Ironie savante
La charge ironique est stupéfiante quand on sait que
Mirabeau détourne ou tronque les citations d'autrui pour mieux
argumenter le discours de l'Erotika Biblion. Nous avons pris le soin
de distinguer les évocations des allusions contenues dans l'ouvrage, car
les références intertextuelles ne sont jamais complètement
fausses ou vraies, elles ponctuent juste le discours d'une manière
différente. Étant donné le contexte, leur signification
manoeuvre la démonstration à plusieurs niveaux de lecture.
Mirabeau les utilise pour créditer son discours et
l'obscénité de son objet d'étude est si savamment
commentée par tous les auteurs cités, qu'on en croirait presque
qu'il écrit son ouvrage dans la perspective de se moquer de toute forme
d'érudition.
Gardons à l'esprit les propos du vieux rabbin
voltairien pour nous défaire de nos préjugés1 ;
une lecture non avertie sentira bien la charge ironique - ce second discours
dénaturant le discours de savoir - mais ne distinguera pas la
philosophie qui se dessine entre les lignes. Les exemples que nous
étudions montrent la teneur ironique du discours, d'abord à
travers la dissonance - par des références
détournées pour appuyer la démonstration -, puis au niveau
de l'écriture, un style largement inspiré de Voltaire qui formule
une idée dans un contexte peu avantageux afin de la
décrédibiliser. L'enjeu stylistique revient à des
entreprises de crédibilisation et décrédibilisation qui
forment un second discours significatif participant à la structure de
l'oeuvre.
Dissonance des références
Mirabeau ponctue l'Erotika Biblion de noms
célèbres pour créditer son argumentation, comme
1 Voy. l'exergue de notre introduction «
Lumières sur l'Erotika Biblion de Mirabeau.
34 - Au commencement était le Verbe
d'ailleurs il avait pris l'habitude de le faire dans sa
correspondance pour maintenir l'intérêt de son entourage sur son
sort carcéral.
Dans son ouvrage, on relève de nombreux exemples
où l'évocation d'un texte ou d'un auteur est le point de
départ de l'argumentaire ; l'utilisation de l'intertexte fait donc
partie de la structure type. Mais que signifient ces références
dans la pensée de Mirabeau dès lors qu'elles sont
tronquées ou détournées de leur intention initiale ?
Les Epitres de St Paul par exemple, sont à ses yeux
un témoignage de la perversité des Romains et des
Corinthiens1 lui permettant de souligner la nature des désirs
sexuels dans l'Antiquité. Il les évoque moins comme une
réprobation des pratiques sexuelles que comme un réservoir
à anecdotes dont le vice, décrié et signalé par
l'apôtre, est tout simplement absent des citations rapportées.
Dès lors que Mirabeau savait que ces références et
citations étaient tronquées et déplacées de leur
contexte initial, comment comprendre son intention ? Était-ce de
privilégier une certaine philosophique, certain de sa validité et
des articulations logiques ? Et même si les propos rapportés ne
sont pas exacts, ils ne remettraient pas en cause toute sa construction ? Ou
bien, est-ce pour volontairement induire le lecteur en erreur, et pour se
moquer de tout, y compris de sa propre idéologie ? Mais cette
évaluation du sérieux de son texte dénote fortement avec
le projet anthropologique qu'il développe en parallèle de ses
traités politiques ; sa conception de l'homme est appuyée sur les
effets des lois sur les moeurs, lesquelles supportent la vertu par une morale
fondée et consolidée sur les thèses sensualistes.
L'Erotika Biblion est bien plus qu'un tableau des
aberrations humaines. Mirabeau y articule ces conceptions de la liberté
et du bonheur avec les motivations individuelles pour fonder un projet
communautaire dont l'optimisme n'est pas teinté d'ironie. Malgré
la profusion des références, on ressent son unité
philosophique, sans pour autant la saisir ; on sent bien que Mirabeau compose
son texte en surinterprétant l'intertexte afin de l'intégrer en
tant que témoignage ou garant moral d'une pratique sexuelle
libérée. La Congrégation l'accuse de calomnie, non sans
raison. Mais il est curieux qu'elle n'en relève que quelques
occurrences, comme la référence au manuel de guerre du marquis
Santa-Cruz [« Le Thalaba », page 73], et l'étude sur la
sodomie des savants jésuites Tournemine et Sanchez2 [«
L'Anélytroïde », page 34] ; d'ailleurs, elle prend soin
d'éviter le dernier compère, Cucufe, peut-être de peur
d'avouer son impuissance à identifier la personne en
question3. Néanmoins,
1 Cités quatre fois dans l'ouvrage, Les
Epitres aux Romains et Aux Corinthiens sont les deux seuls textes
du Nouveau Testament dans lequel Mirabeau a puisé des
ressources. St Paul apparaît comme son auteur biblique de
prédilection, son Sermon sur la nécessité de l'autre
vie et des consolations dues à l'homme juste est placé sous
son patronage. Voy Un sermon inédit de Mirabeau sur la
nécessité de l'autre vie, tome 31, Revue des Deux mondes,
1916.
2 Voy. La Lettre clandestine, n°25,
dirigée par Pierre-François Moreau et Susana Maria Seguin,
éd. cit, page 28 ; les propos des censeurs y sont reproduits et
traduits.
3 Nos recherches n'ont trouvé aucun
mémoire théologique, aucune histoire ecclésiastique,
où serait évoqué le nom Cucuse ; nous en donnerons une
explication possible lors de l'analyse de l'intertexte.
Ironie savante - 35
elle relève l'incohérence chronologique de la
défense de Tournemine [1661-1739] par Sanchez [1550-1610], et l'on voit
bien que le prince des casuistes était dans l'impossibilité de
défendre son confrère sur cet objet d'étude. Aussi, ce que
la Congrégation affirme est digne de foi, mais ce qu'elle omet,
volontairement ou non, n'écarte pas la possibilité que Sanchez
ait disserté sur la question de la procréation anale dans ses
travaux1.
Un Concept relevant du comique et de l'intertexte
La dissonance est un procédé
intertextuel qui s'observe dans l'appareil discursif de Mirabeau et qui
opère à trois niveaux de lecture. En premier lieu, il s'agit d'un
désaccord entre l'allusion ou l'évocation d'une
référence avec sa contextualisation, son apport dans la
démonstration, son emploi dans le cheminement logique ; ce
désaccord entraîne un décalage comique qui apparaît
souvent comme une dynamique focale inséparable des
procédés comiques attenants : burlesque, grotesque,
héroïcomique, etc... Le rire est subversif et apporte le doute sur
la véracité de l'intertexte en question. En second lieu donc, le
comique révèle une tension philosophique donnant l'impression que
Mirabeau disserte sur une problématique dont la thèse et
l'antithèse, n'étant pas formulées, sont à
déceler dans la contextualisation de la référence qui
indiquerait le positionnement argumentatif du discours. Comme la stylistique
savante entretenue par Mirabeau l'empêche de formuler clairement et
explicitement son propre positionnement, il se contente d'introduire ces
références dans le développement en laissant au comique et
à son pouvoir subversif, le rôle dissertatif qui échoie
d'ordinaire à la logique. Il ne s'agit pas d'y voir une dissertation qui
disqualifierait ou altérerait l'antithèse de façon
à répondre à une problématique puisque, en dernier
lieu, le doute sur la véracité des références
demeure et profite aux références qui suivent.
La spécificité de la dissonance comme
procédé ironique est de profiter de la crédibilité
des références attestées ou vérifiables pour les
transmettre aux références plus douteuses. C'est une entreprise
de crédibilisation/décrédibilisation dont la fonction est
d'entretenir une juste présomption sur la véracité des
références déployées, et dont la nature est
d'entretenir un désaccord avec leur pertinence dans la
démonstration. Le grotesque provoque le rire, puis un doute, une
subversion logique de l'intertexte employé initialement pour
créditer la démonstration.
Illustration du concept
Pour illustrer le concept, étudions plus en avant
l'exemple dissonant du savant Sanchez, célèbre pour avoir son
rôle dans Les Lettres provinciales de Pascal. Mirabeau fait de
lui le défenseur de la
1 Le seul ouvrage véritablement connu du
casuiste traite du mariage ; voy. le Disputationum de sancto matrimonii
sacramento, qui uniuersam huius argumenti tractationem complectuntur, ut
quarta docebit pagina, 3 tomes, Antuerplae, apud Martinum Nutium, M.DC.VII.
36 - Au commencement était le Verbe
thèse de l'anélytroïde qui voudrait qu'une
femme imperforée puisse procréer, malgré l'absence de
vulve, par la parte poste. Lui donnant raison en fin de chapitre, il
se moque néanmoins de lui pour avoir soutenu la thèse dans des
conditions grotesques.
Cucufe et Tournemine ont été attaqués,
cela devait être ; mais le savant Sanchez, Espagnol, qui a
étudié trente ans de sa vie ces questions assis sur un
siège de marbre, qui ne mangeait jamais ni poivre, ni sel, ni
vinaigre, et qui, quand il était à table pour dîner, tenait
toujours ses pieds en l'air, Sanchez a défendu ses confrères avec
une éloquence dont on ne croirait pas une pareille matière
susceptible. [« L'Anélytroïde », page 35]
À ceci, Mirabeau ajoute une note indiquant dans la
production littéraire de Sanchez, les ouvrages où l'on pourrait
apprécier la consistance de son travail : « Et si vous voulez avoir
une idée des édifiantes questions qu'a agité ce
théologien, et bien d'autres, cherchez la vingt-unième dispute de
son second livre » [Ibid, note 1]. Jean-Pierre Dubost,
après vérification1, admet la teneur scabreuse de son
travail. Si cette référence est juste, l'allusion suivante,
concernant la défense de la thèse de l'anélytroïde
par un médecin célèbre, Monsieur Louis2 ,
devant l'académie des sciences ne l'est pas. Aussi, les
références semblent se valider les unes les autres.
L'enchaînement d'une référence juste, puis
d'une fausse est une disposition que l'on retrouve dans le reste de l'ouvrage ;
la présomption sur la validité d'une référence
juste créditerait la suivante, comme on peut le constater avec
l'association des Pères Tournemine et Cucufe, dont ces derniers
sembleraient tout droit sortis de l'imagination de Mirabeau. Toutefois, les
références inventées ne sont pas complètement
imaginaires et on ne peut pas les écarter pour reconstruire l'esprit de
l'ouvrage. Par exemple, l'allusion au médecin Louis est fausse, mais
Mirabeau la contextualise de façon à lui donner de l'envergure
dans sa démonstration pour soutenir que la casuistique de Sanchez n'a
aucune autorité face à la physique. Pour lui, ce sont deux
matières qui s'affrontent pour le même rôle
théologique ; il les met en opposition comme deux recherches
différentes des causes divines. On rencontre la réfutation
franche qui parcourt le XVIIIe siècle français des
connaissances religieuses tirées des philosophies métaphysiques
au profit d'une connaissance physique, vérifiable et empirique. Ainsi,
l'ouvrage de Mirabeau se situe dans l'esprit des Lumières en opposant
l'interprétation religieuse à la physique pour
préférer aux supputations exégétiques, les
connaissances empiriques basées sur des faits observables et
réitérables. Pour lui, la casuistique est idéiste, faite
de parole et d'articulation vide de logique ; la physique est empirique, et
procède d'une observation suivie, expérimentale, qui appuie ses
thèses par des faits. Et même si Mirabeau conçoit qu'elles
peuvent
1 Erotika Biblion, édition critique
par Jean-Pierre Dubost, éd. cit, note 25, page 124.
2 Même si le discours ne l'indique pas, le
médecin Louis peut renvoyer à Antoine Louis,
célèbre pour avoir été le médecin
légiste de l'affaire Calas [1761-1765]. À la suite de l'affaire,
il publie un protocole pour manipuler les victimes d'étranglement afin
de prévenir les interprétations hâtives pouvant causer des
décisions judiciaires regrettables. Voy. Récits d'historien,
Voltaire et l'Affaire Calas. Les faits, les interprétations, les
enjeux, Benoît Garnot, Hatier, 2013, p. 71.
Le procédé de dissonance a si bien
fonctionné que l'Erotika Biblion a été introduit
à la
Ironie savante - 37
s'accorder sur une question - comme ici, sur la
procréation de l'anélytroïde -, il n'appartiendrait pas
à la casuistique d'avoir autorité face à la physique qui
aurait des preuves tangibles pour soutenir ses thèses.
Il suffit de regarder la description de Sanchez et la
profusion des détails. Mirabeau lui donne des habitudes culinaires, un
mobilier et une gestuelle grotesques. C'est à se questionner sur
l'état de santé mentale de celui qui vient prendre les conseils
d'un tel homme. Cette profusion de détails des arts de la table
glissés dans la description d'un homme de savoir, constitue une approche
familière de l'intimité du Jésuite dont l'occupation
principale consiste à brasser de l'air avec ses pieds. L'effet de
dissonance renforce le discrédit du Jésuite et ajoute du comique
à sa description - vu la nature des objets d'études de Sanchez,
celui-ci aurait très bien pu disserter sur les meilleures façons
de se tenir à table - pour créditer l'anecdote du médecin
qui paraît vraie parce qu'elle fait suite à la prodigieuse
description, précise et intime, du casuiste ; ce procédé
intertextuel implique une maîtrise, une connaissance renforcée des
références mises en oeuvre pour asseoir la
crédibilité de l'argumentation. Pour opérer le
discrédit de Sanchez, le champ lexical se concentre sur les arts
culinaires, les épices, la table, le dîner, qui ne sont nullement
appropriés aux questions théologiques. L'association des arts
culinaires avec le socle de marbre sur lequel repose Sanchez fait de
l'interprétation religieuse, une matière figée travaillant
avec des ingrédients impertinents, et le trône marbré
implique la rigidité séante du casuiste, le rendant
anatomiquement impropre à disserter sur la question de
l'anélytroïde. Et même si la thèse est valide,
l'interprétation religieuse est inefficace pour l'établir avec
suffisamment d'autorité pour que ses conclusions soient adoptées
et dogmatisées ; en témoignent les attaques subies par Cucufe et
Tournemine. En revanche, l'autorité de la médecine est efficace
pour justifier la thèse. Elle met fin aux protestations des
autorités législatives et théologiques qui y voyaient une
atteinte à la décence. La question de l'anélytroïde
est réglée dès lors que la médecine présente
des faits observables.
Il faut noter que les sources déployées par
Mirabeau appartiennent pour la plupart, à la catégorie
religieuse. Elles participent aux deux-tiers environ à l'ensemble de
l'appareil discursif ; aucune n'est inventée, et même si elles
peuvent être inexactes, tronquées ou détournées,
elles constituent le préalable au procédé de dissonance.
Elles sont présentées de telle façon qu'elles
confèrent du crédit aux références qui les suivent.
La dissonance consiste à présenter une
référence selon un contexte opérant un décalage
comique avec la nature de l'objet cité - dans notre exemple, un
érudit dont on attendrait plus de gravité que de grotesque - et
ce, afin d'adonner du crédit aux références, laïques
cette fois, qui suivent. Ce procédé ne peut pas se concevoir sans
la subversion qui se présente dans le traitement des
références.
38 - Au commencement était le Verbe
Congrégation par deux uota1 ; le
premier appréhende l'ouvrage par sa prétention savante et ne
remet pas en doute les références qui y sont contenues et
développées, le second comme le résultat d'une moquerie
sans borne dirigée à l'encontre de la théologie
chrétienne. Chacun des uota constitue une réfutation de
l'ouvrage à partir des mêmes éléments
soulevés - à savoir, l'androgynie d'Adam, les époux
successifs de Thamar, et l'amalgame des Philistins avec les Israélites
infidèles qui se seraient fait des prépuces -, mais selon une
appréhension différente du discours : le premier uotum
repose sur une argumentation d'ordre grammatical pour les réfuter,
le second est plutôt d'ordre sémantique. Toutefois, les deux
proposent de qualifier l'Erotika Biblion d'ignorant. La question de
savoir si l'ouvrage est bel et bien savant sur les matières religieuses
est vaine : Mirabeau articule la sexualité avec une injonction divine
sous couvert d'une spiritualité primordiale qu'il souhaite confirmer
dans les Écritures. Dans notre exemple, l'anélytroïde
représente l'exemple vivant de la toute-puissance de l'injonction
primordiale défiant les lois naturelles par décret divin ; celui
que tout être vivant doit être apte à procréer.
L'intertexte religieux concourt uniquement à cette démonstration
dans une perspective téléologique. Mirabeau pense que si
l'observation des lois de la nature qui montre que ces dernières peuvent
être détournées pour favoriser la procréation,
l'interprétation des Écritures qui soutient cette
hypothèse est donc valide ; c'est le principe du résultat qui
compte.
Les références aux matières religieuses
ont une part de vérité ou du moins, sont suffisamment
contextualisées pour alimenter le doute sur leur véracité,
permettant ainsi une nouvelle interprétation des textes sacrés.
Le discours n'entre pas dans une logique cherchant systématiquement
à subvertir les préceptes religieux ; il s'agit seulement des
besoins de la démonstration visant à dogmatiser l'injonction
divine sur la sexualité. À côté de l'entreprise
crédibilisation/décrédibilisation, de dissonance donc, on
relève une écriture subversive, un style semblable à celui
que l'on pourrait rencontrer sous la plume de Voltaire.
Comique subversif
La puissance stylistique de Mirabeau réside
essentiellement dans ses procédés ironiques. Capable de
juxtaposer plusieurs matrices significatives en un segment de phrase, son style
est économe, succinct et laisse au rire et à sa charge comique,
le soin de trancher la démonstration. En faisant rire son lecteur,
l'intelligence du texte le persuade de la justesse de la réflexion. Mais
le rire se fait aux dépens de qui ou de quoi ? Est-il significatif d'un
certain rapport à la religion ? Les procédés ironiques
déployés par Mirabeau s'appuient sur l'appareil discursif, comme
nous l'avons
1 Pour le fonctionnement protocolaire de la
Congrégation, voy. « Errotika Biblion », par Amadieu
Jean-Baptiste et Mace Laurence, Les Mises à l'Index des
Lumières françaises au XVIIIe
siècle dans La Lettre clandestine, n°25,
dirigée par Pierre-François Moreau et Susana Maria Seguin,
éd. cit, page 19.
Ironie savante - 39
vu pour la dissonance ; leur objet varie donc selon
les sources utilisées et leur pertinence dans la démonstration.
Comme les cibles du rire sont subverties, le renversement est de facto
significatif et montrerait une prise de position, un parti de
l'écriture dans la démonstration. Seulement, Mirabeau ne donne
jamais de suite significative à la subversion d'une
référence. Le rire, la charge comique lui suffit ; il n'explicite
pas les conclusions qui s'imposent et ne les réinjecte pas dans la suite
de la démonstration. Puisque cette puissance stylistique - les
procédés ironiques - ne concerne que l'appareil discursif, elle
se concentre sur les ressources sensées crédibiliser et justifier
le discours. Mirabeau ouvre des brèches et exploite leurs failles par le
comique ; puis, le ton savant succède aux procédés
comiques pour appuyer une certaine interprétation des textes
sacrés. Car, en révélant les faiblesses de
l'autorité théologique, représentée par les
personnes ou les procédés affiliés à une
autorité religieuse, la charge comique se constitue autour d'une
interprétation théologique, originale, dont les fondements sont
prétendument fidèles aux traditions rabbiniques
délaissées ou oubliées. D'ailleurs, le sous-titre de
l'édition princeps contient bien cette intention :
Abstrusum excudit, c'est-à-dire, façonné
à partir de ce qui a été dissimulé. Mais,
peut-on y voir une accusation formelle d'imposture théologique à
l'encontre de l'Église ? À aucun endroit dans l'ouvrage ne s'y
dessine un tel réquisitoire, Mirabeau se contente d'appuyer sa propre
interprétation des textes sacrés par subversion des dogmes et
préceptes chrétiens. Il est même difficile d'attribuer
formellement une confession religieuse au discours.
En majeure partie, les textes sacrés cités dans
l'ouvrage sont cantonnés à l'Ancien Testament, mais la
démonstration s'aventure à établir la
généalogie de Jésus, et investit la mythologie
païenne pour développer des liens entre les traditions religieuses.
Alors on pourrait croire que les procédés comiques
épargnent les textes sacrés pour se concentrer seulement sur les
interprétations jugées désuètes ; mais non, la
subversion des matières religieuses ne vise pas seulement les
écrits des Pères de l'Eglise et des apologètes. Et
même si le rire subvertit les interprétations théologiques,
et que le rapport implicite à la sexualité désacralise les
textes religieux, la subversion de la sacralité n'implique ni
l'athéisme - sapant de facto la justification du projet
anthropologique en détruisant la pertinence et la cohérence d'une
sexualité libérée -, ni une vision d'une sexualité
débridée, sans règle et sans limite. Le style de Mirabeau
restreint la charge comique à un rôle censé trancher la
démonstration ; et la subversion, inhérente au comique, gomme ou
relève les aspérités des problématiques ponctuant
la démonstration. À ce titre, les procédés comiques
contiennent des enjeux stylistiques inhérents à la construction
d'une pensée et peuvent concerner aussi bien les écritures
sacrées que les interprétations théologiques. Toutefois,
il peut être difficile, voire impossible, de déterminer les choix
stylistiques au regard des besoins philosophiques à un moment
précis de la démonstration car le texte est le fruit d'un
assemblage plagié sur d'autres auteurs.
40 - Au commencement était le Verbe
Pour discerner leur place dans une stratégie
argumentative, nous questionnons la charge comique contenue dans le premier
chapitre dont nous avons révélé l'enjeu dans la
construction générale de l'oeuvre ; et dans le même temps,
nous relevons et analysons des procédés intertextuels
inspirés des contes voltairiens, et qui, rapprochés des textes
initiaux, révèlent la stylistique et ses modalités
énonciatives dans lesquelles s'insère la subversion des textes
sacrés.
Subversion par la logique
Le premier chapitre « Anagogie » contiendrait
à lui seul, les clefs de compréhension de l'Erotika
Biblion. Le « flux perpétuel » dans lequel vivent les
Saturniens serait l'axiome autour duquel la structure argumentative de
l'ouvrage serait construite. Reste à savoir si Mirabeau établit
les fondements d'une société utopique selon le principe qu'il
emprunte à Buffon, ou s'il subvertit seulement les
interprétations anagogiques par lesquelles on accèderait aux
vérités transcendantales. Dans ce dernier cas, la subversion de
l'anagogie renverse la révélation de Shackerley, mais aussi la
construction du bonheur fondée sur le principe de Buffon. S'il est
effectivement ramené à une rêverie, le « flux
perpétuel », illustré sexuellement par le mythe
d'Aréthuse et d'Alphée, serait le fantasme d'une vie simple
entièrement tournée vers la jouissance hédoniste et
collective, dont l'harmonie s'explique grâce aux dispositions
sensorielles naturellement développées chez les Saturniens,
bannissant ainsi les efforts des interactions sociales. Jean-Pierre Dubost
postule que les chapitres suivants contiennent ce principe, et qu'ils
contiennent le développent des axes logiques dans une équation
régissant la jouissance, l'énergie vitale et la volonté.
Il en appelle aussi aux travaux de David G. Planck qui éclairent le
chapitre « Anagogie » par le monisme du savant jésuite
Boscovitch qui cherchait une « équation générale et
unique qui régirait la mécanique, la physique, la biologie et
même la psychologie. » 1 Mirabeau le rencontre en 1781. Seulement,
l'Erotika Biblion est publié en 1780 après trois
années de détention, et aucune publication n'indique qu'ils aient
correspondu avant la libération. Et même si c'était le cas,
il se pourrait que Mirabeau stigmatise davantage les principes de la vie
saturnienne qu'il n'en fait le modèle fondant son projet
anthropologique. Car la charge comique du premier chapitre apparaît dans
des comparaisons entre le monde saturnien et la vie terrienne que l'on pourrait
concevoir comme un rapport d'opposition, des tensions, rendant l'assimilation
du principe saturnien à l'être humain impossible, voire
utopique.
Si cet étrange tableau par lequel le texte commence
relève moins de quelque naïveté utopique que d'une
désinvolture délibérée et d'une ironie ouvertement
affichée, il trahit tout de même la pensée profonde de
Mirabeau, hanté par un empirisme radical, par un naturalisme sans
nuance, où les sens, libérés totalement des entraves de
l'équivocité, parleraient un langage absolument transparent,
où toute communication humaine aurait
1 Cf. David G. Planck, Le comte de Mirabeau et
le père Roger Boscovitch : à propos de l'« Erotika Biblion
», dans Les Mirabeau et leur temps, actes du colloque
d'Aix-en-Provence, Paris, 1968, pages 171-179 ; voy. Erotika Biblion,
édition critique par Jean-Pierre Dubost, éd. cit, note 1, page
15.
Ironie savante - 41
lieu dans un « flux perpétuel de jouissance
».1
Jean-Pierre Dubost associe les dispositions sensorielles des
Saturniens à celles des hommes s'ils exerçaient leurs sens en vue
de les perfectionner dans un but de jouissance. Mais ce principe n'est jamais
explicité, et les comparaisons entre les Saturniens et les hommes ne
sont pas univoques.
Sans même aborder l'ironie partout présente dans
ce chapitre, on peut observer que la plupart des comparaisons entre les
Saturniens et les hommes regardent la description de l'environnement et les
considérations de la physique de Saturne comparée à la
Terre : le système solaire [page 10], les proportions
kilométriques de l'environnement des Saturniens par rapport à la
Terre [page 12], et les effets d'optiques de la courbe de l'horizon [page 13].
Le texte dit bien que l'environnement a participé au
développement sensoriel des Saturniens, mais il ne contient aucune
conclusion qui postulerait que le physique de la Terre doit être
modulé sur le modèle saturnien pour y voir des progrès
similaires chez les hommes. La comparaison entre la physique de Saturne et
celle de la Terre apparaît comme un procédé narratif qui
consiste à faciliter au lecteur la représentation saturnienne
plutôt que de le convaincre de la nécessité de
refaçonner la Terre sur ce modèle. Quant aux comparaisons
ethnographiques entre les Saturniens et les hommes, elles sont tout simplement
absentes, car Shackerley « échoua quand il voulut peindre des
êtres animés. » [« Anagogie » ; page 15]. Mais
encore, il prévoit la destruction de ce monde utopique s'il était
à la disposition de l'homme2. En l'occurrence, il est
évident que ce monde n'est ni adapté, ni compréhensible
pour l'homme et que la logique voudrait que l'être humain
s'intéresse davantage à ce qui lui est propre, au lieu de
chercher des modèles de perfection hors de sa portée, et
impossible à mettre en oeuvre. Sans même aborder les effets
ironiques, il semblerait que la logique du discours prédispose à
une stigmatisation des procédés anagogiques par l'absurde.
Subversion par le comique
Il est difficile d'écarter les conséquences
idéologiques d'une ironie ouvertement affichée. Non seulement, la
comparaison entre l'utopie saturnienne et le monde des hommes - qui pourrait
à elle seule justifier la lecture de Jean-Pierre Dubost - n'est pas
univoque, mais en plus, elle est parcourue par des procédés
comiques contextualisant le manuscrit et justifiant de son contenu,
mythologique et historique, dans une réception fictive3. Pour preuve, la
réception du manuscrit de Shackerley est
1 Ibid, page 14.
2 « Ainsi il pouvait y avoir de petits royaumes sur ce
bord intérieur et concave, que les politiques de notre globe sauraient
bien rendre un théâtre sanglant et mémorable d'innombrables
intrigues s'il était à leur disposition ». « Anagogie
», page 13, » Errotika Biblion, `Åí
?áéñ? ??ÜôÞñïí,
Abstrusum excudit, À Rome, de l'imprimerie du Vatican,
MDCCLXXXIII.
3 Jusqu'ici, il nous a semblé inutile de
préciser que le manuscrit de Shackerley est fictif et qu'il est
introduit par les topoï classiques du manuscrit trouvé,
alors à la mode dans les romans-mémoires du XVIIIe
siècle.
42 - Au commencement était le Verbe
mise en scène de façon à appuyer
l'incompréhension totale et générale, et qui relie, par
analogie, la révélation saturnienne et l'anagogie de St Jean. De
plus, le contraste entre le sérieux attendu d'un texte sacré et
l'absurdité de son contenu est renforcé par la mention des
Académies italiennes lancées dans la traduction du manuscrit et
qui portent des noms dont la consonance en latin rappelle l'absurdité,
l'ignorance, la médiocrité, et même la folie
[Confusi, Inabili, Instabili, Impatienti,
Indifferenti, Discordanti, etc... ; note 1, page 4]. Ces
occurrences comiques sont contenues dans le dispositif éditorial - tout
comme le titre du chapitre - qui renvoient en bloc à une subversion des
lectures anagogiques visant à leur ôter toute pertinence, toute
autorité prêtée par la sacralité d'une
révélation mystique. Particulièrement au premier chapitre,
le dispositif éditorial - le titre du chapitre et l'appareil de notes de
bas de page - est utilisé comme procédé intertextuel pour
caractériser l'artificialité d'un discours littéraire,
devenu ainsi, à l'instar du discours religieux, une pure invention qui
ne peut prétendre à aucune autorité morale, philosophique
ou intellectuelle. En l'occurrence, la contextualisation du manuscrit par les
Académies italiennes procède d'une pratique éditoriale,
l'annotation savante. La note concernant les Académies occupe deux pages
et demie [« Anagogie » ; page 4 à 6] ; et l'occupation de
toute cette place indique un désir d'exhaustivité s'apparentant
à une moquerie de l'érudition d'accumulation qui entend
substituer à la qualité d'un raisonnement, la quantité des
références érudites. Et en ce qui concerne la
contextualisation mythologique du manuscrit, le procédé ironique
relève moins du dispositif éditorial, que des modalités
énonciatives recherchant à asseoir l'autorité
sacrée de la révélation de Shackerley sur le
caractère authentique du manuscrit.
Que personne dans Herculanum n'a pu rien comprendre à
ce manuscrit, écrit bien avant la venue de J-C. comme nous n'entendons
rien à la bête de l'Apocalypse qui a 666... sur le front, ornement
qui serait bien singulier, même pour un mari français ; ce qui ne
détruit point du tout l'authenticité de notre docte manuscrit
[« Anagogie », note 2, alinéa 2, page 9].
Le court segment « ornement qui serait bien singulier,
même pour un mari français » délivre toute la
complexité du dispositif énonciatif : métaphore entre la
bête et le mari cocu, si bien qu'on ne sait plus lequel des deux devrait
avoir des cornes ; analogie, si la bête représente la fin du
monde, l'arrivée du mari annonce la fin des réjouissances ; il y
a de tous les tons : héroïcomique, on rit face au danger ;
burlesque, l'histoire biblique est ramenée à un fait quotidien ;
et grotesque, par la focalisation du discours sur une excroissance du front. Et
il ne s'agit là que d'une pluralité de sens littéraux et
grammaticaux d'une proposition incise surprise dans l'économie d'une
phrase. La ponctuation - en l'occurrence, les points de suspension et le
point-virgule - resserre la contextualisation du manuscrit autour de la matrice
ironique pour relier le plus directement possible l'incompréhension
générale et l'impossibilité d'en contester
l'authenticité par incongruence avec le sublime attendu d'une
révélation sacrée. La stratégie discursive est
limitée et contrôlée pour nourrir le caractère
fictif d'un
Ironie savante - 43
texte littéraire qui, doté de sacralité,
ne donne aucune clef de compréhension fiable, et qui entretient, par le
merveilleux, une signification insaisissable se prêtant davantage
à la confusion qu'à la clarté. Ainsi, dès le
premier chapitre, le discours opérerait une censure parmi les textes
sacrés en fonction de leur degré de clarté apparié
à l'utilisation du merveilleux pour présenter une
vérité transcendantale. La logique du discours procède
d'une caractérisation de la sacralité en fonction de
l'authenticité, ramenée à un degré
d'entendement qui représenterait la règle constituant le
corpus sur lequel s'appuie la démonstration dans la suite de l'ouvrage.
Prise dans la cohérence du chapitre seul, la stratégie
énonciative transforme le récit de Shackerley en une
absurdité consciente, mais arbitrairement adoptée par les
apologètes qui déchiffrent le texte par l'anagogie
inspirée plutôt que par leur raison. La subversion ne concerne pas
l'incompréhension générale, l'impossibilité
avérée d'en saisir les sens spirituels, mais bien
l'autorité, iniquement conférée aux magistères
italiens - qu'ils soient savants ou religieux - pour certifier et dogmatiser
les écrits sacrés plutôt que l'intelligence
générale, le bon sens commun. Ainsi, le voyage sur Saturne est
non seulement incompréhensible pour le sens commun, mais incongru dans
son rapport à la sacralité qui se doit d'élever et de
rapprocher l'homme du divin. Il faut donc comprendre le titre du premier
chapitre, « Anagogie », comme une contextualisation de l'échec
exégétique visant à rechercher dans des textes incongrus
un sens divin et des vérités ; car la sacralité est
attribuée selon des critères absurdes et inaudibles pour
l'intelligence. D'ailleurs, l'analogie de la révélation de
Shackerley avec l'Apocalypse de St Jean est exprimée
dans l'annotation du voyage vers Saturne. Or, le départ pour Saturne est
aussitôt marqué par l'échec du voyage initiatique : le
protagoniste n'arrive pas à la destination voulue1. La
logique du discours renverse l'autorité conférée aux
apologètes en stigmatisant comiquement l'authenticité des textes
jugés sacrés ; et le comique procède du merveilleux pour
subvertir la sacralité des textes du canon religieux. Ainsi, la
subversion gagne à la fois les textes et les institutions
sacrés.
Du Comique voltairien
Le comique est particulièrement significatif dans le
premier chapitre où se justifie la cohérence de l'ouvrage en
entier. Si par la suite, le comique relève plutôt des effets de
dissonance, l'enjeu du premier chapitre est d'introduire une
idéologie protéiforme liant la scientia sexualis avec
des éléments fictifs et des procédés
exégétiques de la pensée religieuse sous la forme d'un
discours savant. Toujours dans le premier chapitre donc, les motifs du
merveilleux concourent au comique et sont en majeure partie puisés dans
les contes voltairiens ; ils procèdent d'une intertextualité
révélant la
1 La différence tient à l'avortement
du souhait et des espérances initiaux du protagoniste : «
Shackerley voulut être transporté dans une des planètes les
éloignées qui forment notre système ; mais on ne le
déposa pas dans la planète même, on le plaça dans
l'anneau de Saturne. » Errotika Biblion, `Åí
?áéñ? ??ÜôÞñïí,
Abstrusum excudit, À Rome, de l'imprimerie du Vatican, MDCCLXXXIII,
page 8.
2 Histoire de Jenni ou le Sage et
l'Athée, par M. Sherloc, traduit par M. de La Caille, Anonyme,
Londres, [en réalité Genève, Cramer, sans date].
44 - Au commencement était le Verbe
stratégie du discours. En l'occurrence, il s'agit des
contes de Candide1 et de L'Histoire de
Jenni2 que nous présenterons en premier lieu pour mieux
les insérer à la suite du texte de Mirabeau. On retrouve des
éléments diégétiques et des tournures syntaxiques,
deux catégories très différentes, propres aux
écrits de Voltaire dans la contextualisation mythologique du manuscrit
de Shackerley. Il est difficile de parler de processus intertextuels dans la
mesure où cette inspiration est de nature trop sporadique et ponctuelle
pour dessiner une véritable signification discursive. On conçoit
aisément que Mirabeau, alors enfermé à Vincennes, ne
pouvait recevoir que quelques pages déchirées par correspondance,
expliquant ainsi la disparité des indices intertextuels.
Néanmoins, on retrouve une logique de composition complexe pouvant
illustrer une stratégie d'écriture. L'enjeu serait de recouvrir
un système discursif qui, sous l'allure d'un discours savant, mêle
les éléments diégétiques d'écrits
sacrés et de récits fictifs pour appuyer l'artificialité
d'un discours littéraire prétendant à une quelconque
autorité. En l'occurrence, l'effet recherché est de procurer du
comique dans les raisons d'adopter le manuscrit de Shackerley comme un texte
authentique. On y retrouve l'emploi de l'ironie voltairienne qui feint de
justifier les thèses adversaires par l'absurde afin de manifester son
indignation. Le premier passage dont Mirabeau s'est probablement inspiré
pour contextualiser le manuscrit de Shackerley se situe au début du
chapitre VI de Candide, « COMMENT ON FIT UN BEL
AUTO-DA-FE POUR EMPECHER LES TREMBLEMENTS DE TERRE, ET COMMENT
CANDIDE FUT FESSE ». Juste après le tremblement de terre de
Lisbonne, les sages du pays décident de donner un auto-da-fé pour
en prévenir les préjudices.
On avait en conséquence saisi
un Biscayen convaincu d'avoir épousé sa commère
[...] : on vint lier après le
dîner le docteur Pangloss et son disciple Candide, l'un
pour avoir parlé, et l'autre pour avoir écouté avec un air
d'approbation [...].
Voltaire dénonce la décision arbitraire de
l'inquisition de donner un auto-da-fé dont l'élection des
victimes repose sur des éléments irrationnels :
l'un s'est marié récemment avec la mère de son filleul, et
les deux autres se sont mutuellement parlés et écoutés.
Les décisions de l'institution religieuse sont désignées
comme absurdes et hors de leur juridiction, car l'auto-da-fé est
présenté comme un moyen de calmer l'agitation du peuple - et non
la turbulence divine - par des immolations humaines en grande
cérémonie. Initiée par le connecteur logique « en
conséquence », l'absurdité est croissante et atteint son
paroxysme lorsque les deux protagonistes, Candide et Pangloss, sont
condamnés sans que leurs propos ne soient rapportés,
caractérisant ainsi l'irrévocabilité et
l'incontestabilité du jugement. La stratégie employée par
Voltaire charge l'absurde d'une
1 Candide, ou l'Optimisme, traduit de l'allemand
par M. Le Docteur Ralph, Anonyme, S. 1, Genève, Cramer,
1759.
Ironie savante - 45
dénonciation du divertissement visant à
détourner le peuple des questions gênantes pour l'institution
religieuse. Le deuxième passage qui nous intéresse se situe au
troisième chapitre de l'Histoire de Jenni, « PRECIS DE LA
CONTROVERSE DES MAIS ENTRE MR. FREIND ET DON INIGO Y MEDROSO Y
PALALAMIENDO1, BACHELIER DE SALAMANQUE ». Mr. Freind, un
anglican, docteur en théologie chargé par la couronne
d'accompagner le siège de Barcelone, fait la rencontre d'un bachelier
barcelonais après la capture de la ville. Leur conversation regarde
l'établissement des dogmes catholiques et protestants à la
lumière de leur ancienneté et de leur pouvoir temporel.
Naturellement, le dialogue prend la tournure d'un débat lorsque le
catholique évoque St Pierre - apôtre majeur de
Jésus, Simon Pierre était considéré comme le
premier archevêque de Rome - pour revendiquer la succession apostolique
et ainsi affirmer la primauté pontificale. De bonne foi, le bachelier
avance que les actes et intentions de St Pierre sont fondés
par le dessein divin, puisque ce dernier aurait rencontré Simon
Vertu-Dieu avec qui il se serait prêté à un concours de
magie et que l'ayant remporté, il fut couronné la tête en
bas et les jambes en haut, preuve que le pape doit régner sur tous ceux
qui ont des couronnes sur la tête2. L'invraisemblance et
l'irrationalité des arguments du catholique donnent lieu à une
réponse de Mr. Freind.
Il est clair que toutes ces choses arrivèrent
dans le temps où Hercule, d'un tour de main,
sépara les deux montagnes, Calpée et Abila, et passa le Gibraltar
dans son gobelet ; mais ce n'est pas sur ces histoires, tout
authentiques qu'elles sont, que nous fondons notre religion :
c'est sur l`Evangile.
Voltaire regarde les textes sacrés comme possiblement
porteurs de raison si leur compréhension s'appuie sur de justes
critiques conditionnées par une lecture attentive et avertie. Si le
bachelier reconnaît n'avoir jamais lu la Bible, le protestant
rappelle que seul le contenu d'un texte peut fonder une religion. Par ailleurs,
remarquons que Sanchez est introduit au début de la démonstration
du bachelier défendant St Pierre en tant que garant moral.
Mirabeau le reprend aussi dans le chapitre « L'Anélytroïde
» pour en faire un garant moral vicié. L'invraisemblance et le
caractère merveilleux de la contextualisation mythologique, contenus
dans le burlesque tenant à la fois aux expressions familières, et
aux entreprises dangereuses qui ne requièrent aucun effort à
Hercule, discréditent l'argumentation du catholique qui décentre
la foi à des considérations irrationnelles. Ainsi, Voltaire
justifie l'incrédulité, dans la bouche de l'anglican, par
l'authenticité douteuse des histoires qui
1 NB : Le nom du bachelier espagnol est
l'indice d'une stupidité fervente qui s'en remet à
l'Église pour diriger ses opinions, ses croyances et sa conscience :
Inigo signifie nigaud, medroso, peureux, comodios,
mange-Dieu par extension idolâtre, et papalamiendo,
lèche-pape.
2 Voltaire ajoute que cette anecdote illustre la
logique utilisée par certains théologiens pour établir des
dogmes sans égard à la raison. Cf. Art. « Voyage de Saint
Pierre à Rome » dans le Dictionnaire philosophique, et le
chapitre VIII, « De l'Eglise et de l'Etat avant Charlemagne. Comment le
christianisme s'était établi. Examen s'il a souffert autant de
persécution qu'on le dit » dans l'Essai sur les moeurs et
l'esprit des nations et sur les principaux faits de l'histoire depuis
Charlemagne jusqu'à Louis XIII, Genève, Cramer, 1756.
46 - Au commencement était le Verbe
fonderaient un discours d'autorité. Cette
stratégie énonciative est reprise par Mirabeau, de même que
la tournure syntaxique qui justifie l'authenticité d'un texte par le
burlesque pour dénoncer l'irrationalité de certains discours
religieux. Les éléments que nous venons de soulever dans les
contes de Voltaire sont recomposés par Mirabeau lors de la
contextualisation du manuscrit de Shackerley de façon plus complexe,
mais non moins signifiante.
Animé de la même intention, Mirabeau s'inspire de
la même gradation de l'absurde, des mêmes emplois stylistiques, et
de la même charge ironique des contes de Voltaire dans la
contextualisation du manuscrit de Shackerley. Lui-aussi cherche à
définir comme irrévocable et incontestable le jugement des
magistères sur le texte de Shackerley afin de rappeler, par l'absurde,
les moyens en leur possession pour prévenir toute contestation de leur
autorité ; lui-aussi met en avant le contenu invraisemblable de certains
textes jugés sacrés ; lui-aussi justifie
l'incrédulité résultante d'une authenticité
douteuse de ces textes. Mais son inspiration de Voltaire ne s'arrête pas
à la critique des institutions religieuses, il recoupe les
éléments diégétiques des contes voltairiens pour
les articuler dans sa démonstration afin de dénoncer
l'irrationalité des interprétations religieuses. La
fictionnalité de ces éléments, quoique nécessaire
pour la démonstration, n'est pas assumée par le discours car les
éléments fictifs côtoient des éléments
réels selon le concept de dissonance pour créditer la
démonstration d'une présomption de véracité. Ainsi,
l'ambigüité se situe entre fictionnalité et
rationalité, mêlées dans une subversion presque
systématique de tout discours, en l'occurrence d'un discours savant,
dont l'autorité repose sur l'artifice d'une construction
littéraire.
Par le doute inhérent à la charge comique du
texte, l'ambigüité nourrit une réflexion discursive dont la
stratégie est de nature métalittéraire. Puisque les
procédés énonciatifs masquent, par effet de dissonance, la
fictionnalité de l'intertexte qui participe à la
démonstration de l'irrationalité d'un discours religieux, la
réflexion métalittéraire revient sur le discours
même du texte par subversion de sa propre stratégie ; car elle est
produite par un discours qui raisonne ou déraisonne de la même
façon que les logiques qu'il dénonce. Ainsi, la subversion gagne
le discours qui le produit jusque dans sa logique interne. La bonne
compréhension du manuscrit de Shackerley doit donc être tributaire
d'une réflexion métalittéraire qui regarde évoluer
le discours sans qu'il puisse prétendre à aucune
vérité absolue, y compris dans sa propre dénonciation de
l'irrationalité d'un discours religieux. Cette logique de composition
est significative d'une recherche de paradigme qui se profile dans les
chapitres qui suivent. En l'occurrence, si le premier chapitre repose sur une
subversion métalittéraire qui consiste à interroger la
rationalité des constructions littéraires produisant un discours
d'autorité, la suite de l'ouvrage se présenterait comme une
tentative de répondre à cette interrogation. Pour l'heure,
reportons-nous aux éléments diégétiques
soulevés dans les contes de Voltaire pour étudier leur
utilisation dans le texte de Mirabeau, en l'occurrence le premier chapitre
« Anagogie ». Pour ce
Ironie savante - 47
faire, il est bon de rappeler que la contextualisation
mythologique du manuscrit de Shackerley est exprimée à deux
niveaux selon le dispositif éditorial ; elle est réduite à
une phrase dans le corps du texte pour situer le manuscrit dans l'histoire
mythologique [« Anagogie » ; page 5], et à trois
alinéas dans les notes de bas de page pour justifier son contenu [«
Anagogie » ; note 2, page 8].
C'est un manuscrit mozarabique, composé dans
ces temps perdus où Philippe fut enlevé à
côté de l'eunuque de Candace ; où Habacuc,
transporté par les cheveux, portait à cinq cents lieues le
dîner à Daniel, sans qu'il se refroidît ;
où les Philistins circoncis se faisaient des prépuces ; où
des anus d'or guérissaient les hémorrhoïdes [« Anagogie
» ; page 5].
À ceci s'ajoutent les trois alinéas justifiant
le voyage sur Saturne. Ils annotent l'évidente absence des raisons de
Shackerley qui simplement, « voulut être transporté dans une
des planètes les plus éloignées qui forment notre
système [ici comme l'appel de note divisée en trois
alinéas] ; mais on ne le déposa pas dans la
planète même, on le plaça dans l'anneau de
Saturne » [« Anagogie » ; page 8]. Pour justifier
l'authenticité du manuscrit et répondre aux objections des
sceptiques qui verraient bien des raisons de douter de Shackerley, les trois
alinéas procèdent dans l'ordre suivant :
- Le premier alinéa répond par un
argument irrationnel et illogique aux possibles objections
quant à la datation du manuscrit en fonction des connaissances
astronomiques de Shackerley, et initie l'analogie du manuscrit avec
l'Apocalypse de St Jean [« Anagogie » ; page
9].
- Le deuxième alinéa décrit
l'incompréhension générale à la réception du
manuscrit et rapproche accessoirement la bête de l'Apocalypse avec le
mari trompé, afin de souligner que le bon sens ne
constituerait pas un facteur fiable d'authentification des écrits
sacrés [Ibid].
- Le troisième alinéa menace d'élection
à un auto-da-fé à qui doute de
l'authenticité du manuscrit et à qui pense que
les « trente-six mille raisons, un peu trop longues à
déduire » mais non rapportées qui le
prouvent, ne suffisent pas pour se convaincre [Ibid].
Nous retrouvons les éléments empruntés
à Voltaire selon une disposition complexe. Pour commencer, la syntaxe de
la phrase contextualisant le manuscrit de Shackerley est construite selon le
modèle de la répartie anglicane dans l'Histoire de Jenni
; en outre, elle s'articule autour du connecteur circonstanciel «
dans le temps où » et réinvestit le burlesque dans les
compléments qui suivent le procès pour fonder le doute en
l'authenticité des histoires rapportées. Ensuite, les termes qui
dénoncent l'irrationalité du jugement des interprétations
religieuses dans Candide sont repris et disséminés entre
le corps de phrase et la note de bas de page. Nous les disposons ici en miroir
: l'auto-da-fé en situation initiale du périple de Candide
à Lisbonne se trouve être la promesse finale à l'encontre
des sceptiques devant le manuscrit de Shackerley ; l'aberration logique de
donner un auto-da-fé, initiée par le connecteur « en
conséquence » dans Candide s'incarne dans le fondement
illogique de procéder à l'analogie de l'Apocalypse avec
le manuscrit ; la gradation de l'absurde qui trouve son apothéose dans
l'absence de circonstances incriminantes pour condamner Candide et Pangloss est
transcrite par les trente-six mille raisons non rapportées de ne pas
douter du manuscrit ;
48 - Au commencement était le Verbe
ensuite, nous pouvons facilement identifier les motifs du
dîner, le dernier des condamnés dans Candide, le
dîner de Habacuc pour la contextualisation du manuscrit, puis du mari,
trompé par son désir d'épouser sa commère dans
Candide, trompé par sa femme et cornu par analogie avec la
bête de l'Apocalypse ; enfin, l'impersonnel de la
troisième personne du singulier est employée dans les deux
oeuvres pour relater l'action d'une force agissante et non
déterminée, une instance au service de l'Inquisition dans
Candide, au service des souhaits de Shackerley dans le manuscrit.
À la lumière de ces éléments,
l'étude des contes voltairiens par Mirabeau pour y puiser de
l'inspiration apparaît comme une stratégie argumentative visant
à démontrer l'irrationalité des institutions religieuses.
Il est d'ailleurs difficile de ne pas mentionner l'inspiration du
Micromégas1 de Voltaire dont les personnages - un
habitant de l'étoile « Sirius » et un saturnien dotés
d'une multitude de sens - bousculent l'anthropocentrisme et relativisent les
connaissances et certitudes des hommes qui ne sont pourvus que de cinq
sens2. Pour l'essentiel, les sources voltairiennes ne sont pas
détournées de leur visée initiale ; Mirabeau reprend et
recompose l'intention de Voltaire différemment, mais non sans vigueur,
et sans que l'ironie perde sa vocation à dénoncer les
méthodes de l'Église. Remarquons toutefois qu'une
différence subsiste : le burlesque révélant le doute en
l'authenticité de certains textes s'applique à la mythologie
grecque chez Voltaire, à la mythologie judéo-chrétienne
chez Mirabeau. Ce détail pourrait dévoiler un fondement
idéologique de l'ouvrage : Mirabeau dénoncerait moins la
confiance aveugle que l'on pourrait avoir dans la religion que les fondements
de son autorité qui reposeraient sur des constructions
littéraires irrationnelles pour guider la foi. La nuance peut avoir son
importance : la volonté de libérer la croyance des raisonnements
exégétiques semble le remporter sur le dessein d'éclairer
le vulgaire sur les machinations qu'il subit. En outre, l'hermétique
nourrie dans le discours par l'usage du grec et du latin, associée aux
procédés énonciatifs pour produire un discours savant
pourrait se concevoir comme une stratégie d'écriture visant
à adresser l'ouvrage aux élites intellectuelles
compétentes, plutôt qu'à un public ordinaire et populaire ;
et ce, à l'inverse de Voltaire, qui compose des récits dans des
genres populaires très accessibles, et qui assume et revendique
pleinement la fictionnalité pour mieux instruire son lecteur. En
l'occurrence, Mirabeau pourrait avoir l'intention de renverser l'argumentation
de l'institution religieuse pour faire place à une nouvelle forme de
raisonnement plus sensée. Sans avancer de certitude, nous relevons dans
l'ensemble de l'ouvrage cinq adresses directes à un lecteur bien
défini :
- Deux regardent un lecteur commun :
1 Le Micromégas, Voltaire, Londres,
1752.
2 Pour illustrer le principe, Mirabeau
développe « l'impossibilité d'expliquer des sens dont on est
dépourvu » par l'anecdote du miroir et de l'aveugle afin de rendre
compte du désarroi de Shackerley face aux saturniens. Cf. «
Anagogie » dans Errotika Biblion, `Åí
?áéñ? ??ÜôÞñïí,
Abstrusum excudit, À Rome, de l'imprimerie du Vatican, ed. cit,
page 14.
1 Mirabeau utilise des lieux communs pour les aborder.
Dans son évocation à l'Apocalypse de St Jean
par exemple,
Ironie savante - 49
o « Si quelque lecteur est curieux de
[...] », « Anagogie », page 6.
o « [...] une vérité très
importante [...] pour le commun des lecteurs [...] »,
« Anélytroïde », page 36.
- Et les trois autres renvoient à une institution ou un
individu représentant le monde savant :
o « [...] quelque demi-savant, ou
quelque critique obstiné ne trouve [...] », «
Anagogie », page 8.
o « [...] je me propose d'en donner à
l'Europe savante », « Anagogie », page 22.
o « Je finis [...] par demander aux moralistes
[...] et aux érudits [...] », « La
Linguanmanie », page 191].
« Anagogie » et « La Linguanmanie »
étant réciproquement le premier et le dernier chapitre, nous
pouvons remarquer que les adresses relatives à un individu appartenant
au monde savant ouvrent et ferment l'ouvrage. La vocation de l'Erotika
Biblion se situerait donc moins dans la volonté d'éclairer
le commun que de mettre les institutions érudites dans l'embarras ;
ainsi, la prétention savante du discours serait en adéquation
avec la volonté de tromper le lecteur averti par la subversion des
raisonnements auxquels il est habitué.
Les éléments ironiques que nous avons
dégagés suffiraient à mettre en doute l'articulation du
premier chapitre avec le reste de l'ouvrage à partir du paradigme
saturnien et de la formule altérée de Buffon - tous les
êtres sont reliés par un « flux permanent [de jouissance]
» -. Mais s'il fallait tout de même le soutenir, la charge comique
et l'ironie qui contextualisent le manuscrit de Shackerley devraient être
réduites à une dissipation, une désinvolture gratuite,
dans une réflexion requérant un certain ascétisme ; ce qui
aurait pour incidence l'immolation de la richesse stylistique à la
volonté de plaire au lecteur par pur plaisir esthétique, sans
incidence avec l'idéologie dont la subversion serait accidentelle et
négligeable. Il suffit pourtant de regarder le rire comme participant
à l'intelligence du texte pour prendre en compte les conséquences
philosophiques de la charge comique. Nous venons de voir que le premier
chapitre emploie le rire comme une sollicitation de la subversion pour
disqualifier certains textes sacrés - en l'occurrence, ceux de
St Jean et de Shackerley - dont une vérité absolue est
extraite pour construire des dogmes théologiques. Le rire est profane et
désacralise la gravité de la matière religieuse par
l'absurde ou le ridicule : par exemple, Sanchez dont la gesticulation frise le
grotesque ou l'aberrante authenticité du manuscrit de Shackerley. Saisi
dans un contexte donné, le rire réduit ses cibles à des
rêveurs ou à des rêveries, privés d'autorité
et de toute crédibilité, tandis que la stratégie
discursive profite des procédés intertextuels pour ridiculiser
l'exégèse biblique qui y recherche des systèmes
métaphysiques1. Et si l'ouvrage de Mirabeau nous
50 - Au commencement était le Verbe
paraît si curieux, c'est en partie à cause de
ces balancements ironiques articulés par des illustrations
érotiques ; d'ailleurs, le nom même de l'ouvrage, Erotika
Biblion, contient toute cette équivocité. En grec
?ñùôéêÜ
âéâëßïí, le titre peut
être traduit de deux façons différentes en
déplaçant le sujet suivant l'ambivalence de la morphologie
nominative : soit De l'Erotisme dans les livres, soit Le Manuel
d'érotologie. Il y a subversion des matières
sérieuses par la sexualité dans les deux cas, mais la
ressemblance des sujets ne fonde pas la même intention : dans le premier
cas, c'est une recherche du plaisir tournée comme une réflexion
métalittéraire, tandis qu'il s'agit d'un enseignement, d'une
méthode presque, dans le deuxième. L'hybridité est
unifiée autour du pouvoir subversif de la matière érotique
; l'ouvrage peut traiter des deux sujets à la fois1, mais la
vocation à enseigner un savoir d'érudition se concilie mal avec
l'apparente ignorance du grec dont témoigne l'erreur colportée
par l'édition princeps portant le titre Errotika
Biblion2, et qui se vérifie sur le manuscrit
trouvé par Jean-Pierre Dubost avec un titre orthographié de la
main de l'auteur, Errotikos Biblion3. Peut-être
écrit à l'aveugle, le titre est toutefois stratégiquement
provocateur, car l'attention a été portée sur les
sonorités ; tout en se référant par consonance au livre
par excellence, la Bible, il suppose, par l'usage du grec, un discours
d'érudition autour de la sexualité. Pour un titre, une telle
économie de mot, inhabituelle pour l'époque, implique la
prétention d'englober largement son sujet, et évoque ainsi un
défi d'érudition. S'il y a eu lapsus, il a néanmoins
été assez heureux pour conserver l'équivocité d'une
seule et même idée ; à savoir, l'articulation de la
sacralité avec la sexualité dans une subversion
métalittéraire.
Notre étude stylistique profite de l'emploi de
l'ironie pour dégager plusieurs intentions possibles de
l'écriture. Aussi, nous avons montré que la première
intention de Mirabeau est de dégager matière à
hybridité - entre recherche et enseignement de la sexualité, non
sans subversion des raisonnements exégétiques employés -
dans les ouvrages lui servant d'inspiration pour les traiter de façon
à démontrer l'incompétence et l'absurdité des
interprétations religieuses. L'ironie savante se situe entre
fictionnalité et rationalité et concourt aux besoins de la
démonstration qui a besoin de preuves et de
on peut lui reprocher d'avoir omis la seconde bête ;
soit par crainte de rendre la métaphore avec le mari cocufié
moins pertinente, soit par une connaissance approximative des textes
évoqués.
1 En plusieurs endroits, Mirabeau décrit
des pratiques sexuelles avec une certaine précision et non sans
coloration érotique ; par exemple, le chapitre « Le Thalaba »
contient à la fois les observations des incidences de l'onanisme sur le
corps et l'esprit et des propositions pour y remédier par
l'intermédiaire d'une pratique sexuelle relatée dans ses moindres
détails : « [...] la fille adepte évite d'abord avec le plus
grand soin de toucher les parties de la génération [...] ».
Cf, « Le Thalaba », Errotika Biblion, `Åí
?áéñ? ??ÜôÞñïí,
Abstrusum excudit, À Rome, de l'imprimerie du Vatican, ed. cit,
page 77.
2 Tout est dans le titre, Errotika Biblion,
`Åí ?áéñ?
??ÜôÞñïí, Abstrusum excudit, À
Rome, de l'imprimerie du Vatican, ed. cit.
3 Erotika Biblion, édition
critique par Jean-Pierre Dubost, éd. cit, page 167. Jean-Pierre Dubost
précise dans la notice du manuscrit qu'une phrase estropiée en
grec est mise en exergue sur la première page. Pratiquement illisible,
Jean-Pierre Dubost la retranscrit ainsi : ?óðåñ
ô?í êüíéí
íüæï? ï?ôù êá?
öáýëïõ? ôñõö?
êõêëåé, « De même que le
vent du Sud fait tournoyer la poussière, de même la luxure fait
aussi tournoyer les vauriens », trad. Jean-Pierre Dubost,
ibid.
Ironie savante - 51
faits pour paraître crédible. Or, l'inspiration
de Mirabeau est si riche et éclectique que la disposition dans laquelle
il a composé son ouvrage se devait d'être efficace et
économe afin d'articuler le plus rapidement possible son appareil
bibliographique avec les besoins de la démonstration. Sans
énoncé clair d'une thèse initiale, nous avons vu toutefois
que son objectif est d'aller droit au but ; il remet en question les
conventions fondant l'autorité des magistères en faisant
lui-même usage de leurs raisonnements pour en montrer toute
l'absurdité. Les modalités d'expression qu'il utilise pour les
subvertir le situe dans la veine de Voltaire, et son intention dans celle des
Lumières. La cohérence de son ouvrage se situe dans la subversion
générale de ce type de raisonnements ; dans l'absolu, nous
pourrions donc qualifier l'Erotika Biblion de singeries des
commentaires bibliques s'il n'y avait ce projet anthropologique correspondant
à ses traités politiques qu'il enracine dans un rapport
sexualité-spiritualité. La suite de notre travail s'attache
à découvrir la cohérence philosophique de son ouvrage
à travers des conceptions anthropologiques élaborées.
C'est un travail d'orfèvre, puisque Mirabeau s'est résigné
à la désinvolture ; la plupart du temps, il abandonne abruptement
son raisonnement, et bâcle ainsi la fin d'un chapitre. Non sans raisons,
Jean-Pierre Dubost rapproche la désinvolture de Mirabeau de celle de
Diderot ou de Voltaire, mais pour remarquer qu'il « ne sait pas aussi bien
qu'eux ne pas finir.1 » À la décharge de
Mirabeau, l'inscription d'un rapport sexualité-spiritualité dans
un projet anthropologique n'est pas une tâche aisée, surtout pour
quelqu'un dont l'éducation religieuse pourrait laisser à
désirer2.
Avant d'entamer l'étude entre la sexualité et
le projet anthropologique, on propose une lecture métaphorique de
l'oeuvre. Bien qu'on ignore si Mirabeau avait bien eu l'intention de faire
apparaître une métaphore coïtale au sein de son premier
chapitre, nous la reproduisons ci-dessous en la définissant comme une
stratégie d'invention. Comme nous allons le voir, cette image de la
sexualité ne concerne et n'est visible que par certaines
catégories de lecteur ; c'est la raison pour laquelle nous la qualifions
comme une possible stratégie d'invention. Nous la mettons à part,
mais nous considérons tout de même que ce développement
à sa place dans l'étude stylistique que nous avons
proposée.
|
|