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Etudes littéraires sur l’Erotika Biblion. Quand l’ironie sème le doute.


par Sylvain Haure
UNIVERSITE PAUL VALERY, Montpellier III - MASTER II Littérature française et comparée 2019
  

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La Femme et l'énergie

Les conceptions de Mirabeau sur la femme prennent une part importante dans son argumentation. Deux chapitres lui sont entièrement dédiés : « L'Ischa » [III] et « La Linguanmanie » [XI]. La femme, que Mirabeau conçoit comme un véritable vecteur d'énergie et de vertu pouvant éduquer l'homme, apparaît comme un élément central de vie sociale. Nous avons vu avec l'onanisme que le risque était que l'homme s'isole en satisfaisant ses besoins seul. La femme permet de contrer cet inconvénient et de faire en sorte que les goûts, en plus d'être partagés, soient pratiqués en société : nécessité première pour l'établissement d'une société.

Toujours est-il que la femme peut faire naître des fantasmes. L'interdit et les contrariétés seraient un foyer dangereux de déviance morale. L'idée de la jouissance attachée au fantasme est si puissante qu'elle pourrait pousser un être à se compromettre pour la satisfaire. Mirabeau problématise ces déviances comportementales en représentant les forces auxquelles est soumis l'individu qu'il ramène aux injonctions de la Nature et les interdits de la société. Il les comprend comme deux forces déterminant l'individu à l'action. Faux dilemme s'il en est : les lois de la société sont remplaçables, tandis que les lois de la Nature sont rigides. L'individu peut évoluer dans une société qui ne le dénaturerait pas outre mesure : son corps, réagissant comme une machine aux sensations qui l'environne, le rend universel et semblable à son prochain. Mirabeau prend acte du rôle uniformisateur des lois sociales, et les compare avec les lois naturelles pour expliquer la difformité des moeurs civilisés.

La machine humaine ne doit pas être plus réglée que l'élément qui l'environne ; il faut travailler, se fatiguer même, se reposer, être inactif, selon le sentiment des forces l'indique. Ce serait une prétention très absurde et très ridicule que de vouloir suivre la loi d'uniformité, et se fixer à la même assiette, quand tous les êtres avec lesquels on a des rapports intimes sont dans une vicissitude continuelle. Le changement est nécessaire, ne fût-ce que pour nous préparer aux secousses violentes qui quelquefois ébranlent les fondements de notre existence. [« La Linguanmanie » ; page 180]

La machine humaine est soumise à loi naturelle de l'attraction. Comme Mirabeau le dit bien, on ne peut pas lui obéir constamment. C'est une question d'énergie, et c'est la raison pour laquelle la loi naturelle est impropre pour fonder une société. Il lui faut être supplée par la loi humaine qui doit viser la vertu ; c'est-à-dire l'amour qui est par ailleurs le seul commandement de Dieu. Même si Mirabeau admet qu'une société pervertie peut exister si tout le monde partage le même degré de corruption et qu'un plus grand mal naîtrait si l'on forçait les individus à se comporter d'une façon contraire à leurs goûts et leurs moeurs, il y aurait une limite qui contrebalancerait les écarts et les débordements : c'est la limite de l'énergie. Pour canaliser cette énergie, la femme serait le moyen le plus sûr d'y parvenir. En inspirant l'amour, elle montre le bon et suscite donc nécessairement le bien. C'est la raison pour laquelle Mirabeau s'intéresse aux problèmes moraux que la masturbation peut

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engendrer et le rapport qu'il entretiendrait avec le sexe féminin.1 Pour illustrer les retombées morales que peuvent avoir la pratique, Mirabeau donne en note dans le chapitre « Le Thalaba », l'exemple du marquis de Santa-Cruz pour démontrer que la masturbation peut avoir quelques intérêts pratiques.

Le marquis de Santa-Crux [sic], par exemple, commence son livre de l'Art de la Guerre par dire : « Que la première qualité indispensable à un grand général, c'est de savoir se b...le v..., » parce que cela épargne dans une armée, et surtout dans une ville de guerre, tous les caquetages et les indiscrétions des femmes, qui finissent toujours par tout perdre. [« Le Thabala » ; note I, page 73]

On peut voir que la masturbation peut être une nécessité pour le bien de tous, comme l'est celle de ne pas se livrer à une espionne lors des transports nocturnes, ce qui mène tout droit la bataille du lendemain à sa perte. Notons que la commission de l'Index s'offusque de la référence en qualifiant l'anecdote de calomnie2, à raison, puisque selon Dubost, cette illustration est fausse car « il n'y a rien dans cet ouvrage [de Santa-Cruz] qui puisse être interprété en ce sens. »3 Autant la réflexion de Mirabeau est assez explicite, autant ses références souffrent, là encore, d'exactitude. Si cet exemple nous permet de bien concevoir les dangers que la masturbation préserve, on peine à comprendre l'utilité de calomnier une référence. Peut-être Mirabeau a-t-il voulu lier ensemble, l'ouvrage de guerre et l'Erotika Biblion avec le Dictionnaire philosophique ? Car il est étonnant de remarquer à ce propos l'exemple que donne Voltaire dans son article « Caractère ».

[...] Une de tes passions a dévoré les autres, et tu crois avoir triomphé de toi. Ne ressemblons-nous pas presque tous à ce vieux général de quatre-vingt-dix ans qui, ayant rencontré de jeunes officiers qui faisaient un peu de désordre avec des filles, leur dit tout en colère : « Messieurs, est-ce là l'exemple que je vous donne ? »

L'exemple est si semblable qu'on aurait du mal à s'empêcher d'y voir la même anecdote. Les deux auteurs parlent des passions dévorantes, mais Voltaire pense qu'on en triomphe rarement ; tandis que, pour Mirabeau, le législateur doit s'affranchir de la loi naturelle pour gouverner. Car il avance que les passions ont remplacé les vertus à cause de la disparition de certaines institutions entraînant le manque d'exercice physique pour consolider l'âme ; « il suit de là et de bien d'autres causes, que je ne prétends point énumérer, que nos passions, ou plutôt nos désirs et nos goûts (car nous n'avons

1 Nous avons abordé cette question sous un angle philosophique dans notre partie précédente avec l'exemple d'Hypparchia et de Diogène.

2 Cf. « Errotika Biblion », par Amadieu Jean-Baptiste et Mace Laurence, Les Mises à l'Index des Lumières françaises au XVIIIe siècle dans La Lettre clandestine, n°25, dirigée par Pierre-François Moreau et Susana Maria Seguin, éd. cit, page 27.

3 Note 48, page 127 de Erotika Biblion, édition critique par Jean-Pierre Dubost, éd. cit. L'ouvrage dont se sert Dubost s'intitule Réflexions militaires et politiques de Monsieur le marquis de Santa Cruz de Marzendo, traduites de l'espagnol, la Haye, Chez Jean Vau Duren, 1734 ; mais s'agit-il du bon titre ? Mirabeau parle de l'Art de la Guerre, et le traducteur affirme qu'il n'a rien changé au titre original, sinon l'ajout « Politique » au titre. Toutefois, si l'intention est de calomnier l'auteur, il paraît logique d'en maquiller les sources ; au reste, Santa Cruz, dans un alinéa au deuxième chapitre, parle bien des dangers qui arrivent lorsque les généraux mêlent les femmes à leurs plaisirs, mais rien sur la masturbation.

Une Utopie évolutive - 127

guères de passions), l'emportent, et de beaucoup, sur toute vertu morale » [« Le Thalaba » ; page 66]. C'est alors qu'intervient la femme, non seulement comme vecteur pour l'énergie, mais aussi comme garant moral, un guide vers la vertu, censé être parfait.

Il faut rappeler que Mirabeau comprend la femme comme le chef d'oeuvre de la Création.1 Il affiche une foi sans limite en la capacité de la femme pour mener l'homme sur le chemin de la vertu. Mirabeau voit un lien entre les êtres qui est naturel, beau et qui vise le bon. Il pense cette énergie amoureuse, cet éros, comme une mécanique capable d'élever à des idées philosophiques, sinon morales. Mirabeau se trouve dans la lignée du sensualisme pour qui les sens sont l'élément déclencheur d'une juste pensée, de l'apprentissage, de la connaissance, et par extension de la philosophie. Pour revenir à la question de la masturbation et de la femme, l'art du Thalaba, que nous avons vu plus haut, serait la solution que Mirabeau propose pour relier la dépense d'énergie, le renfort du lien social et la satisfaction de la loi naturelle. Mais il s'agirait d'une faculté purement féminine qui provoquerait le désir chez l'homme2. Il y a certes une dimension de plénitude dans cet acte lorsque la jouissance est atteinte, mais elle reste incomplète car il n'y a que l'homme qui jouit. Alors comment comprendre ce mécanisme qui défavoriserait un des deux sexes ? Cette distinction amènerait l'idée que l'homme est foncièrement mauvais et la femme bienfaisante. Si l'on ramène la question à l'énergie, la femme serait trop occupée à s'occuper de la procréation pour faire le mal. Ce qui rejoint l'argument de Mirabeau que nous avons déjà présenté, disant que l'homme n'est pas foncièrement mauvais car il ne peut pas avoir l'énergie de faire toujours le mal. Mais il n'y a rien de misogyne dans l'ouvrage de Mirabeau. C'est pourquoi il nous faut regarder du côté de la spiritualité, de la croyance pour comprendre cette distinction. Il remarque que la compréhension de l'homme est bien meilleure quand il s'agit du culte de la Vierge que celle de Dieu car elle est « bien plus approprié à l'esprit humain que celui du grand Être, aussi inexplicable qu'incompréhensible » [« L'Ischa » ; page 46]. L'idée de Dieu est difficilement saisissable, et l'homme aurait du mal à convenir qu'il soit bon tout en tolérant que le mal existe. On pourrait même ajouter que la dichotomie chrétienne échappe volontairement au raisonnement de Mirabeau car la nécessité de simplification et d'universalisation l'amène à évacuer tout système moral complexe discriminant - il faut être chrétien

1 « Voilà donc deux créations bien distinctes ; celle de l'homme, celle de son esprit ; et c'est ici seulement que paraît la femme. Elle n'est pas créée du néant comme tout ce qui a précédé ; elle sort de ce qui existait de plus parfait ; il ne restait plus rien à créer ; Dieu extrait d'Adam le plus pur de son essence, pour embellir la terre de l'être le plus parfait qui eut encore paru ; de celui qui complèterait l'oeuvre sublime de la création. » ; « L'Ischa », Errotika Biblion, `Åí ?áéñ? ??ÜôÞñïí, Abstrusum excudit, À Rome, de l'imprimerie du Vatican, MDCCLXXXIII [édition de référence pour ce mémoire], pages 42 et 43.

2 « Il ne s'agit pas d'un sentiment que l'être de la fille transmette : elle ne fait que le provoquer. Ce n'est pas une sensation qu'elle communique par l'impulsion de son corps : c'est une sensation que l'homme doit goûter en lui-même par l'imagination de cette fille, et qui ne devient exquise qu'autant qu'elle peut, par son art, prolonger la jouissance. », « Le Thalaba », idem, page 76.

1 Cf. Erotika Biblion, dans OEuvres érotiques de Mirabeau, collection L'Enfer de la Bibliothèque Nationale, Fayard, 1984, page 12.

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pour adopter le dogme de la dichotomie : il faut donc convenir que Mirabeau conçoit que Dieu n'est rien d'autre que l'idée de Dieu. Et au fond, il ne fait que constater que l'idée de Dieu pose problème car l'équation du bien et du mal n'est pas résolue et que chaque confession formule une réponse différente. Il ne lui reste que le culte de la Vierge, de la féminité, voire même de la vie, de la procréation - qui constitue une bonne part des cultes primordiaux avec les cultes animistes - pour observer un culte qui est à la fois simple et universel. Dans cette perspective, les désirs de la féminité seraient donc ramenés à la procréation, et la vertu serait préservée tant que l'homme est préoccupé par la féminité.

Charles Hirsch pense que Mirabeau se confond avec sa conception de la femme, car elle ne répond pas à la notion du bien, soutenue par une vision de la nature généreuse, qu'il aurait construite à travers un corpus fortement contesté1. Mais on peut supposer que Mirabeau recherche plus un principe qui dirigerait les différences entre les individus pour l'organisation générale, pour faire en sorte qu'elles se complètent, plutôt qu'une vérité absolue. Par exemple, Mirabeau ne se demande pas s'il existe un principe sexué qui détermine les différences, voire si c'est une suite de nécessités naturelles qui provoque ces différences. Car cela reviendrait à se demander si un organe peut être sexué : un de deux poumons par exemple, doit-il nécessairement être femme ? Loin de ces questions, Mirabeau se considère comme un législateur ; il recherche l'harmonie entre les forces qui dirigent le monde : à savoir, l'attraction, la conservation, les goûts et les moeurs des hommes.

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"La première panacée d'une nation mal gouvernée est l'inflation monétaire, la seconde, c'est la guerre. Tous deux apportent une prospérité temporaire, tous deux apportent une ruine permanente. Mais tous deux sont le refuge des opportunistes politiques et économiques"   Hemingway