Nous avons dit que Mirabeau recherche l'harmonie, mais il
s'agirait maintenant de bien définir le Souverain Bien vers lequel tend
sa société idéale. Rappelons qu'il y a un lien de
nécessité entre le beau et le bien. Les vues de la nature sont
belles, car elles sont bonnes ; et si elles sont bonnes, c'est parce qu'elles
sont belles. C'est le principal axiome de Mirabeau sur lequel s'étend sa
conception anthropologique et son projet politique. Mais la Nature supporte
difficilement toutes sortes de conceptions sur la moralité ; c'est la
loi du plus fort qui prime. De même, nous avons vu que les lois pouvaient
interdire le mal, mais non pas l'empêcher. Et les forfaits non soumis
à la justice sont autant d'infractions qui ne seront jamais punies.
À noter que Voltaire traite de ce problème dans son
Dictionnaire philosophique avec l'article « Bien (Souverain bien)
», d'ailleurs situé sur le même feuillet que l'article «
Bêtes » que Mirabeau aurait pu détenir lors de la conception
de l'Erotika Biblion.
Une Utopie évolutive - 129
Nous avons la belle fable de Crantor : il fait
comparaître aux jeux olympiques la Richesse, la Volupté, la
Santé, la Vertu ; chacune demande la pomme. La Richesse dit : «
C'est moi qui suis le souverain bien, car avec moi on achète tous les
biens. » La Volupté dit : « La pomme m'appartient, car on ne
demande la richesse que pour m'avoir. » La Santé assure que sans
elle il n'y a point de volupté, et que la richesse est inutile. Enfin la
Vertu représente qu'elle est au-dessus des trois autres, parce qu'avec
de l'or, des plaisirs et de la santé, on peut se rendre très
misérable si on se conduit mal. La Vertu eut la pomme. La fable est
très ingénieuse, mais elle ne résout la question absurde
du souverain bien. La vertu n'est pas un bien, c'est un devoir ; elle est d'un
genre différent, d'un ordre supérieur. Elle n'a rien à
voir aux sensations douloureuses ou agréables. L'homme vertueux avec la
pierre et la goutte, sans appui, sans amis, privé du nécessaire,
persécuté, enchaîné par un tyran voluptueux qui se
porte bien, est très malheureux ; et le persécuteur insolent qui
caresse une nouvelle maîtresse sur son lit de pourpre est très
heureux.
Si la vertu n'est pas une valeur absolue et
détachée du reste, elle reste un principe de fonctionnement
social qu'il faut encourager pour établir une société
idéale. Le bonheur et le malheur, ramenés ici à des cas de
conscience, ne suffisent pas à l'encourager car elles ne fonctionnent
pas sur le principe de la récompense.
Aux yeux de Mirabeau, le principal et unique bien, de nature
divine et naturelle est la liberté de procréer. Il ramène
le mal moral à une invention imaginée par les rigoristes, et le
mal physique, à un argument fantoche qui prouverait l'existence du mal
moral. Par exemple, l'onanisme si décrié par les sermonneurs,
n'est pas un mal car « il n'y a point eu de mal physique à ce
penchant, et la morale en certains cas aurait pu lui montrer quelque
indulgence. » [« Le Thalaba » ; page 73]. Ce que Mirabeau
appelle « morale » n'est encore que l'idée que se font les
hommes de la morale, mais elle n'est aucunement la volonté divine. Il a
réduit à un principe unique afin de ne pas s'en encombrer : Mal
est ce qui nuit... à la conservation de l'homme aux yeux de Dieu. S'il
s'agit bien d'un principe divin, il ne répond pas aux problèmes
des hommes qui veulent s'établir en société.
Le principe général et peut-être unique
de morale, est que mal est ce qui nuit. L'adultère n'est pas si
loin de la nature, et est un beaucoup plus grand mal que l'onanisme.
Celui-ci ne saurait être dangereux qu'à la jeunesse, quand il
altère sa santé ; mais il peut souvent être très
utile à la morale ; la perte d'un peu de sperme n'est pas en soi un plus
grand mal, n'en est pas même un si grand que celle d'un peu de fumier qui
eût pu faire venir un chou La plus grande partie en est destinée
par la nature même à être perdu. [« Le Thalaba » ;
page 79]
En définitive, le mal physique que Mirabeau pourrait
admettre serait la dégénérescence liée à
l'inceste. Et dans l'exemple ci-dessus, l'adultère est mal lorsqu'il
nuit à son prochain, notamment s'il cause de la peine à son ou sa
partenaire. Il s'agit de la règle d'or adoptée à la fois
par les religions et par les morales athéistes ; on peut aussi bien la
traduire par « ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu'on
te fasse », ou bien dans une perspective plus chrétienne : «
aime ton prochain comme toi-même ». Cette piste, bien qu'elle ouvre
sur la notion de la réciprocité, ne nous permet pas
d'établir l'origine de la réflexion de Mirabeau. Admettons
seulement qu'il existerait un hiatus entre
130 - Le Léviathan
la morale humaine et la volonté divine à
résoudre, voire à théoriser dans l'Erotika
Biblion. Car Mirabeau ne disserte nulle part sur la
nécessité d'établir des règles morales pour une
société. Il faut donc rappeler que son projet se situe dans une
évolution, et qu'il regarde l'établissement d'une
société comme étant déjà
réalisé : les individus partagent à priori les mêmes
goûts pour les mêmes choses et c'est à ce moment que la
réflexion de Mirabeau prend du sens. L'utopie de Mirabeau n'est donc pas
absolue, autonome et détachée de l'Histoire.
On peut aisément partir du principe que Mirabeau pense
sa société idéale en vue du bonheur. Mais en ne
théorisant pas les comportements amoraux pouvant
déséquilibrer la société, il partirait du principe
que l'homme heureux est vertueux, que la femme pourrait éduquer l'homme
à aimer son prochain et quand bien même un homme voudrait nuire
à son prochain, il n'aurait pas l'énergie suffisante pour mettre
en péril l'ordre et l'harmonie. Sa perspective diachronique le pousse
à étudier la pérennité de certaines
sociétés, et l'amène à conclure que les erreurs ne
perdurent pas dans le temps. Par conséquent, l'amoralité ne
serait pas un problème dans la mesure où la volonté divine
ne permettrait pas qu'elle perdure. Il ne ressent donc pas le besoin de
construire la morale de sa société idéale puisqu'elle est
suppléée par la loi naturelle et la volonté divine.
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