenir
à quelques exemples : l'anecdote de l'enfance racontée dans la
notice ou celle des expériences de débauche( chapitre VII)
appartiennent au passé et s'entremêlent avec d'autres qui sont de
l'ordre du présent, tel le chapitre IV ( l'épisode de la
tortue).
Cet enchevêtrement entrave toute possibilité de
composer un récit en bonne et due forme. Le refus de la construction
d'une histoire est extrêmement apparent dans le texte de 1884 dans le
sens où Huysmans veille à intégrer des ruptures au sein
même de la narration. Ces ruptures représentent souvent des sortes
d'exposés, elles interviennent à maintes reprises dans le roman.
On cite parmi ces chapitres fortement déconcertants ceux qui portent sur
la littérature latine de la décadence (chap. III), sur l'analyse
des tableaux de peinture, qui ornent le logis du héros (chap. V), sur la
littérature catholique(chap.XII), contemporaine (chap. XIV) ou encore
sur la musique (chap. XV). Ces chapitres envahissent le roman et prennent une
place beaucoup plus importante que les chapitres portant sur le personnage
lui-même à l'exemple de la notice ou encore les chapitres I, II,
VI.
Ces chapitres d'exposés, tout en traitant des sujets
divers et autonomes les uns par rapport aux autres, débouchent sur
d'autres perspectives voire même sur d'autres romans de l'auteur. Dans sa
préface, Huysmans admet que son livre ne forme pas une unité
1 Joris-Karl HUYSMANS, op.cit, p.78-80
2 Ibid. p. 91-95
3 François LIVI, op.cit, p.40 [«sans
péripéties, ni dénouement» Zola avait utilisé
cette formule dans son article sur les soeurs Vatard (le Voltaire,
4-III-1879), repris l'année suivante dans Le Roman
expérimental
52
inséparable mais s'agit plutôt d'un livre plein
de livres «Mais ce qui me frappe le plus, en cette lecture[d'À
Rebours], c'est ceci : tous les romans que j'ai écrits depuis
À Rebours sont contenus en germe dans ce livre. Les chapitres ne sont,
en effet, que les amorces des volumes qui les suivirent»1.
Huysmans donne également un exemple concret de cet enfantement dont il a
parlé «Le chapitre sur la littérature latine de la
décadence je l'ai sinon développé, au moins plus
approfondi, en traitant de la liturgie dans En Route et dans
L'Oblat»2
Pour altérer le fonctionnement ordinaire de l'intrigue,
Huysmans recourt à une technique de "tire-fil". Dans les quelques
chapitres consacrés aux aventures du héros, Huysmans veille
à multiplier des faits divers et tient à garder ce
pêle-mêle déroutant. L'exemple du chapitre X illustre
parfaitement l'idée: au début du passage des Esseintes
mène une réflexion sur les parfums :
«Aussi à l'exception de l'inimitable jasmin, qui
n'accepte aucune contrefaçon[...] toutes les fleurs sont exactement
représentées par des alliances d'alcoolats[...]peu à peu
les arcanes de cet art [la parfumerie], le plus négligé de tous
s'étaient ouverts devant des Esseintes, qui déchiffrait
maintenant cette langue, variée, aussi insinuante que celle de la
littérature»3
Sous l'emprise des odeurs, des Esseintes évoque le
souvenir d'une maîtresse :
«Il manipulait tout cet attirail, autrefois acheté
sur les instances d'une maîtresse qui se pâmait sous l'influence de
certains aromates et de certains baumes, une femme détraquée et
nerveuse [...] Il rumina ces souvenirs [...] cette scène
déjà lointaine se présenta subitement, avec une
vivacité singulière»4
Tout après, des Esseintes passe à la
récitation d'un poème en prose qu'il avait rédigé,
«l'antienne de pantin». À la fin du chapitre, le personnage
rentre dans un moment de tranquillité« il ouvrit la croisée
de la fenêtre toute large, heureux de prendre un bain
d'air»5. Huysmans, tout en tirant le fil du sujet
précédent, opère un glissement subtil vers de nouveaux
sujets tout à fait différents. Il résulte que l'auteur
d'À Rebours voulait à tout prix esquiver un récit
répondant aux normes naturalistes: «En ce sens le roman tel qu'il
le [Zola] concevait, me semblait moribond, usé par les redites, sans
intérêt [...] Moi, c'était cela qui me frappait surtout
à cette époque, supprimer l'intrigue
traditionnelle»6. Pour réaliser ce voeu, Huysmans
utilise le collage, qui permet de superposer plusieurs éléments
difficiles à déterminer un à un.
La nouvelle forme d'À Rebours se saisit
également dans son aptitude à embrasser différentes
natures littéraires : le récit à la troisième
personne (la notice, le chap. I, II, ...), la critique (une critique d'art :
chap. III, V), le monologue (chap.XVI), la satire (une satire de la
1 Joris-Karl HUYSMANS, op.cit [préface]
2 Ibid.
3 Joris-Karl HUYSMANS, op.cit, P.147
4 Ibid. P.154
5 Ibid. P.156
6 Joris-Karl HUYSMANS, op.cit [préface]
53
littérature contemporaine chap. XIV), le poème
en prose (l'antienne de Pantin: chap. X). Un tel amalgame met en scène
une nouvelle manière d'écrire, qui trompe les attentes du lecteur
et pousse l'intrigue à ses limites. À Rebours, est loin
d'être un récit figé avec une intrigue fixe et claire, il
est plutôt un récit dynamique : traitement simultané de
plusieurs sujets. Le livre de 1884 s'avère être une suite de
lambeaux cousus.
Sixtine s'inscrit dans la même veine que
l'oeuvre de Huysmans , Gourmont tient à ne pas raconter d'une
manière linéaire. En fait, l'auteur privilégie
plutôt une expression tout à fait neuve et originale c'est pour
cela qu'il va pousser l'intrigue dans ses derniers retranchements. Gourmont met
en scène une forme révolutionnaire et inaccoutumée, cela
se décèle d'abord dans l'enchevêtrement entre le roman de
Gourmont et le roman du personnage. L'Adorant s'agit d'une
création romanesque de Hubert d'Entragues, c'est un roman
enchâssé dans le roman principal de Gourmont. Ce récit
dérivé ( L'Adorant) se compose de six chapitres qui
s'alternent avec les chapitres du récit capital (Sixtine).
L'intégration d'un récit supplémentaire
trouble la fluidité et la chronologie de l'intrigue première et
fait preuve d'une volonté de rompre avec la cohérence des
récits traditionnels.
L'intrigue n'est pas seulement brouillée par le simple
fait de l'alternance mais s'affecte aussi par la disposition
irrégulière des chapitres du second récit. En effet, le
premier chapitre de L'Adorant vient après la succession de onze
chapitres du récit premier (Sixtine), le deuxième
intervient juste après quatre chapitres de Sixtine, le troisième
succède cinq chapitres (Sixtine), le quatrième survient
juste après deux chapitres, le cinquième intercède
après huit chapitres et le sixième s'entremet entre
Colère (titre du chap. XXXVI de Sixtine) et les trois
derniers chapitres du roman principal. L'agencement chaotique et
désordonné des chapitres décontenance d'autant plus le
lecteur et affecte la ténacité du fil narratif.
Gourmont ne se limite pas seulement à enchevêtrer
les deux romans mais n'hésite pas également à les
confondre à maintes occasions. Dans Colère ( le chap. XXXVI de
Sixtine) les deux personnages à savoir le personnage de Gourmont: Hubert
et le personnage de Hubert: Guido, fusionnent «mon amour
déjà se parallélisait, incarné dans Guido della
Preda. [...] Sixtine, vous avez un assassinat sur la conscience( cela fera
deux), car si je n'en meurs pas c'est que la mort de Guido m'aura sauvé
la vie ....oui il faut qu'il meure à ma place»1. Ce
brouillage entre les deux figures de Hubert et de Guido, se saisit aussi bien
dans L'ivresse, le XXXII chapitre de Sixtine « Il fallait
l[Sixtine]'aimer de loin, comme Guido aime sa madone»2. Dans ce
pêle-mêle, le lecteur ne peut plus discerner les limites de chaque
intrigue et finit par perdre le fil c'est à dire qu'il ne parvient plus
à comprendre la situation complexe.
1 Remy de GOURMONT, op.cit, p.290
2 Ibid. P.262
54
Cette confusion n'est pas anodine, elle vise à
dénier la causalité: un événement n'en implique pas
forcément un autre, selon une règle. L'absence de
causalité entrave l'enchaînement logique des
évènements, ce qui renforce automatiquement la forme circulaire
du roman.
Gourmont accorde une importance extrême au style, qui
s'impose comme un prolongement des tendances du roman huysmansien. Son oeuvre
se présente comme une révolution formelle :
«L'oeuvre de Gourmont peut être lue comme une vaste
expérimentation formelle[...] Gourmont rejette les codes et les
règles des genres traditionnels sur un mode souvent ludique. Ses
romans[...] se construisent d'une part sur une distanciation constante des
éléments propres au genre, et d'autre part sur un mélange
des genres : critique, poésie, dialogues et narration se mêlent
pour constituer des formes hybrides dont la dominante n'est pas toujours
évidente»1
Dans Sixtine, c'est plutôt le mélange des genres
qui prime, l'oeuvre gourmontienne parachève sa destruction du romanesque
à travers un rassemblement capricieux de plusieurs genres
littéraires. En effet, le récit s'ouvre sur une narration
à la troisième personne «Ils allaient[..]Ils se
connaissaient[...]Ils se souvenaient»2. La poésie occupe
une place primordiale dans le texte gourmontien dans la mesure où elle
est éparpillée à tort et à travers dans le roman.
La poésie est présente sous toutes ses formes : disposition
strophique et vers libres Martèlent le roman dès le début
jusqu'à la fin ( chap. III, VI, X, XII, XV, XVI, XVII, XVIII, XXI..).
Dans la même logique de rompre avec la
linéarité du récit , Gourmont recourt à un jeu
d'insertion. En fait, il va intégrer dans son texte un conte
intitulé : Marcelle et Marceline, conte dans le genre de
«Cendrillon» mais plus moderne. «Il y avait une fois un
gentilhomme qui se remaria avec une femme du plu mauvais coeur [...] Il en a
une fille qui ressemblait à sa mère [...] [qui] profitait pour
faire mille misère à sa soeur. L'une s'appelait Marcelle et
l'autre Marceline»3.
Ce jeu d'insertion apparaît sans limites, il
s'étale davantage avec l'insertion du journal intime de Hubert (Chap.
Suite des notes de voyage: La lune pâle et verte).
«Château de Rabodanges, en la chambre au
portrait, 12 septembre. --Je suis reçu à mon arrivée
Henri de Fortier» «13 septembre, le matin. - J'ai
rêvé de ce portrait et je le cherche à tous les
coins», «14 septembre, le matin --J'ai vu le portrait»,
« 15 septembre le matin. --Je me suis réveillé vers
la même heure», «15 septembre, le soir. --La comtesse,
tantôt, sur les bords de l'Orne, m'interpelle»4
Rien que pour gêner l'évolution logique des
évènements, l'auteur met en scène une suite de passages
hétéroclites, présentant les actions, les
réflexions et les sentiments de son
1 Jean-Claude LARRAT et Gérard POULOUIN,
Modernité de Remy de Gourmont : Actes du colloque tenus
à l'université de Caen(14-15 novembre2008), Caen, presses
universitaires de Caen, 2010, p.65
2 Remy de GOURMONT, op.cit, p.33
3 Ibid. p.71
4 Ibid. p.58
55
personnage. Ces actions quotidiennes représentent une
sorte de déviation dans le récit, qui sert à interrompre
l'intrigue principale.
Hormis les différents genres qu'on a
cités-dessus, l'oeuvre gourmontienne comporte des critiques
littéraires. À l'image de l'ouvrage huysmansien, Sixtine
expose et aborde des sujets littéraires «Sixtine est
un roman sur la littérature [...] Remy de Gourmont emprunte en effet
à tous les genres, une construction narrative d'une grande
modernité»1 selon les expressions de Vincent Gogibu.
L'auteur se pose en maître et expose ses leçons sur la
littérature et sur l'art de fabriquer des livres romanesques:
«Alors le roman sera conquis: une nouvelle forme
d'analyse aura été démontrée. L'identité de
caractère s'affirmera par ses contradictions mêmes et quelque
chose de hégélien relèvera la morne simplicité des
ordinaires créatures drapées dans la rigidité d'un style
matériel. Le roman des coeurs, le roman des âmes, le roman des
corps, le roman de toutes les sensibilités : --après cela il
fallait le roman des esprits.»2
Dans ce roman de bric-à-brac, la cohérence et la
connexion cèdent libre-cour à un effet de catalogue. Le lecteur,
tout en feuilletant l'ouvrage gourmontien, trouve une grande
variété de sujets. Il appert que Gourmont le journaliste
prête sa plume à Gourmont l'écrivain.
«cette théorie particulière de la
littérature [...] s'associe à une pratique propre à
l'époque : l'écriture dans les périodiques, petites revues
ou journaux[...]La «petite revue»[...] se présente comme un
espace privilégié d'expérimentations formelles, notamment
par le mélange des genres et des formes qui oscillent entre journalisme
et littérature[...]or on observe dans beaucoup de revues de la fin du
XIXe siècle une contamination d'une partie à l'autre
notamment dans le Mercure de France où écrit principalement
Gourmont»3.
Si nombre d'hommes et femmes de lettres de la fin du
XIXème siècle firent du journalisme un lieu
d'expression privilégié, Remy de Gourmont était parmi
ceux, qui étaient à la charnière de ces deux domaines
assez proches: littérature et journalisme. Critique et journaliste dans
le Mercure de France, l'écrivain de Sixtine a
plaqué le style du journal sur son oeuvre littéraire. Il
résulte que la discontinuité et les ruptures narratives dans
Sixtine trouvent leur origine dans un style proprement
journalistique.
Toujours sur les pas de ses prédécesseurs, Jean
Lorrain s'est aussi évertué à dissoudre son récit:
«Les récits de Lorrain s'écartent d'une telle tradition
narrative pour s'orienter vers une autre esthétique»4.
Dans Monsieur de Phocas, Lorrain repense et remet en cause la
structure narrative du roman traditionnel dans le sens où il va
établir une nouvelle esthétique «déliquescente»,
qui serait apte à la fois de communiquer la fragilité psychique
de son personnage et de traduire la frustration de toute une
génération écoeurée.
1 Vincent GOGIBU, préface de Sixtine,
texte établi par Christian BUAT, Paris, Flammarion,2016
2 Remy de GOURMONT, op.cit, p.264
3 Jean-Claude LARRAT et Gérard POULOUIN,
op.cit, P65
4 José SANTOS, l'art du récit court
chez Jean Lorrain, Paris, Nizet,1995
56
Pour esquiver aux conventions littéraires classiques,
Lorrain tranche pour une forme ostentatoire er révolutionnaire. D'abord,
il est utile de signaler que la déconstruction romanesque chez Lorrain
se cristallise dans la brièveté du roman. En comparaison avec
Sixtine, qui est un roman extrêmement volumineux, Monsieur
de Phocas est un récit concis. La concision est un terrain propice
à une intrigue dépouillée et sèche, Lorrain veille
à instaurer une forme laconique, qui viserait à tour de
rôle un contenu lacunaire.
La déconstruction romanesque chez Lorrain n'est pas
réduite au simple fait d'abréviation, elle se saisit aussi bien
dans la forme atypique et inaccoutumée du roman. Monsieur de Phocas
« est composé sous forme de journal, manuscrit laissé
à l'auteur-narrateur par le duc de Fréneuse alias de Monsieur de
Phocas avant son départ définitif vers
l'Egypte»1. Sur le modèle d'un journal personnel, le
roman de Lorrain présente un texte rédigé d'une
façon intermittente, exposant le quotidien du héros: ses actions,
ses réflexions, ses sentiments. Le texte est martelé par les
dates transcrites comme suit«8 avril 1891»2, ces
indications temporelles émergent à la moitié du
deuxième chapitre «Le manuscrit», c'est à dire au
moment où la voix narrative cède sa place au manuscrit ( à
la voix du personnage)«je me décidai, un soir, à lire les
pages confiées [...] Je les transcris telles quelles dans le
désordre incohérent des dates, mais en en supprimant,
néanmoins, quelques-unes d'une écriture trop hardie pour pouvoir
être imprimées»3. La forme épisodique et
discontinue du journal intime convient parfaitement au projet de Lorrain, qui
cherche à briser l'unité du récit. La succession des dates
rompt avec l'enchaînement et empêche les évènements
de se suivre dans un ordre logique « [...] Monsieur de Phocas est [...] le
roman de fragmentation»4.
La technique du morcellement ne se borne pas à la
structure fractionnée du journal, elle se repère aussi dans les
récits enchâssés. En effet, Lorrain ôte à
l'intrigue toute possibilité de se tenir dans le sens où maintes
scènes submergent au sein même des épisodes quotidiens.
L'exemple du chapitre «Le sphinx» illustre parfaitement
l'idée: on lègue la parole à Claudius Ethal pour conter
l'aventure du voyage en bateau sur le Nil.
«nous descendions le Nil [...]c'était une forme
jeune et svelte vêtue, comme les âniers des fellahs d'une mince
gandoura bleue[...] La gandoura s'ouvrit sur une poitrine plate [...] mais au
cou saignait, comme une large entaille [...]Épouvanté[...] quand
le lendemain, je racontai mon aventure, il me fut répondu par le
drogman, que ce devait être quelque ânier fellah
égorgé par les bandits arabes»5
Ce récit emboîté sert à hacher
davantage l'intrigue et à dérouter le bon sens des
évènements. Dans Monsieur de Phocas, les récits
dans le récit sont de rigueur, Lorrain pousse cette
méthode jusqu'à ses limites dans le sens où l'auteur,
à côté des petits «contes» (le sphinx), introduit
d'autres récits inachevés. Dans «Autre piste» et plus
précisément à l'épisode, qui correspond au
«20 novembre 1898», Claudius annonce qu'il
connaît une
1 Ibid. P.47
2 Jean LORRAIN, op.cit, p.60
3 Ibid.
4 José SANTOS, op.cit, p.48
5 Jean LORRAIN, op.cit, p.174-175
57
«fâcheuse histoire» au sujet de Sir Thomas,
alors que le lecteur s'attend à apprendre la nouvelle de cette histoire,
le personnage (Claudius) s'abstient à ne pas la dévoiler.
«Sir Thomas Welcôme a eu jadis, à Londres,
une assez fâcheuse histoire [...]Maintenant que votre décision est
prise, je puis vous apprendre ce qu'on appelle, à Londres, la
malheureuse aventure de Sir Welcôme [...] -- Et l'histoire de Thomas, la
malheureuse aventure de Sir Welcôme, comme vous dites à Londres?
[...] Inutile d'insister je ne vous dirai rien [...] Rien Harry Moore vous
expliquera» 1
Lorrain use de détours et de faux-fuyants pour
éviter de donner une réponse nette et ne veut pas assouvir la
curiosité de ses lecteurs. Ce jeu de tension narrative et de
détours ne rentre plus dans la logique du suspens parce que quand il
vient le moment propice à combler les attentes des lecteurs, il ne se
passe rien.
Le «25 novembre.--[...]puis l'affreux une
heure-à-deux dans ce bar anglais, avec ce géant apoplectique
d'Harry Moore, et ses ignobles révélations sur Thomas
Welcôme ... Sir Thomas Welcôme ! un des seuls êtres qui
m'aient marqué un peu de sympathie, la seule âme, en
vérité vers laquelle je me sois senti attiré»
2
Le personnage d'Harry Moore qui est censé
dénuder le mystère de «l'histoire fâcheuse» au
sujet de Sir Thomas, ne livre qu'une simple opinion appréciative
extrêmement brève, inapte d'étancher la soif des lecteurs.
L'inaboutissement de cette anecdote marque la circularité de l'oeuvre de
1901. L'effet de chute s'avère fort significatif de l'image vertigineuse
que revêt non seulement cette anecdote mais le roman tout entier. Le
roman de Lorrain est à l'image d'un gouffre vertigineux : récits
emboîtés, anecdotes incomplètes, intrigue inaboutie.
L'idée du cercle vicieux tient aussi des propos
répétitifs, Lorrain a tendance à se répéter
et à ressasser les mêmes éléments. On cite à
ce propos l'exemple des personnages qui semble le plus pertinent: Lorrain
intentionne mettre en scène des personnages presque identiques.
«[...]les chapitres du roman se renvoient comme autant de
miroirs l'identité des protagonistes, qui tiennent tous les trois [Le
duc de Fréneuse, Claudius Ethal et Thomas Welcôme] à peu
près le même discours, pensent dans la même ligne, sont
sujets aux mêmes obsessions et partagent les mêmes désirs,
ceux des fameux yeux verts, fascinants objets vus dans certaines oeuvres d'art,
introuvables dans la réalité»3
Les répétitions dans le texte de Lorrain ne
relèvent pas d'un manque de talent de la part de l'auteur, tout au
contraire, les répétitions apparaissent plutôt, en tant que
mécanisme réflexif et intentionnel. Lorrain conçoit les
répétitions comme un procédé, capable de rompre
avec la linéarité de l'écriture et de la lecture.
La déconstruction romanesque dans l'oeuvre de Lorrain
passe même par la façon de raconter. En fait, Lorrain inverse
l'ordre logique des situations dans le sens où son roman débute
par sa fin.
1 Ibid. p.187-188
2 Ibid. p.189
3 José SANTOS, op.cit, p.48
58
«D'abord, excusez-moi, monsieur, de me présenter
chez vous sous un faux nom ; ce nom est maintenant le mien. Le duc de
Fréneuse est mort et il n'y a plus que M. de Phocas. D'ailleurs, je suis
à la veille de partir pour une longue absence, de m'exiler de France
peut-être pour toujours, et cette journée est la dernière
qui me reste». 1
Le chapitre I du roman «Le Legs » devrait
logiquement se placer à la fin: Lorrain chamboule le système de
classement chronologique. D'habitude, les auteurs veillent à
établir des repères temporels afin que le récit soit
structuré et facile à suivre, ce qui n'est pas le cas dans
l'oeuvre de Lorrain. Dans cette occurrence, l'auteur tranche plutôt pour
une sorte d'un retour en arrière ou ce qu'on appelle le récit
analeptique, quoi que l'analepse se différencie un peu. En effet, le
texte de Lorrain peut s'interpréter comme étant une analepse
puisqu'à l'exception du premier chapitre, l'intégralité du
roman relate des évènements passés. Cependant, il reste
tout de même distinct des récits analeptiques puisqu'il est loin
d'être une biographie rétrospective, il est simplement le
copier-coller d'un journal intime. Lorrain se joue de la chronologie de son
roman pour dérouter d'autant plus le sens de l'intrigue. L'ordre
chronologique mis à mal, met en avant un texte sans structure,
constitué de notes non liées. Il résulte que Lorrain, veut
à toute force délier son roman de tout souci de cohérence:
il privilégie l'antéchronologie au détriment de tout ordre
temporel et renonce à l'histoire au profit des fragments narratifs, qui
ne pourraient en aucun cas s'inscrire dans un projet global de récit.
Pour battre en brèche la cohérence de son
récit, Lorrain recourt aussi à d'autres procédés
littéraires assez pertinents. Dans Monsieur de Phocas, on voit
s'incorporer d'autres créations littéraires de Lorrain, l'auteur
n'hésite pas à exploiter des anciens passages tout faits.
«Jean Lorrain pratique en tout premier lieu une
écriture qui fait la part belle de l'intratextualité. On peut
citer en exemple sa description des Trois Fiancées de Toorop [ P.113],
extraite telle quelle d'une de ses chroniques datées de 1896. Le
romancier ne prend presque jamais la peine d'améliorer les fragments de
texte sélectionnés au moment de leur transposition [...] : Jean
Lorrain recompose plus qu'il ne réécrit»2.
La déconstruction romanesque atteint son paroxysme avec
l'insertion des passages tout faits. Le roman de Lorrain n'est qu'un fruit d'un
jeu de collection et de recomposition aléatoire: l'intrigue n'est pas
seulement décousue mais quasiment absente. Lorrain avait l'habitude de
recourir à cette technique d'intratextualité, qui s'adapte
à une forme d'écriture révolutionnaire et moderne.
À ce propos il déclare dans une lettre à sa mère
« Garde ma lettre, elle me servira, comme impression plus
tard».3
1 Jean LORRAIN, op.cit, P.53
2 Hélène ZINCK, dossier sur Monsieur
de Phocas, [Jean Lorrain, Monsieur de Phocas ,Paris, Flammarion,
2001, P.287]
3 Ibid.[Jean Lorrain «lettre à sa
mère»[1898?], Venise, préface d'Éric Walbecq, la
Bibliothèque, «l'écrivain voyageur»,1997,P.61
59
Tout comme l'intratextualité, l'intertextualité
est aussi de rigueur dans Monsieur de Phocas. Toujours dans la
même veine de rompre avec l'unité du récit, l'auteur de
l'oeuvre de 1901 prolifère les allusions et les
références. Le primat de l'intertextualité est perceptible
dès le début: le manuscrit s'ouvre sur deux citations successives
«C'était d'abord sur le premier feuillet cette citation
tronquée de Swinburne [...]Et puis ces quatre vers de Musset
tirés d'À quoi rêvent les jeunes filles [...] Et les
impressions personnelles commençaient»1. Placées
en tête du manuscrit, les citations communiquent d'emblée la place
réservée à l'intertextualité.
«[...] Au fil de son journal Fréneuse
égrène vingt-trois noms de poètes, conteurs ou romanciers,
divers titres d'oeuvres et noms de personnages ; il cite cent seize vers qui ne
sont pas de Lorrain , quelques phrases de Gide, deux paragraphes d'un conte de
Charles Vellay et même ... un couplet de chanson. Dante mis à
part, Fréneuse se réfère principalement à ses
contemporains, ou vivants au début du XIXe
siècle»2
Ce procédé littéraire qu'est
l'intertextualité est omniprésent dans le texte de 1901, il
«peut intervenir sous différentes formes : citation, allusion
référence, parodie et [même] plagiat»3,
Lorrain use la pratique intertextuelle jusqu'à la corde.
L'écrivain, faute d'un usage abusif de ce jeu de
références, «fut à plusieurs reprises accusé
de plagiat»4. Lorrain, a pris lui-même l'initiative de
commenter sur un ton sarcastique le plagiaire. À ce sujet, il a
écrit dans son roman de 1905, L'École des vieilles femmes
:
«--Tu as trop de mémoire Robert. --C'est ce qui
m'a empêché de faire la littérature : j'aurais de bonne
foi, commis trop de plagiats».5
Les auteurs décadents se rendent compte que le
récit traditionnel ne peut en aucun cas communiquer la psychologie du
personnage. Désormais, ils mettent en scène un récit
fragmentaire, qui pourrait traduire les tourments psychiques ainsi que les
nouvelles sensibilités de la fin du siècle. Les trois ouvrages
représentent trois récits vains et sans intrigues, reposant
seulement sur un seul pilier qu'est le personnage. Dans Lettres
inédites à Émile Zola, Huysmans définit son
livre décadent de la sorte: «roman à un personnage et sans
dialogue»6. L'absence de l'intrigue dans l'oeuvre
décadente s'affirme dans son inaptitude d'être filmée: on
ne trouve aucune adaptation cinématographique de ces trois
récits, faute d'intrigue extrêmement stérile.
1 Jean LORRAIN, op.cit, p.60
2 Hélène ZINCK, dossier sur Monsieur
de Phocas [Jean LORRAIN, Monsieur de Phocas, Paris,
Flammarion,2004,p.303]
3 Ibid.
4 Ibid. P. 311
5 Ibid. P.312 [ Jean Lorrain, «la saison à
Peira-Cava» l'Ecole des vieilles femmes[1905],
L'Harmattan,«Les introuvables»,1995, p.42]
6 Hélène ZINCK, dossier sur Monsieur
de Phocas [Jean LORRAIN, Monsieur de Phocas, Paris, Flammarion,
2004, p.18] [J-K. Huysmans, Lettres inédites à Émile
Zola, Genève, Droz,1953, p.96, cité par Jean-Pierre Vilcot,
in «Huysmans décadent ou l'horreur du vide», L'Esprit de
décadence I , colloque de Nantes, Minard,1980, p.100.
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