Ordre et unité d'ensemble
Plus qu'un aperçu de son contenu, il fallait une
synthèse des onze chapitres de l'Erotika Biblion pour y trouver
un lien, la cohérence poursuivie par Mirabeau afin d'ordonner et
d'unifier son oeuvre. Notre ouvrage de référence étant
l'édition princeps, le douzième chapitre « Zonah
»1 publié par Jean-Pierre Dubost est absent de notre
étude ; il n'a jamais été terminé. L'Erotika
Biblion est un ouvrage inachevé. Sa logique de composition,
l'ordonnément des chapitres peut en souffrir ; aussi, nous nous
appliquons consciencieusement à pointer les difficultés pour
établir son ordonnément. Plutôt que d'en proposer un seul,
nous en abordons plusieurs possibles. Aussi, il faut dire que l'absence du
dernier chapitre n'ampute rien à la cohérence
générale de l'oeuvre. Pris à part, un chapitre est
significatif de lui-même, et ensemble, ils concurrent à une seule
et même démonstration joignant la libération sexuelle au
bonheur, à l'accomplissement propre. Même si cette partie de notre
travail fait office d'une présentation de l'oeuvre et de son contenu,
l'objectif de notre synthèse n'est pas seulement d'être un point
de départ à une étude stylistique, elle permet aussi une
meilleure compréhension de l'ouvrage. En dégageant plusieurs
logiques de composition, nous considérons plus sûrement sa
richesse, ses équivocités, son unité stylistique et sa
charge ironique, subversive et dissonante.
Résumés des chapitres
Nous avons, autant qu'il se peut, adopté un esprit
synthétique et objectif. Certains chapitres souffrent d'un manque de
cohérence d'ensemble, et nous avons fait l'effort de la
démêler en reconstruisant la hiérarchie des
éléments significatifs en son sein. Il est vrai que cette
hiérarchisation peut être contestée, car Mirabeau n'insiste
parfois pas autant sur ceux que nous mettons en avant. De
1 Aucune correspondance au terme, sinon
æþíç (zone, ceinture) ; par
métonymie, Jean-Pierre Dubost propose ventre. Ce court chapitre
n'a qu'une poignée de pages qui traitent des plus célèbres
courtisanes grecques. Voy. Erotika Biblion, édition critique
par Jean-Pierre Dubost, éd. cit, note 143, page 141.
18 - Au commencement était le Verbe
plus, il se donne rarement la peine de lier les
éléments introductifs avec les conclusions en fin de chapitre,
tant la cohérence doit lui paraître évidente. Or, le manque
d'évidence est justement le problème dont souffrent toutes les
lectures qui se sont essayées à synthétiser, voire
à résumer, l'oeuvre. Mais nous montrons de la cohérence
par notre reconstruction des chapitres. Cette hiérarchie fonctionne dans
la mesure où la disposition des éléments en fonction de
leur importance idéologique dans la démonstration, ne souffre pas
d'autocontradiction.1
« Anagogie » (1er
chapitre, 20 pages) : Du grec, ?íá (en haut) et
?ãùã? (conduite), par extension recherche du
sens mystique. Un manuscrit antique découvert à Herculanum
[contextualisation historique ; #177; 33 lignes], raconte la
révélation de Shackerley, un voyageur visitant Saturne. Le
manuscrit est daté d'un millénaire avant la venue du Christ
[contextualisation mythique ; #177; 22 lignes]. Après la description de
la planète [#177; 26 lignes], des observations astronomiques [#177; 47
lignes], et de l'anneau de Saturne [#177; 62 lignes], le discours
réfléchit le crédit des révélations
anagogiques par analogie avec les croyances aveugles en l'Apocalypse
et d'autres textes anciens, dont les traductions incertaines peuvent
nourrir des fantasmes mystiques et produire des interprétations
farfelues. La juste appréciation du texte de Shackerley est impossible
puisqu'en l'occurrence, les conséquences des effets de la pesanteur
[#177; 48 lignes] et la perfection du peuple saturnien [#177; 85 lignes] sont
incompréhensibles car ils sont hors de nos sens, hors de notre
entendement, et ne constituent pas un idéal adéquat et
désirable pour le genre humain. Le chapitre se finit sur la consistance
du bonheur absolu de l'être saturnien [#177; 45 lignes], et l'auteur
propose la traduction du manuscrit de Shackerley à l'Europe savante
[#177; 12 lignes]. Ce chapitre interroge la consistance du progrès et de
la perfectibilité pour l'humanité au regard des inventions
utopiques et incompréhensibles décrivant des êtres parfaits
et perfectionnés n'ayant aucun rapport avec l'homme.
« L'Anélytroïde »
(2nd chapitre, 12 pages) : Du grec, á
privatif, ç euphonique,
?ë?ôñïí (étui, fourreau),
åéäïò (forme ou idée), la
femme sans vulve. Les métaphores bibliques souffrent d'un manque de
cohérence relatif aux connaissances limitées des peuples de
l'Antiquité, à l'état de leur représentation
scientifique du monde [#177; 54 lignes]. Vu la physique surannée des
Écritures, on peut supposer que Dieu a suppléé ce
défaut en dotant l'homme de la science pour qu'il saisisse davantage
l'essence divine du monde [#177; 44 lignes]. Ceux qui repoussent les
connaissances produites par la
1 Pour bien montrer nos coupures du texte, nous
avons indiqué le nombre de ligne [entre crochet] que nous
synthétisons en quelques phrases. Le sigle `#177;' signifie « plus
ou moins » et concerne la partie du résumé qui le
précède. Nous avons aussi indiqué le nombre de page et les
traductions des sous-titres au début de chaque chapitre, et notre phrase
conclusive traduit l'intention générale. L'ouvrage adopté
pour l'ensemble de ce travail est l'édition princeps,
Errotika Biblion, `Åí ?áéñ?
??ÜôÞñïí, Abstrusum excudit, À
Rome, de l'imprimerie du Vatican, MDCCLXXXIII. Cote Enfer 1286 de la
Bibliothèque Nationale de France. Toutes les références
aux pages données dans le corps du texte renvoient exclusivement
à cette édition. Nous avons adopté cette procédure
pour l'ensemble du mémoire afin de limiter les notes de bas de page et
d'en fluidifier la lecture.
Ordre et unité d'ensemble - 19
science sont à l'origine des problèmes
interprétatifs qui persistent sur l'Écriture [#177; 58 lignes].
Pour illustrer ces problèmes, le discours commente la Création et
démontre l'androgénie d'Adam [#177; 38 lignes]. Cette
interprétation est ensuite appuyée par des traditions
païennes et adamites, qui ont adopté cette croyance et dont les
membres se sont constitués en sectes qui ont longtemps perdurées
[#177; 50 lignes]. L'équivocité de certains passages bibliques
permet de douter de la volonté de Dieu. C'est pourquoi la condamnation
de certaines pratiques sexuelles jugées non naturelles peut être
remise en question ; à savoir la question des femmes privées de
vulve qui pourraient tout de même procréer par la parte poste
[#177; 44 lignes]. Comme la science confirme la possibilité de
procréer par ce biais, on en conclut que cette pratique sexuelle, bien
que non naturelle, rentre dans les vues de Dieu [#177; 8 lignes]. Ce chapitre
montre les problèmes de l'interprétation biblique lorsque la
lecture est bornée à des préjugés et
aveuglée par des bienséances ; il affiche une sorte de
positivisme qui insère la science dans les vues de Dieu.
« L'Ischa » (3ème
chapitre, 10 pages) : De l'hébreu, femme. L'éducation
des femmes laisse à désirer alors qu'elles équivalent les
hommes dans les domaines intellectuels. Elles souffrent d'un
préjugé constitué en un rapport de force, le droit du plus
fort, et de l'influence des systèmes politiques et des religions [#177;
39 lignes]. Pourtant les livres saints montrent la femme comme une
créature parfaite dont la beauté équivaut à un don
du ciel, un chef d'oeuvre de la Création [#177; 15 lignes]. Pour
retrouver les traces d'une égalité primitive, le discours
contextualise la Création en insistant sur les ressources
mobilisées par Dieu lors de la confection de l'homme [#177; 34 lignes].
Comme celle de la femme n'advient que lorsque l'homme a reçu son esprit,
sa condition raisonnable, la femme apparaît comme l'aboutissement des
facultés intellectuelles [#177; 35 lignes]. La femme jouit d'une place
universelle dans toutes les religions ; elle est une divinité partout
adorée, révérée et crainte [#177; 38 lignes]. Son
succès s'explique par un culte plus appréhendable que le culte
d'un Dieu supputé masculin, car la consistance de son être, de sa
nature, les façons de l'adorer et l'étendue de ses pouvoirs
souffrent d'une trop grande complexité conceptuelle [#177; 40 lignes].
Face à de telles difficultés, certaines interprétations
religieuses ont conçu la possibilité de conférer le sexe
féminin à l'Esprit Sain [#177; 25 lignes]. Pour adorer et honorer
Dieu plus facilement, il faudrait trouver le moyen de revêtir la vertu
des charmes de la beauté afin d'inciter les hommes à l'exercer
[#177; 14 lignes]. Ce chapitre tend à démontrer que le culte de
Dieu est compliqué à appréhender comparée aux
divinités féminines, tant sa nature est éloignée de
la condition humaine.
« La Tropoïde »
(4ème chapitre, 12 pages) : Du grec,
ôñüðïò (direction), d'où
genre de vie, moralité d'un peuple. Les lois de Moïse nous
permettent de comparer les moeurs des hébreux avec les nôtres,
aussi elles montrent que ce peuple est loin de l'exemplarité
enseignée par les sermonneurs [#177; 24 lignes]. Une loi est relative
aux moeurs, car elle en vise les corrections ; son but est d'instaurer
1 Lettre du 9 novembre 1780, Musée
Arbaud, fonds Mirabeau, n°72 ; cf. Erotika Biblion,
édition critique par Jean-Pierre Dubost, éd. cit, note 43, page
126.
20 - Au commencement était le Verbe
un sentiment du devoir qui se présente comme l'opinion
assimilant l'intérêt particulier à l'intérêt
général [#177; 30 lignes]. Les moeurs sont relatives à
l'esprit national qui n'est rien d'autre que la considération de la
vertu dans la société, selon le caractère des
administrateurs [#177; 32 lignes]. Elles sont relatives à la nature du
gouvernement et à l'influence de ses lois : la république a
besoin de bonnes vertus et doit développer l'esprit
d'austérité garantissant de bonnes moeurs ; la monarchie
limitée a plus besoin de liberté que de vertu, et doit
développer l'esprit de concorde pour préserver les moeurs des
excès ; la monarchie absolue n'a besoin ni de l'un, ni de l'autre, et
doit développer l'esprit de désinvolture pour corrompre les
moeurs [#177; 25 lignes]. Le Lévitique décrit les moeurs
corrompues des Juifs en dévoilant leurs maladies
vénériennes, leurs pratiques de reproduction et la consistance de
leurs plaisirs charnels [#177; 70 lignes]. Assisté par la superstition,
ce genre de pratique perdure encore dans certaines cultures [#177; 33 lignes] ;
mais elles ne le sont plus dans celles où elles ont été
réglementées [#177; 45 lignes]. Pour conclure, il vaut mieux
réguler ces pratiques pour les résorber plutôt que de les
interdire [#177; 20 lignes]. Ce chapitre accuse les effets néfastes de
la superstition, et propose le schéma d'une théorie politique
capable de réguler les moeurs afin d'en suppléer les
défauts ; la première condition pour appliquer ce schéma
est donc de tolérer les moeurs initialement dissolues afin de les
corriger.
« Le Thalaba »
(5ème chapitre, 16 pages) : Aucune correspondance au
terme, mais une lettre de Mirabeau adressée à la Fage, mari de
Julie, et relevée par Jean-Pierre Dubost1 démêle
un peu de sens : « Y célébrez-vous les boules chinoises et
tout cet art du Thalaba dans lequel elle est si adepte ? »
L'éducation physique, par extension l'institution sportive, est
indispensable pour maintenir de bonnes moeurs car l'exercice physique
répond aux besoins du corps et de l'âme, et lisse les
aspérités entres les âges et les classes sociales [#177; 35
lignes]. La disparition de ces institutions explique l'attention grandissante
aux désirs et l'éloignement des préoccupations moralement
vertueuses ; alors l'homme, être doué d'imagination, a su
développer ses plaisirs, notamment ceux qui se servent de l'instinct de
propagation sans égard pour ses fins naturelles - la propagation -, et
ce, malgré la tradition, le culte, les lois, tous les remparts
élevés pour éviter les dérives [#177; 34 lignes].
Parmi celles-là, on peut expliquer l'onanisme par le goût de la
provocation, le cynisme qui se vêtit des moeurs naturelles dans une
société raffinée, ou par la force de la superstition
[#177; 27 lignes]. Transporté en-dehors de l'intimité conjugale,
la masturbation a des conséquences qui conduisent à la suffisance
de soi, à l'isolement, et par extension au pacifisme [#177; 41 lignes].
Dans la Bible, l'exemple d'Onan donne d'autres causes à cette
pratique : la crainte des maladies vénériennes, ou de donner la
vie à des êtres dans des circonstances malheureuses [#177; 42
lignes]. Ces derniers cas devraient rendre la morale indulgente à
« L'Akropodie »
(7ème chapitre, 15 pages) : Du grec,
á?ñïò (extrémité) et
ðïóè? (pénis),
Ordre et unité d'ensemble - 21
l'égard de la masturbation, car elle n'est pas
dangereuse tant qu'elle se borne à la crainte d'un mal plus grand.
D'ailleurs, les pratiquants en sont les seuls malheureux, et cela ne cause pas
de mal physique [#177; 34 lignes]. Mais lorsque le goût s'en mêle,
la crainte devient un besoin, puis une habitude, ou pire, une passion qui peut
dégénérer en fureur causant des ravages sur les organes et
l'imagination [#177; 35 lignes]. Cherchant à satisfaire ce besoin tout
en limitant les excès, les deux sexes se sont mutuellement aidés
en créant un art, le Thalaba, qui prévient la fureur et ses
dommages [#177; 47 lignes]. Mais cet art requiert des conditions
préalables : un certain perfectionnement propre et un tempérament
paisible [#177; 73 lignes]. On en conclue qu'une pratique sexuelle - bien que
détournée des fins de la nature - peut
dégénérer le genre humain, mais peut aussi être
utile à la morale lorsque les excès sont prévenus par un
art. Donc il n'y a pas de mal absolu ; il faut éviter les nuisances
[#177; 21 lignes]. Ce chapitre montre le rôle des arts et des
institutions lorsque les autres remparts sont méprisés par les
passions ; il questionne aussi le fondement absolu de la morale et
établit son impuissance à rendre l'homme vertueux.
« L'Anandryne »
(6ème chapitre, 18 pages) : Du grec,
?íáíäñïò (sans
époux, sans virilité), veuve, tribade. On peut
supputer l'androgynie primordiale d'Adam par l'existence antérieure
d'êtres hybrides qui, connaissant un plaisir illimité, ne se
préoccupaient que de leur jouissance ; pour éviter qu'ils
dépérissent, Dieu sépara les sexes et limita le plaisir
[#177; 42 lignes]. Cette opération divine est attestée par
Moïse, Platon, Louis Leroi, Antoinette Bourignon et surtout par l'exemple
vivant d'un moine auvergnat possédant les deux sexes [#177; 89 lignes].
Toutefois, il faut faire la distinction entre l'androgyne véritable et
l'hermaphrodite - invention grecque d'un être réunissant la
perfection des deux sexes - qui par la suite, s'est révélé
dans le tribadisme [#177; 39 lignes]. Vestige du dédoublement divin, le
tribadisme a été élevé dans les institutions de
Lycurgue afin d'enseigner l'art d'aimer aux femmes. Son but était
qu'elles en usent avec leur mari une fois mariées, et que ceux-ci
reconnaissent qu'il y a du bien à aimer [#177; 39 lignes]. La tribade
est faite pour aimer ; c'est la leçon du malheur de Sapho qui abandonna
ses conjointes qu'elle aimait pour s'épandre dans l'amour ingrat de
Phaon [#177; 27 lignes]. À Rome, le collège des Vestales
empêchait ces femmes d'aimer l'homme en échange des
prérogatives politiques ; et comme il s'agit de leur nature, elles
devaient recourir à la tribaderie pour assouvir leur raison d'être
[#177; 58 lignes]. La tribaderie peut avoir des effets curatifs ; mais aussi
négatifs, comme le montrent les tristes exemples des couvents où
les nonnes finissent par se blesser [#177; 51 lignes]. On trouve toute sorte de
sérail de tribaderie à travers le monde ; ils offrent des
spectacles charmants à la vue des hommes influents qui eux, profitent
des charmes d'un certain degré de perfection [#177; 59 lignes]. Ce
chapitre tend à démontrer que l'amour pour son prochain est au
centre de la Création, et se présente comme un primat divin
à cultiver pour se perfectionner.
« Kadhésch »
(8ème chapitre, 15 pages) : De l'hébreu,
saint. Pour que les lois soient respectées,
22 - Au commencement était le Verbe
circoncision. La nature détermine le bien par
le beau, car ses créations contiennent les agréments pour la
reproduction de l'espèce [#177; 19 lignes]. Mais ce principe est
altéré par les passions, les moeurs et le climat. Dans un climat
chaud, la passion se fait excitation, et soumet les habitants à un
désir aveugle et dévorant, tandis que les habitants des climats
froids sont plus réfléchis, et la passion sera plutôt
l'affaire de l'éducation que du cri impérieux de la Nature. Le
rapport bien et beau de la nature peut aussi être contrarié par la
main de l'homme, notamment par les conséquences de l'industrie humaine
[#177; 23 lignes]. Par exemple, les capitales, en concentrant les foyers et une
grande activité humaine au même endroit, changent les climats ;
alors, les progénitures de ses habitants sont plus nubiles qu'ailleurs.
Par conséquent, les corps des jeunes filles se développent
précocement à cause de l'exercice hâtif des facultés
intellectuelles. Ce développement soudain ne se fait pas sans
inconvénients moraux que l'on pourrait résorber par une
éducation nationale bien pensée [#177; 27 lignes]. Si l'on
éduque davantage la femme - être éminemment sensible et
perfectible -, on pourrait influencer indirectement les moeurs masculines. Il
faudrait les rendre plus belles, plus propres à épanouir le
désir plutôt que de les laisser à elles-mêmes, cibles
des inquiétudes, de la culpabilité, mères de l'accablement
stérile ; et si cette éducation atteint son but, on pourrait dire
que la volupté est le mobile de l'espèce humaine [#177; 44
lignes]. Mais pour établir cette morale appuyée sur des
fondements physiques, il faut combattre les préjugés et les lois
coercitives et despotiques qui entravent la libération sexuelle. Car
l'homme a toujours voulu tout ordonner, tout diriger en perdurant un
héritage législatif d'un autre Âge ; l'une de ses
illustrations les plus singulières est la circoncision [#177; 20
lignes]. Certains peuples ont observé, à juste titre, cette
pratique à des fins hygiéniques ; mais d'autres l'ont
établi comme un précepte divin perpétué à
travers les Âges [#177; 42 lignes]. Et ce, jusqu'à nos jours car
on continue de voir le prépuce comme l'incarnation du
péché originel ; et on se questionne sur les raisons qui en
excluent les femmes, ainsi que sur les problématiques
qu'entraînent la conversion d'un juif apostat étant
déjà circoncis par mesure hygiénique. Tous ces
questionnements ont eu leur lot de démonstrations et
d'expérimentations farfelues [#177; 113 lignes]. D'ailleurs, on observe
des spécificités particulières à cette pratique
dans chaque culture ; mais l'irritation est l'une des conséquences
observables de la circoncision. Pour s'en accommoder, les Juifs et les
Israélites ne portaient pas de culottes, mais la Bible indique
qu'on les priait de s'équiper d'un chauffoir lors des
cérémonies, afin d'éviter les désagréments
esthétiques d'une quinte aigüe et impulsive [#177; 36 lignes]. Au
reste, la Bible réserve bien d'autres surprises sur
l'héritage moral d'un autre monde dont les traditions perdurent de nos
jours [#177; 33 lignes]. Ce chapitre regarde les obstacles à
l'établissement d'une morale établie sur les beautés
charnelles, et montre, qu'à cause des préjugés, on lui en
préfère une autre établie sur des traditions
obscènes.
Ordre et unité d'ensemble - 23
il leur faut être compréhensibles, transparentes
et évidentes ; car l'influence d'une loi sur le peuple dépend de
la sagesse qui l'a dictée. Plus leur influence est grande, plus elles
sont respectées, et plus le gouvernement est aimé du peuple ; il
y aurait alors moins besoin de châtiment et de menace sur le peuple qui
augmenterait leur crainte et leur défiance du gouvernement [#177; 40
lignes]. Rien ne sert d'imposer la volonté du législateur par la
force, il suffit d'accepter les hommes tels qu'ils sont pour les rendre tels
qu'ils doivent être ; car le gouvernement modèle les hommes en
leur donnant le sentiment du devoir. Il reste justement des traces des devoirs
archaïques qui ont survécu au temps et aux moeurs : notamment ceux
sur le mariage et la stérilité [#177; 29 lignes]. Les
gouvernements antiques amputaient des droits aux célibataires, car les
législateurs tels que Moïse, Platon, Lycurgue, les Egyptiens et les
Romains faisaient de la propagation de l'espèce, leur priorité.
Ils suivaient la vue de Dieu qui était, en ces temps-là, en
adéquation avec celle de la nature [#177; 59 lignes]. Malgré
leurs directives, l'amour des jeunes garçons commençait à
naître - probablement à cause de l'impuissance, une
permissivité de la nature -, et ils adaptèrent alors la loi pour
le punir d'infamie, et chassèrent les impuissants hors des
sociétés. Réduits à cette situation, les hommes
expulsés se soumirent à des mortifications pour s'assujettir
à la volonté des autres, et trouvèrent alors leur place
dans la société ; tant et si bien qu'une conséquence de
l'impuissance devint une habitude propagée par le despotisme [#177; 50
lignes]. Dans les états policés, on a perfectionné cette
pratique de façon à créer plusieurs sortes d'eunuques pour
assouvir les passions de quelques individus [#177; 48 lignes]. Comme d'autres
pratiques qualifiées de péché contre nature -
c'est-à-dire non-participatives à la propagation de
l'espèce -, elle ne se heurte pourtant pas aux vues de Dieu. La sodomie
par exemple, a été nécessaire à la lignée
génitrice de Jésus : la destruction de Sodome entraîne la
naissance incestueuse de Moab qui participera indirectement à la
naissance du Christ [#177; 41 lignes]. Aussi le goût de la
pédérastie était très répandu dans le monde,
au point que la nature créa des êtres à queue par un
prolongement du coccyx [#177; 50 lignes]. La pédérastie est
toujours bien présente, notamment à Paris, autour d'une charte
qualitative allouant une valeur échelonnée aux individus qui en
font profession [#177; 40 lignes]. Ce chapitre distingue la
pédérastie naturelle - c'est-à-dire efficiente selon
l'impuissance initiale -, d'un goût pédéraste né
d'une trop grande rigueur législative. Il montre aussi que les voies de
Dieu évoluent, alors que l'appel de la nature reste inchangé.
« Béhémah »
(9ème chapitre, 15 pages) : De l'hébreu,
bestialité. Les passions de l'amour peuvent conduire l'homme,
être infiniment sensible et perfectible, à la copulation avec la
bête ; il serait absurde de définir la nature de cette force comme
purement physique alors que l'aspect moral est si vivement engagé [#177;
26 lignes]. D'ailleurs, on ne peut pas expliquer physiquement cet attrait pour
la bête car on ignore les différences entre les sexes, et encore
moins celles entre les animaux et les hommes ; toutefois, on remarque que les
produits de l'accouplement de deux espèces présentent une
24 - Au commencement était le Verbe
physionomie hybride. On pourrait peut-être
définir la spécificité de l'humanité sur la
bête si l'on recherche dans les productions semi-humaines, les limites de
la tolérance de la nature, à savoir, le mélange monstrueux
qui garderait la capacité de se conserver et de se reproduire [#177; 36
lignes]. On sait que la différence entre l'homme et la bête tient
à l'âme, mais on ne connaît ni son emplacement, ni sa
nature. La seule chose assurée est son existence ; aussi, elle constitue
un indicateur d'altération et de dégradation pour guider
l'observation des progénitures monstrueuses [#177; 62 lignes]. Et pour
considérer l'âme de ces êtres, il ne faut pas étudier
leur faculté de penser, car la sensibilité est chose commune, et
la participation de l'âme à l'élaboration de la
pensée la rend difficilement distinguable ; il faut plutôt la
rechercher dans leur caractère, en regardant les émotions qui se
marient le mieux à leur physionomie. Car l'animal a un caractère,
et il peut être bon ou mauvais. Il est impossible de dire que les
bêtes étaient ainsi lors de la Création - car les
créations de Dieu ne peuvent être que bonnes -, tout comme il est
absurde de leur supposer un péché originel pour expliquer leur
cruauté naturelle [#177; 60 lignes]. On voit que la distinction entre
l'homme et la bête ne peut pas être réalisée
théoriquement en recherchant l'origine de l'âme, car ceux qui s'y
sont essayés souffraient de facteurs déterminant leur
pensée, comme le climat, leur constitution corporelle, leur nourriture,
etc... Il faudrait donc éduquer les progénitures monstrueuses
pour observer leur degré de raison [#177; 42 lignes]. De nombreuses
autorités témoignent de l'existence de ces progénitures,
telles que l'Écriture, la culture grecque, les apôtres, et des
voyageurs qui certifient l'existence des satyres, des centaures, des
pygmées, de certains singes humains, etc... [#177; 53 lignes] Hier
encore, on trouvait de nouveaux spécimens ; il subsisterait même
une contrée africaine où les copulations bestiales se
perpétuent, offrant là-bas le laboratoire idéal pour mener
les expériences de croisement [#177; 37 lignes]. On peut aussi se
tourner vers les Pyrénées françaises où les bergers
poursuivent ces pratiques [#177; 20 lignes]. Ce chapitre montre que la nature
ne peut pas soutenir un principe moral puisqu'elle tolère les
progénitures monstrueuses. Toutefois, les êtres hybrides se
présentent comme un moyen de perfectionner la nature de l'homme
grâce à une meilleure connaissance des spécificités
de l'âme humaine sur la bête.
« L'Anoscopie »
(10ème chapitre, 13 pages) : Du grec,
?íù (supra) et ó?ïðåù
(je contemple), la divination, la prédiction
prophétique. L'ignorance et la nature superstitieuse des hommes se
présentent comme de sûrs moyens de les tromper [#177; 21 lignes].
L'Écriture met en garde contre les devins, les charlatans, qui, en
asseyant leur pouvoir sur les esprits influents, abusent de la
crédulité superstitieuse des hommes pour se proclamer
interprètes divins [#177; 50 lignes]. Le peuple juif a eu affaire
à beaucoup de charlatans. Il pullulait parmi eux des prophètes
dont l'influence politique faisaient des envieux ; si bien que n'importe qui se
faisait prophète s'il savait faire quelques prodiges et quelques effets
sur les esprits. À leur guise, ils créaient de nouveaux dieux
pour renverser les
Ordre et unité d'ensemble - 25
anciens [#177; 31 lignes]. Si maintenant nous pouvons
éclairer la consistance de leurs faux miracles et les reproduire
grâce à la science, il ne faut pas pour autant perdre la foi, car
nous risquerions la colère de Dieu [#177; 25 lignes]. Parmi les
manoeuvres des charlatans figure l'histoire curieuse des Jésuites
envoyés en Chine : prêchant la véritable foi, ils furent
mis au défi d'invoquer la pluie par le Roi de Golconde. Sous la menace
d'une exécution prochaine, ils s'apprêtaient à partir
lorsque l'un d'entre eux prédit la pluie grâce aux
conséquences rhumatiques de sa vérole ; ils furent ainsi
sauvés et rallièrent le pouvoir royal à leur cause [#177;
166 lignes]. Cette société a d'ailleurs une longue histoire
concernant la syphilis : elle intrigue pour que le nom de son remède
soit chaste, lui consacre des messes pour la guérison, et certains
casuistes l'intègrent même dans les oeuvres divines [#177; 41
lignes]. Les Jésuites sont prêts à tout pour se faire les
serviteurs d'une mauvaise idée de Dieu ; en témoigne le
comportement lascif d'un novice qui forniquait avec un juif pour le convertir
[#177; 22 lignes]. Ce chapitre dévoile la façon dont la
superstition et l'ignorance permettent aux charlatans qui se disent
interprètes divins, d'assujettir un pouvoir politique à leur
cause. Il montre aussi que les progrès de la connaissance peuvent
distinguer les faux des vrais miracles, mais ils présentent aussi le
risque de perdre la foi en Dieu.
« La Linguanmanie »
(11ème chapitre, 19 pages) : Du latin,
lingua (langue) et du grec, ìáíßá
(fureur), rendre furieux par la langue. Le fard langagier cache
les désirs primitifs. Les subtilités du langage sont nées
d'une imagination débridée, déréglée faisant
de la femme un objet de fantasme ; elles traduisent la pudeur,
phénomène artificiel d'institution humaine fait de retenue et de
contrariété au désir naturel [#177; 51 lignes]. Pourtant,
le désir charnel est au nombre des impulsions naturelles ; en
conséquence son fonctionnement est assimilable à la faim,
à la soif, au sommeil, etc... Une privation trop longue de jouissance
dégénère en rage, et produit des excès, tels que la
nymphomanie et la mentulomanie1. Les femmes y sont plus sujettes que
les hommes car l'organisation interne masculine est plus souple et leur
évolution sociale moins exigeante [#177; 31 lignes]. La nymphomanie
n'est pas née d'une prédisposition physique ou d'une
fréquente démangeaison de la vulve. La manie réside dans
l'esprit ; elle enflamme les sens et amène l'individu à des
comportements extrêmes pour la satisfaire [#177; 33 lignes].
Différente de la recherche ordinaire du plaisir, la manie n'obéit
pas directement à l'instinct naturel ; elle est produite par
l'échauffement de l'imagination, jusqu'à en devenir insatiable.
De plus, les femmes qui en sont atteintes perdent leurs grâces naturelles
et agissent contre leur nature [#177; 34 lignes]. La manie n'est donc pas
naturelle, bien qu'elle présente des similitudes avec la
lubricité. De nature différente, la lubricité obéit
à l'instinct, tandis que la manie est une explosion résultant
d'une conduite trop réglée pour satisfaire les désirs
irrésistibles [#177; 54
1 Peut-être un terme inventé par Mirabeau
qui est le pendant masculin de la nymphomanie.
26 - Au commencement était le Verbe
lignes]. Rien de tel pour prévenir l'explosion que
l'exercice physique. À cette fin, les Anciens avaient pourvu leur
gymnastique d'exercices destinés aux deux sexes. Mais ils devinrent
très vite des compensations à la sévérité et
à l'austérité des corps politiques ; ils
évoluèrent en foyer de dégénérescence morale
[#177; 34 lignes]. Ces institutions étaient protocolaires et proposaient
toutes sortes de services étudiés selon la lascivité des
goûts et des plaisirs de chacun ; mais elles n'en demeuraient pas moins
artificielles. Des civilisations entières se sont adonnées
à ce genre d'institutions, tantôt par délire religieux,
tantôt par mesure sanitaire [#177; 77 lignes]. La notoriété
de ces pratiques faisait le caractère distinctif de tout un peuple. On
inventait des mots descriptifs pour remonter leur origine qu'on retrouve
aujourd'hui dans nos archives et dans notre langage commun [#177; 48 lignes].
Ce chapitre insiste sur la nocivité de la sévérité
des corps politiques et des effets de la civilisation sur les moeurs : la
moindre emprise despotique sur elles les détermine à
dégénérer. Que ces moeurs soient bridées ou
encouragées, elles échapperont à la juste mesure et
présentent le risque d'être échauffées
jusqu'à la manie.
Les chapitres sont structurés de la même
façon, mis à part le premier « Anagogie ». Leur
introduction évoque la construction d'un projet anthropologique dont les
lois, les institutions et la législation sont pensées pour
réguler, voire diriger les goûts et les moeurs d'un peuple. Au cas
par cas, les introductions des chapitres ne démontrent pas la même
chose : « L'Anélytroïde » est la démonstration
d'une meilleure connaissance de Dieu par le savoir, par la science, et non par
les interprétations anagogiques ; « l'Ischa » est la
démonstration de la perfection divine et effective de la femme ; «
La Tropoïde » est la démonstration d'une meilleure
évolution des moeurs lorsque le législateur a
régulé plutôt qu'interdit certaines pratiques avilissantes
; Le « Thalaba » est la démonstration d'une meilleure
régulation des moeurs par des pratiques physiques ; « L'Anandryne
» est la démonstration que l'amour est la seule volonté, et
apparaît comme l'unique commandement divin ; « L'Akropodie »
est la démonstration que le bien est déterminé
naturellement par le beau ; « Béhémah » est la
démonstration que l'amour est une force morale, et pas seulement
physique ; « L'Anoscopie » est la démonstration que les
erreurs et l'ignorance des hommes proviennent d'artifice maquillant les
motivations naturelles.
Cohérence idéologique
Visiblement, l'ouvrage ne procède d'aucun ordre
logique. Le classement des chapitres n'est pas alphabétisé ;
leurs noms en grec et en hébreux nourrissent l'hermétisme, et
leur traduction en français ne peut être que périphrastique
et équivoque. On pourrait presque avancer l'hypothèse que
l'organisation de l'ouvrage entretiendrait une tradition
ésotérique l'affiliant à la Kabbale puisque
l'argumentation ne se concentre que sur l'Ancien Testament. Comme le
premier chapitre relate une
Ordre et unité d'ensemble - 27
utopie, un idéal révélé à
la manière d'un conte, on peut considérer que les autres
chapitres se présenteraient comme des argumentations visant à
prouver que, à l'instar des Saturniens, « tous les êtres sont
entre eux dans un flux perpétuel ». D'ailleurs, Jean-Pierre Dubost
établit toute son analyse sur ce possible ordonnément ; il
postule que le premier chapitre « Anagogie » contient le principe
idéologique, la clef de la compréhension de l'oeuvre. Il soutient
donc que Mirabeau s'inspire de la formule de Buffon « tout est en flux
perpétuel », pour la tordre sérieusement en « tous les
êtres sont entre eux dans un flux perpétuel (de jouissance)
», fixée comme l'axiome d'un absolu de jouissance, primordial et
divin, soutenant un principe de volontariat vertueux qui fonderait le projet
anthropologique de Mirabeau.
[...] il faut, pour mesurer pleinement l'enjeu de la
stratégie herméneutique de Mirabeau, la replacer dans la logique
profonde de ce culte à la volonté et de l'énergie, de
cette quête à la volupté et d'intensité de vie qui
commande chez lui la passion amoureuse et le plaisir des sens
[...].1
Jean-Pierre Dubost insère la jouissance en tant
qu'articulation axiomatique et systémique, procédant d'un
déterminisme primordial sexuel, pour relever la construction
idéologique de l'ouvrage. Mais c'est à titre d'exemple
que Mirabeau illustre le flux perpétuel dans lequel baignent les
Saturniens avec les jouissances d'Alphée et d'Aréthuse [«
Anagogie » ; page 19], et non comme un principe absolu ; de plus, le
récit de Shackerley est placé sous l'égide des
Académies italiennes que l'on retrouve dans De la Charlatanerie des
savans ; par Monsieur Menken avec des remarques critiques de différents
auteurs2. Une charlatanerie, c'est-à-dire une fumisterie
; la charge ironique n'est pas si équivoque pour qu'on puisse situer les
principes idéologiques de Mirabeau dans ce premier chapitre. Nous
parlerons de l'ironie dans un prochain chapitre et nous avancerons par ailleurs
d'autres éléments qui proposeraient une lecture inverse du
chapitre « Anagogie » dans lequel, au contraire, les formes
d'inspiration exégétiques seraient rejetées justement
parce qu'elles confèrent à l`absolu un principat axiomatique et
systémique. Quoiqu'il en soit, le premier chapitre pourrait
procéder d'une articulation idéologique qui ordonnerait le reste
de l'ouvrage ; et comme il s'agit de rechercher l'ordonnément logique,
nous le laisserons de côté dans un premier temps pour rechercher
dans les autres une continuité idéologique indépendante.
Pour l'heure, disons simplement que si Mirabeau avait clairement formulé
sa thèse dès le départ, nous aurions trouvé
promptement de l'ordre à son ouvrage. Qui plus est, cette composition
n'est pas le fruit du hasard, elle relève d'une logique
précisée et élaborée par l'auteur ; en
témoigne une note de sa main en marge du titre « Ischa » dans
le
1 Erotika Biblion, édition critique
par Jean-Pierre Dubost, éd. cit, page 17.
2 De la Charlatanerie des savans ; par Monsieur
Menken avec des remarques critiques de différents auteurs, Mencke
Johann Burchard et Van Duren, Chez Jean Van Duren, 1721.
28 - Au commencement était le Verbe
manuscrit retranscrit par J.P Dubost qui stipule « Il faut
mettre l'Ischa à la suite de l'Anélytroïde
»1.
Organisation thématique
Les principaux thèmes de l'Erotika Biblion
sont l'androgynie d'Adam (trois chapitres : «
L'Anélytroïde » [II], « l'Ischa » [III] et «
L'Anandryne » [VI]), l'éducation des femmes (quatre chapitres :
« L'Ischa » [III], « Le Thalaba » [V], « L'Anandryne
» [VI] et « L'Akropodie » [VII]) et la perfectibilité
(leitmotiv de l'ouvrage, mais il est particulièrement traité dans
trois chapitres : « Anagogie » [I], « L'Anandryne » [VI] et
« Béhémah » [IX]). L'androgynie primordiale,
l'éducation des femmes et la perfectibilité se présentent
comme trois grands thèmes intimement liés ; ils
établissent un fil idéologique qui conduit à la
réflexion d'un système anthropologique censé parfaire une
société. Remarquons que Mirabeau dessine cet idéal par la
négation, car il révise les maux de l'humanité
plutôt qu'il n'établit l'axiologie absolue d'une
société parfaite. Sa réflexion n'est donc pas utopiste,
ses propos visent à corriger les vices soulevés et d'en montrer
les causes selon ses recherches dans les mythologies et cosmogonies
religieuses.
La structure type que l'on retrouve dans chaque chapitre,
introduit un système anthropologique, le justifie ensuite par une
lecture originale des textes sacrés et se conclut par réflexion
sur les maux qui découlent d'interprétations différentes
de ces mêmes textes. Mirabeau recherche une sagesse spirituelle
axée sur la sexualité et ses articulations
diégétiques dans les écritures sacrées ; puis, il
les utilise pour illustrer et justifier la section du système
anthropologique évoqué en début de chapitre. Au cas par
cas, les introductions des chapitres démontrent différentes
subdivisions du même système, corrélées dans une
relation à la sexualité :
I. « L'Anélytroïde »
affirme que la meilleure connaissance de Dieu se trouve dans le savoir, dans la
science, et non dans les interprétations anagogiques. La condamnation
des pratiques anales est née d'une erreur théologique, car la
médecine soutient la possibilité de procréer par la
parte poste [page 35].
II. « L'Ischa » soutient que la
femme est le chef d'oeuvre de la création divine. La fontaine Canathus
au Péloponnèse restituant la virginité perdue illustre la
puissance des divinités féminines capables d'outrepasser les lois
naturelles [page 45].
III. « La Tropoïde »
démontre que l'évolution des moeurs est bien meilleure lorsque le
législateur a régulé plutôt qu'interdit certaines
pratiques avilissantes. En témoignent certains passages du
Lévitique qui relatent des pratiques sexuelles pernicieuses
n'existant plus aujourd'hui [page 57].
IV. « Le Thalaba » précise
que la régulation des moeurs doit se faire par l'éducation du
corps. Le Thalaba se pratique à deux partenaires ; sensuel et
voluptueux, il satisfait les goûts sexuels sans dénaturer le corps
et l'esprit [page 77].
1 Note a de la page 41, Erotika
Biblion, édition critique par Jean-Pierre Dubost, éd. cit,
page 147.
Ordre et unité d'ensemble - 29
V. « L'Anandryne »
élève l'amour à un commandement divin. Les vestales,
tribades et autres femmes ont été éduquées pour
pratiquer l'amour ; leurs accouplements sont autant de spectacles sublimes dont
la fureur est de nature divine [page 99].
VI. « L'Akropodie » atteste que le
bien est déterminé naturellement par le beau. Il n'y a donc
pas besoin d'ordonner et de diriger la vie des hommes selon des lois
archaïques comme la circoncision. L'expérience des PP. Conning et
Coutu en illustre l'absurdité [page 113].
VII. « Kadesch » indique que les
lois prédisposent au sentiment du devoir, mais elles ne dissipent
pas les goûts naturels des hommes. Par exemple, les lois
archaïques sur le mariage n'ont pu empêcher l'amour des jeunes
garçons que la nature a développé dans des êtres
à double queues [page 133].
VIII. « Béhémah »
avance que l'amour est une force morale, et pas seulement physique. Comme il
est impossible de concilier la regrettable copulation de l'homme et la
bête avec l'attrait divin de l'amour, il faut étudier les
progénitures monstrueuses pour en tirer les caractères
spécifiques de l'âme humaine [page 147].
IX. « L'Anoscopie » établit
que les fausses croyances des hommes proviennent
d'erreurs théologiques impardonnables, des interprétations
volontairement trompeuses des écritures sacrées. Les
Jésuites par exemple, ont consacré la syphilis car elle leur
permit d'échapper au bûcher alors qu'ils propageaient la foi [page
166].
X. « La Linguanmanie »
dénonce les termes trompeurs du langage qui dénaturent les
motivations de l'humanité. Plus on invente des termes pour
préciser des pratiques sexuelles précises, plus l'objectif
sacré de la reproduction est dénaturé [page 189].
La structure type et l'ordre des chapitres participent
à une cohérence générale. On peut discerner deux
groupes de chapitre dont les éléments discursifs se
répondent et se complètent, formant ainsi deux continuités
idéologiques qui se recoupent dans une conception de la sexualité
à la fois naturelle et divine :
- « L'Anélytroïde » [II], « La
Tropoïde » [IV], « Le Thalaba » [V], « L'Anoscopie
» [X] et « La Linguanmanie » [XI] : La véritable
connaissance de Dieu se trouve dans les permissivités de la nature [II]
qui contient un ensemble de lois déterminant les moeurs des hommes [IV].
On peut corriger les moeurs par l'exercice du corps à travers la
sexualité [V], et non par l'élaboration d'une morale chagrine
inventant des termes [X] pour masquer les motivations naturelles de l'homme
[XI].
- « L'Ischa » [III], « L'Anandryne »
[VI], « L'Akropodie » [VII], « Kadesch » [VIII] et «
Béhémah » [IX] :
La beauté de la femme est une consécration
divine [III] ; et puisque la Nature détermine le bien par le beau, elle
participe activement à la reproduction [VI]. La beauté inspire
l'amour, unique commandement divin [VII], qui mène à la vertu
[VIII] ; la physionomie se présente dès lors comme une force
morale [IX].
Bien sûr, pour opérer ces rassemblements, nous
avons réduit les chapitres à leur quintessence ; leurs propos ont
plus de consistance. Notons tout de même que la sexualité
apparaît comme étant à la fois un facteur de
progrès, un moyen de perfectionner l'humanité, mais aussi comme
l'injonction primordiale de Dieu. Selon ce rassemblement, les chapitres sont
entres-mêlés. Aussi, il met en évidence que
l'enchaînement des chapitres est thématique selon un type de sujet
; par exemple,
30 - Au commencement était le Verbe
« L'Akropodie » [VII] et « Kadesch »
[VIII] sur le rôle et l'administration des lois, ou bien «
L'Anoscopie » [X] et « La Linguanmanie » [XI] sur les tromperies
dont les hommes sont victimes. Ces enchaînements sont perceptibles, mais
ils ne peuvent unifier les propos de l'ouvrage. De plus, cette possible
structuration souffre d'une synthétisation trop lourde pour rendre
compte à la fois de l'unité du chapitre, mais aussi de l'oeuvre.
Car, en considérant ces sujets comme des thèmes dont le
développement structure l'ouvrage, on n'expliquerait pas
l'entremêlement voulu par Mirabeau qui place «
L'Anélytroïde » avant « L'Ischa » sinon en
considérant l'attention que Dieu porte à la femme comme un
thème alors qu'il s'agit seulement d'un élément discursif
revenant ponctuellement. Toutefois, il existerait un possible fil conducteur
qui débuterait avec le chapitre que nous n'avons pas
évoqué.
L'Articulation autour du premier chapitre, « Anagogie
»
Seul chapitre privé de la structure type, «
Anagogie » apparaît comme un chapitre important ; non seulement il
présente beaucoup de singularités sur les autres, mais surtout il
introduit l'esprit de l'ouvrage. Il décrit une société
saturnienne dont les êtres possèdent des sens inconnus à
l'espèce humaine, les rendant ainsi extraordinairement
perfectionnés. Ce chapitre introduit le thème du
perfectionnement, de sa mise en oeuvre, d`un certain idéal, de son lien
relatif avec les circonstances naturelles dans lesquelles un être vivant
évolue. En admettant que le discours porte sur le perfectionnement tout
au long de l'ouvrage, le premier chapitre est assurément celui qui
présente une société aboutie et enviable ; et cela va sans
dire que Mirabeau épargne la société saturnienne alors
qu'il stigmatise les aspérités de beaucoup de civilisation dans
les chapitres suivants. Si le perfectionnement est un fil conducteur possible,
l'ordre des chapitres peut être étudié pour tracer son
évolution. Cette lecture est proposée par Jean-Pierre Dubost qui
voit dans « Anagogie » l'annonce du développement de
l'androgynie dans les chapitres suivants ; il réduit donc la question de
la perfectibilité à l'aspiration d'un transformisme originel.
Le mythe saturnien par lequel le traité débute
[« L'Anagogie »] est celui d'un Eden érotique, et il
prélude en tant que tel au mythe antique de l'androgyne, qui est
développé dans le chapitre suivant [«
L'Anélytroïde »].1
L'androgynie primordiale, ces êtres à double
sexes qui vivaient dans les transports de la jouissance ont subi
l'opération de la séparation. Mirabeau le concevrait comme un
modèle de perfection. Il s'agirait alors de comprendre l'ouvrage comme
une tentative d'identifier les moyens favorisant l'avènement du
transformisme originel. Pour ce faire, il faudrait, comme les saturniens,
entretenir le contact permanent au plaisir afin que les sens,
démultipliés et renforcés par la Nature du fait de
cette
1 Erotika Biblion, édition critique
par Jean-Pierre Dubost, éd. cit, page 13.
Ordre et unité d'ensemble - 31
utilisation, permettent d'accéder à de nouvelles
jouissances. Cette lecture fait de la jouissance un facteur de
perfectionnement. Et puisque « la perfectibilité de l'homme se
mesure en toutes choses à son degré de proximité ou
d'éloignement par rapport à la Loi du plaisir »1,
le projet anthropologique se résumerait à un utilitarisme
prévenant les instincts primaires en les satisfaisant avant qu'ils
n'apparaissent ; étrange conception de la vertu.
Il est difficile de soutenir que la structure de l'oeuvre est
exclusivement pensée autour de l'androgynie adamique, car elle n'est
traitée que dans trois chapitres ; de plus, Mirabeau ne présente
l'androgynie comme modèle de perfection à aucun endroit.
Jean-Pierre Dubost établit son interprétation en observant que le
métamorphisme des saturniens dans « Anagogie » annonce
l'androgynie d'Adam reprise dans le chapitre suivant, «
L'Anélytroïde ». Nous avons déjà souligné
le problème que représente l'unification de l'oeuvre par des
thèmes spécifiques. Et si l'argument saturnien annonce
l'androgynie d'Adam, il y aurait alors un système d'annonce d'un
chapitre sur l'autre, argumentant et approfondissant les éléments
utilisés pour les mêler à d'autres, et repris
eux-mêmes ensuite dans les chapitres suivants. On aurait une sorte de
chenille argumentaire où un élément serait investi dans un
chapitre, puis repris dans un autre. Vu les résumés que l'on a
fait de chacun des chapitres, il apparaît rapidement que ce n'est pas le
cas. Et même si des éléments sont effectivement
traités en plusieurs endroits, tels que l'androgynie adamique et les
êtres au double sexe, ce n'est pas dans un enchaînement visant la
démonstration de leur perfection. D'ailleurs, le support biblique
déployé dans l'ouvrage ne concourt pas à disserter autour
de l'androgynie2, Mirabeau le présente comme vrai et
validé par des référents non cités et à
peine évoqués, puis l'approfondit dans le système
anthropologique évoqué au début de ces chapitres. À
ce sujet, son interprétation des Écritures est dans la filiation
d'une vieille tradition rabbinique, son explication des termes uir et
uira en témoigne, mais il donne une référence en
latin qu'il attribue aux Septante [« L'Ischa », page 43], et ne
l'appuie qu'avec un texte, Le Banquet, et un référent,
Moïse [« L'Anandryne », page 85]. La structure de l'Erotika
Biblion n'est pas assimilable à une démonstration en
chaîne de l'androgynie ; bien que ce thème soit majeur, il fait
néanmoins partie d'une chaîne qui disserte la question de la
perfectibilité (car nous devons dissocier la question de la
perfectibilité du métamorphisme adamique pour éviter un
raccourci qui tromperait sérieusement la philosophie de Mirabeau) et de
l'éducation de la femme. Ce sont deux éléments
quantitativement traités tout autant et qui ne sont pas
hiérarchiquement distingués au sein de l'ouvrage.
Pour compléter l'étude d'une structure à
partir du premier chapitre, voyons le mythe de
1 Idem, page 15.
2 Voy. la retranscription des évocations et
allusions des chapitres « L'Anélytroïde », « L'Ischa
» et « L'Anandryne » que nous avons indexée ; «
Évocations et allusions à un intertexte foisonnant », annexe
I.
32 - Au commencement était le Verbe
l'androgynie comme un Eden perdu, prenant « Anagogie
» comme point de départ d'une idéologie. La
Genèse est abondamment citée (11 fois), surtout au
début de l'ouvrage - « L'Anélytroïde » [II] et
« L'Ischa » [III] rassemblent 7 citations de la Genèse
-. Puis le texte évolue avec des citations du Lévitique
(19 fois) en majorité disposées au quatrième chapitre
(« La Tropoïde » [IV] en compte 14 à lui seul).
L'appareil discursif suit la structure de la Bible. Le monde saturnien
serait analogue à l'Eden perdu de la Genèse si l'on
regarde l'évolution des citations. Mais la suite de l'ouvrage ne
confirme pas la formation de cette structure ; on s'y attache effectivement
à joindre la sexualité avec un projet anthropologique, mais sans
tenir compte des propriétés saturniennes, sans regarder comme
possible l'avènement de cet Eden perdu dont on pourrait retrouver les
prémices grâce à la révélation de Shackerley
sur Saturne. D'ailleurs le titre du chapitre « Anagogie » renvoie aux
lectures des textes sacrés qui tireraient une consistance du monde de
l'invisible, souvent ramené aux délices du paradis, et que l'on
peut connaître grâce à une complète dévotion
aux dogmes et préceptes du Magistère. Mais Mirabeau
n'évoque pas la société saturnienne comme une
récompense posthume : l'intelligence du texte veut que Shackerley soit
revenu vivant de son voyage saturnien pour le décrire à ses
semblables.
On peut aussi considérer l'analogie structurelle entre
la Bible et l'Erotika Biblion à partir d'une
historicité partagée. Si l'Écriture est construite comme
une perspective chronologique de l'Histoire qui commence par la
Genèse et finit par l'Apocalypse, rien de tel dans
L'Erotika Biblion qui se présente comme une suite de
dissertations dont les liens, le fil d'Arianne, tiennent à des
éléments qui se retrouvent engrangés les uns à la
suite des autres. Si Mirabeau avait voulu donner une envergure biblique
à son ouvrage, il l'aurait doté d'une structure similaire
à son entendement de la Bible justement faite
d'historicité comme le souligne Charles Hirsch à propos de
l'interprétation du mythe adamique.
Selon Mirabeau, pour qui le texte de la Genèse
est manifestement doté d'historicité, le chapitre II [de la
Bible] n'est autre que la suite du récit
commencé au chapitre premier.1
Il ne faudrait pas forcément comprendre «
Biblion » comme l'indice du modèle sur lequel l'ouvrage a
été composé. Même si le premier chapitre montre des
particularités structurelles qui ne se trouvent pas dans le reste de
l'ouvrage, c'est un récit, un conte, la fiction y est
revendiquée2. Et c'est aussi le seul chapitre dont le titre
renvoie à un type de raisonnement religieux. Il introduit non pas un
modèle de perfectionnement à atteindre, mais plutôt une
relecture des textes sacrés, de ses procédés
1 Erotika Biblion, dans OEuvres
érotiques de Mirabeau, collection L'Enfer de la Bibliothèque
Nationale, Fayard, 1984, note B, page 483.
2 On retrouve les particularités du
roman-mémoire, très répandu au XVIIIe
siècle, notamment le topos du manuscrit trouvé comme un
procédé littéraire visant à crédibiliser,
voire légitimiser le récit fictionnel à la première
personne.
Ordre et unité d'ensemble - 33
hermétiques et exégétiques et une remise
en question des dogmes religieux dont la vocation est de guider les hommes.
Comme l'intention et la problématique de l'Erotika
Biblion ne peuvent pas être dégagées à partir
de sa structure, il faut s'en tenir à l'observation que les chapitres se
répondent et peuvent être regroupés en deux parties. De
même, leur ordonnément peut être scindé en plusieurs
parties selon des thèmes spécifiques, ou par des
enchaînements argumentatifs approfondissant le système
anthropologique. La juste dimension de l'ouvrage est difficile à cerner
; aussi, nous démontrons, dans les chapitres suivants, les raisons de
notre préférence pour une relecture des textes sacrés
plutôt que le développement d'une philosophie axée sur la
jouissance.
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