Il est difficile de définir la confession de Mirabeau
après la lecture et l'étude de l'Erotika Biblion.
Mirabeau est croyant, peut-être un théiste comme Voltaire.
L'idée de l'âme, de l'immortalité et de Dieu implique un
schéma politique universel, car tout le monde pense que Dieu et
l'âme existent. Ce sont ces constations qui poussent Mirabeau à
recevoir ces croyances comme vraies et avérées. Comme le maintien
de l'ordre nécessite que tout le monde veuille participer à la
société, il ne faut pas qu'elles se contredisent ou rejettent les
croyances étrangères. On peut d'ailleurs regarder de près
son sermon sur St Paul1 comme un texte inspiré
prônant la tolérance.
Peut-être Mirabeau cherche-t-il à prouver que
Dieu existe ? Il ne serait passé ni par le raisonnement, ni par les
supputations métaphysiques, mais par la nécessité
d'admettre son existence en vue de produire une société
idéale pour le bien de tous. Par cette proposition, il théorise
une société, un projet anthropologique qui répondrait aux
besoins de tous les peuples pour tous les temps. S'il faut composer avec la
Bible et les confessions qui y sont tirées, alors pourquoi ne
pas s'en servir ? Mirabeau tire de la Bible des preuves que les moeurs
et les goûts ont évolué, et ce, grâce à la
législation. Finalement, il cherchait à adresser son projet
à l'universalité : il a pensé que la sexualité et
la spiritualité sont deux domaines partagés par tous et que, par
conséquent, son ouvrage parlerait à n'importe quel lecteur.
Il ne faut pas non plus oublier que, tout comme son roman
pornographique Ma Conversion, l'Erotika Biblion est un texte
non fini. Nous avons décelé des problèmes avec la fiction
: elle est rarement assumée sinon Mirabeau aurait écrit une
utopie. Et il a préféré l'argumentation à la
fiction pour présenter ses théories. En revanche, ses traductions
des textes latins et ses traités politiques ont bien été
finis ; l'Erotika Biblion étant un assemblage, on pourrait
penser que Mirabeau avait dans la perspective d'écrire une fiction en
premier lieu, puis qu'il se serait détourné de ce projet
littéraire. Il faut d'ailleurs rappeler que le premier chapitre, «
Anagogie », nuit à la cohérence de son essai ; c'est le seul
chapitre qui commence par une fiction ; c'est aussi le seul où son
projet anthropologique n'est pas présenté et il n'y articule pas
la démonstration à ses traités politiques. Peut-être
que sa pensée n'était pas encore mûre et qu'elle
était en train de se faire. C'est pourquoi l'ouvrage nous semble si
désordonné et qu'il a pu l'écrire en quelques semaines
seulement : il n'est pas fini. En outre, l'intérêt de cet ouvrage
est d'éclairer la pensée de Mirabeau, ses articulations, ses
axiomes, ses raisonnements et ses argumentations qui ont peut-être
accompagné le tribun lors de ses discours à l'Assemblée
Nationale, neuf ans plus tard. Aussi, ce texte présente en brut,
plusieurs procédés de création bien
1 Un Sermon inédit de Mirabeau sur la
nécessité de l'autre vie, volume 31, Revue des Deux mondes,
1916.
132 - Conclusion
visibles car l'intention d'écriture flotte encore et
ne paraît pas viser un but bien défini. Bien que l'exercice de
lecture en soit freiné, l'ouvrage aurait toute sa place dans un corpus
dédié aux études génétiques en
littérature. Car on peut facilement y trouver un réseau
intertextuel que le dispositif énonciatif et éditorial tort,
subvertit, et détourne de leur visée initiale. On peut donc
apprécier, à la fois la compréhension de Mirabeau des
textes et idéologies de son temps, mais aussi sa considération
sur ses propres textes et sur la façon dont il les intègre aux
courants de pensée contemporaine ; et ce, grâce à sa
volonté de retourner les textes contre ceux qui l'ont écrit avec
leurs propres raisonnements. C'est particulièrement significatif au
premier chapitre « Anagogie ».
Pour rester dans la comparaison entre ses propres ouvrages,
on peut rapporter l'Erotika Biblion à Ma Conversion.
Les points significatifs sont nombreux : au début de son roman, sa
lettre à Satan montre que plus personne n'a plus peur de l'enfer, de la
punition et du péché, et finalement de Dieu. On retrouve un Dom
Juan qui provoque Dieu : c'est le retour à un libertinage intellectuel.
Le seul effroi véritable se situe dans le passage où le
Père Ambroise énonce les conséquences de l'irrespect des
religions et des punitions temporelles qui attendent l'athée. C'est
d'ailleurs la seule occurrence de la tradition de l'imposture des religions
dans la production littéraire de Mirabeau.1 Or, la
nécessité de croire en Dieu et en l'âme est au carrefour
des conceptions anthropologiques, philosophiques et politiques de l'Erotika
Biblion. Bien qu'il ne reconnaissance que Dieu et l'âme ne sont rien
d'autre que l'idée de Dieu et de l'âme, il intègre ces
croyances comme un principe d'universalité, et regarde de même la
sexualité. Aussi, le péché est notion bien
commentée dans l'Erotika Biblion, et Mirabeau montre que ce
n'est qu'un manquement, et non pas une faute ; car il ne faudrait pas que la
loi du pouvoir temporel de l'Eglise remplace la loi du législateur. La
grande différence entre ces deux ouvrages vient du fait que le moteur de
la narration de Ma Conversion est l'argent2 : Auri
sacra fames, l'exécrable soif de l'or. On peut s'en étonner,
l'Erotika Biblion a été écrit seulement trois
mois après Ma Conversion, on ne peut pas y voir une
autocontradiction gratuite : l'épigraphe serait en complète
contradiction avec les propos de l'Erotika Biblion. Le protagoniste de
Ma Conversion n'est motivé que par l'argent ; il cherche donc
à se préserver. C'est la loi de la conservation qui rythme
l'ouvrage. Il visite tous les personnages féminins, des prototypes des
romans pornographiques d'époque (la dévote, la marquise, etc...),
et s'accouple avec elles selon l'importance de leur patrimoine. Or, comme nous
l'avons montré, la loi naturelle pour Mirabeau est la loi de la
propagation, la loi divine est la conservation de l'espèce. Le
protagoniste suivrait donc l'impulsion divine qui vise à se
1 Nous omettons volontairement tous les romans non
revendiqués par l'auteur dans sa correspondance et qui lui sont parfois
attribués.
2 Voy. la page de titre du Le Libertin de
qualité, ou Confidences d'un prisonnier au château de Vincennes,
Auri Sacra fames, écrites par lui-même, à Stamboul,
Imprimerie des Odalisques, 1784.
- 133
conserver plutôt que le désir de propagation
réservé pourtant exclusivement à l'acte sexuel ; ce qui
explique d'ailleurs pourquoi il n'a pas peur de finir en Enfer. Pourtant, la
juste punition pour Mirabeau consiste à le rendre sujet d'une maladie
vénérienne à la fin du récit, représentant
ainsi une sorte de justice divine. Toutefois, Ma Conversion est, comme
l'Erotika Biblion, un ouvrage non fini.
Pour revenir au processus de création de Mirabeau,
nous rappelons qu'il écrit à partir de fragments de texte car il
ne possédait que des oeuvres partielles. Il avait une
compréhension limitée de leur unité, de leur pensée
et de leur construction intellectuelle. Pourtant Mirabeau parvient à
produire une oeuvre plus ou moins cohérente et autonome. Il croyait que
son oeuvre échapperait à la censure car il pensait avoir
épargné la matière religieuse ; et il est vrai que sa
stylistique empêchait qu'il ne formulât explicitement des
thèses contraires à la religion. Sa force littéraire
réside justement dans sa dénonciation des grandes lectures des
textes sacrés qui aspirent aux vérités transcendantales et
absolues. C'est ce qu'on a pu lire dans le premier chapitre, « Anagogie
» : toute construction littéraire aspirant à une quelconque
autorité ne sera jamais audible et compréhensible. L'Erotika
Biblion représente tout l'inverse ; cet écrit est
parcellaire, informe, parfois bâclé, mais il n'est pas
incohérent. D'ailleurs, le titre, Erotika Biblion, que l'on
peut traduire par de l'érotisme dans le livre pourrait nous
donner l'image d'un corps : on prend les plus beaux morceaux des ouvrages qui
nous inspirent quelques idées et on les assemble pour former le corps le
plus séduisant possible. Chercher de l'érotisme dans les livres
se fait surtout par l'imagination, tel un rêve dont on prend autant de
plaisir à le produire qu'à le déchiffrer ; et il ne sera
peut-être jamais question de rendre l'Erotika Biblion uniforme
et entier. Tous ces morceaux de textes apparaissent comme autant de charme et
d'atout qui participent à la séduction générale. Et
si nous pouvons ramener le livre à la femme, Mirabeau nous dit bien que
seul le sot chercherait à décrire et énumérer tous
les charmes de sa belle1. Peut-être même que la
démarche initiale de Mirabeau ne serait pas dans la volonté
intellectuelle de situer ses idées philosophiques et politiques à
l'égard d'une sexualité et d'une spiritualité
exacerbées, mais plutôt dans la volonté d'atteindre un
plaisir de l'écriture, ou même de répondre à un
besoin d'écriture. Ce besoin ou ce plaisir d'écriture
consisterait à créer un texte à partir de petits fragments
d'autres textes pour nourrir le plaisir de penser, le plaisir d'imaginer, et de
créer du sens tout en donnant une vie et une visée propre aux
écrits des autres pour construire un dialogue, souvent tronqué ou
déformé. L'Erotika Biblion n'est peut-être
simplement qu'un jeu d'imagination qui ne serait pas sans rapport avec
l'érotisme.
1 « On ne calcule point les charmes qu'on adore ; on
s'enivre, on brûle, on les couvre de baisers ; ce n'est qu'alors qu'on
est intéressant ; la belle qui verroit compter par ses doigts les
attraits dont elle est ornée, prendroit le calculateur pour un sot,
& feroit elle-même une pauvre figure. » ; « L'Anandryne
», page 99, », Errotika Biblion, `Åí
?áéñ? ??ÜôÞñïí,
Abstrusum excudit, À Rome, de l'imprimerie du Vatican,
MDCCLXXXIII.
- Le Père Berrhuyer ; à propos de son accord
avec les Jésuites, de plus il accuse Luther et Isaac le
Maître de Sacy d'hérésie, idem.
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