Les conceptions de Mirabeau sur la femme prennent une part
importante dans son argumentation. Deux chapitres lui sont entièrement
dédiés : « L'Ischa » [III] et « La Linguanmanie
» [XI]. La femme, que Mirabeau conçoit comme un véritable
vecteur d'énergie et de vertu pouvant éduquer l'homme,
apparaît comme un élément central de vie sociale. Nous
avons vu avec l'onanisme que le risque était que l'homme s'isole en
satisfaisant ses besoins seul. La femme permet de contrer cet
inconvénient et de faire en sorte que les goûts, en plus
d'être partagés, soient pratiqués en société
: nécessité première pour l'établissement d'une
société.
Toujours est-il que la femme peut faire naître des
fantasmes. L'interdit et les contrariétés seraient un foyer
dangereux de déviance morale. L'idée de la jouissance
attachée au fantasme est si puissante qu'elle pourrait pousser un
être à se compromettre pour la satisfaire. Mirabeau
problématise ces déviances comportementales en
représentant les forces auxquelles est soumis l'individu qu'il
ramène aux injonctions de la Nature et les interdits de la
société. Il les comprend comme deux forces déterminant
l'individu à l'action. Faux dilemme s'il en est : les lois de la
société sont remplaçables, tandis que les lois de la
Nature sont rigides. L'individu peut évoluer dans une
société qui ne le dénaturerait pas outre mesure : son
corps, réagissant comme une machine aux sensations qui l'environne, le
rend universel et semblable à son prochain. Mirabeau prend acte du
rôle uniformisateur des lois sociales, et les compare avec les lois
naturelles pour expliquer la difformité des moeurs civilisés.
La machine humaine ne doit pas être plus
réglée que l'élément qui l'environne ; il faut
travailler, se fatiguer même, se reposer, être inactif, selon le
sentiment des forces l'indique. Ce serait une prétention très
absurde et très ridicule que de vouloir suivre la loi
d'uniformité, et se fixer à la même assiette, quand tous
les êtres avec lesquels on a des rapports intimes sont dans une
vicissitude continuelle. Le changement est nécessaire, ne fût-ce
que pour nous préparer aux secousses violentes qui quelquefois
ébranlent les fondements de notre existence. [« La Linguanmanie
» ; page 180]
La machine humaine est soumise à loi naturelle de
l'attraction. Comme Mirabeau le dit bien, on ne peut pas lui obéir
constamment. C'est une question d'énergie, et c'est la raison pour
laquelle la loi naturelle est impropre pour fonder une société.
Il lui faut être supplée par la loi humaine qui doit viser la
vertu ; c'est-à-dire l'amour qui est par ailleurs le seul commandement
de Dieu. Même si Mirabeau admet qu'une société pervertie
peut exister si tout le monde partage le même degré de corruption
et qu'un plus grand mal naîtrait si l'on forçait les individus
à se comporter d'une façon contraire à leurs goûts
et leurs moeurs, il y aurait une limite qui contrebalancerait les écarts
et les débordements : c'est la limite de l'énergie. Pour
canaliser cette énergie, la femme serait le moyen le plus sûr d'y
parvenir. En inspirant l'amour, elle montre le bon et suscite donc
nécessairement le bien. C'est la raison pour laquelle Mirabeau
s'intéresse aux problèmes moraux que la masturbation peut
126 - Le Léviathan
engendrer et le rapport qu'il entretiendrait avec le sexe
féminin.1 Pour illustrer les retombées morales que
peuvent avoir la pratique, Mirabeau donne en note dans le chapitre « Le
Thalaba », l'exemple du marquis de Santa-Cruz pour démontrer que la
masturbation peut avoir quelques intérêts pratiques.
Le marquis de Santa-Crux [sic], par exemple, commence son
livre de l'Art de la Guerre par dire : « Que la première
qualité indispensable à un grand général, c'est de
savoir se b...le v..., » parce que cela épargne dans une
armée, et surtout dans une ville de guerre, tous les caquetages et les
indiscrétions des femmes, qui finissent toujours par tout perdre.
[« Le Thabala » ; note I, page 73]
On peut voir que la masturbation peut être une
nécessité pour le bien de tous, comme l'est celle de ne pas se
livrer à une espionne lors des transports nocturnes, ce qui mène
tout droit la bataille du lendemain à sa perte. Notons que la commission
de l'Index s'offusque de la référence en qualifiant l'anecdote de
calomnie2, à raison, puisque selon Dubost, cette illustration
est fausse car « il n'y a rien dans cet ouvrage [de Santa-Cruz] qui puisse
être interprété en ce sens. »3 Autant la
réflexion de Mirabeau est assez explicite, autant ses
références souffrent, là encore, d'exactitude. Si cet
exemple nous permet de bien concevoir les dangers que la masturbation
préserve, on peine à comprendre l'utilité de calomnier une
référence. Peut-être Mirabeau a-t-il voulu lier ensemble,
l'ouvrage de guerre et l'Erotika Biblion avec le Dictionnaire
philosophique ? Car il est étonnant de remarquer à ce propos
l'exemple que donne Voltaire dans son article « Caractère
».
[...] Une de tes passions a dévoré les autres,
et tu crois avoir triomphé de toi. Ne ressemblons-nous pas presque tous
à ce vieux général de quatre-vingt-dix ans qui, ayant
rencontré de jeunes officiers qui faisaient un peu de désordre
avec des filles, leur dit tout en colère : « Messieurs, est-ce
là l'exemple que je vous donne ? »
L'exemple est si semblable qu'on aurait du mal à
s'empêcher d'y voir la même anecdote. Les deux auteurs parlent des
passions dévorantes, mais Voltaire pense qu'on en triomphe rarement ;
tandis que, pour Mirabeau, le législateur doit s'affranchir de la loi
naturelle pour gouverner. Car il avance que les passions ont remplacé
les vertus à cause de la disparition de certaines institutions
entraînant le manque d'exercice physique pour consolider l'âme ;
« il suit de là et de bien d'autres causes, que je ne
prétends point énumérer, que nos passions, ou plutôt
nos désirs et nos goûts (car nous n'avons
1 Nous avons abordé cette question sous un
angle philosophique dans notre partie précédente avec l'exemple
d'Hypparchia et de Diogène.
2 Cf. « Errotika Biblion », par Amadieu
Jean-Baptiste et Mace Laurence, Les Mises à l'Index des
Lumières françaises au XVIIIe
siècle dans La Lettre clandestine, n°25,
dirigée par Pierre-François Moreau et Susana Maria Seguin,
éd. cit, page 27.
3 Note 48, page 127 de Erotika Biblion,
édition critique par Jean-Pierre Dubost, éd. cit. L'ouvrage dont
se sert Dubost s'intitule Réflexions militaires et politiques de
Monsieur le marquis de Santa Cruz de Marzendo, traduites de l'espagnol, la
Haye, Chez Jean Vau Duren, 1734 ; mais s'agit-il du bon titre ? Mirabeau parle
de l'Art de la Guerre, et le traducteur affirme qu'il n'a rien
changé au titre original, sinon l'ajout « Politique » au
titre. Toutefois, si l'intention est de calomnier l'auteur, il paraît
logique d'en maquiller les sources ; au reste, Santa Cruz, dans un
alinéa au deuxième chapitre, parle bien des dangers qui arrivent
lorsque les généraux mêlent les femmes à leurs
plaisirs, mais rien sur la masturbation.
Une Utopie évolutive - 127
guères de passions), l'emportent, et de beaucoup, sur
toute vertu morale » [« Le Thalaba » ; page 66]. C'est alors
qu'intervient la femme, non seulement comme vecteur pour l'énergie, mais
aussi comme garant moral, un guide vers la vertu, censé être
parfait.
Il faut rappeler que Mirabeau comprend la femme comme le chef
d'oeuvre de la Création.1 Il affiche une foi sans limite en
la capacité de la femme pour mener l'homme sur le chemin de la vertu.
Mirabeau voit un lien entre les êtres qui est naturel, beau et qui vise
le bon. Il pense cette énergie amoureuse, cet éros,
comme une mécanique capable d'élever à des idées
philosophiques, sinon morales. Mirabeau se trouve dans la lignée du
sensualisme pour qui les sens sont l'élément déclencheur
d'une juste pensée, de l'apprentissage, de la connaissance, et par
extension de la philosophie. Pour revenir à la question de la
masturbation et de la femme, l'art du Thalaba, que nous avons vu plus haut,
serait la solution que Mirabeau propose pour relier la dépense
d'énergie, le renfort du lien social et la satisfaction de la loi
naturelle. Mais il s'agirait d'une faculté purement féminine qui
provoquerait le désir chez l'homme2. Il y a certes une
dimension de plénitude dans cet acte lorsque la jouissance est atteinte,
mais elle reste incomplète car il n'y a que l'homme qui jouit. Alors
comment comprendre ce mécanisme qui défavoriserait un des deux
sexes ? Cette distinction amènerait l'idée que l'homme est
foncièrement mauvais et la femme bienfaisante. Si l'on ramène la
question à l'énergie, la femme serait trop occupée
à s'occuper de la procréation pour faire le mal. Ce qui rejoint
l'argument de Mirabeau que nous avons déjà
présenté, disant que l'homme n'est pas foncièrement
mauvais car il ne peut pas avoir l'énergie de faire toujours le mal.
Mais il n'y a rien de misogyne dans l'ouvrage de Mirabeau. C'est pourquoi il
nous faut regarder du côté de la spiritualité, de la
croyance pour comprendre cette distinction. Il remarque que la
compréhension de l'homme est bien meilleure quand il s'agit du culte de
la Vierge que celle de Dieu car elle est « bien plus approprié
à l'esprit humain que celui du grand Être, aussi inexplicable
qu'incompréhensible » [« L'Ischa » ; page 46].
L'idée de Dieu est difficilement saisissable, et l'homme aurait du mal
à convenir qu'il soit bon tout en tolérant que le mal existe. On
pourrait même ajouter que la dichotomie chrétienne échappe
volontairement au raisonnement de Mirabeau car la nécessité de
simplification et d'universalisation l'amène à évacuer
tout système moral complexe discriminant - il faut être
chrétien
1 « Voilà donc deux créations bien
distinctes ; celle de l'homme, celle de son esprit ; et c'est ici seulement que
paraît la femme. Elle n'est pas créée du néant comme
tout ce qui a précédé ; elle sort de ce qui existait de
plus parfait ; il ne restait plus rien à créer ; Dieu extrait
d'Adam le plus pur de son essence, pour embellir la terre de l'être le
plus parfait qui eut encore paru ; de celui qui complèterait l'oeuvre
sublime de la création. » ; « L'Ischa », Errotika
Biblion, `Åí ?áéñ?
??ÜôÞñïí, Abstrusum excudit, À
Rome, de l'imprimerie du Vatican, MDCCLXXXIII [édition de
référence pour ce mémoire], pages 42 et 43.
2 « Il ne s'agit pas d'un sentiment que l'être de
la fille transmette : elle ne fait que le provoquer. Ce n'est pas une sensation
qu'elle communique par l'impulsion de son corps : c'est une sensation que
l'homme doit goûter en lui-même par l'imagination de cette fille,
et qui ne devient exquise qu'autant qu'elle peut, par son art, prolonger la
jouissance. », « Le Thalaba », idem, page 76.
1 Cf. Erotika Biblion, dans OEuvres
érotiques de Mirabeau, collection L'Enfer de la Bibliothèque
Nationale, Fayard, 1984, page 12.
128 - Le Léviathan
pour adopter le dogme de la dichotomie : il faut donc
convenir que Mirabeau conçoit que Dieu n'est rien d'autre que
l'idée de Dieu. Et au fond, il ne fait que constater que l'idée
de Dieu pose problème car l'équation du bien et du mal n'est pas
résolue et que chaque confession formule une réponse
différente. Il ne lui reste que le culte de la Vierge, de la
féminité, voire même de la vie, de la procréation -
qui constitue une bonne part des cultes primordiaux avec les cultes animistes -
pour observer un culte qui est à la fois simple et universel. Dans cette
perspective, les désirs de la féminité seraient donc
ramenés à la procréation, et la vertu serait
préservée tant que l'homme est préoccupé par la
féminité.
Charles Hirsch pense que Mirabeau se confond avec sa
conception de la femme, car elle ne répond pas à la notion du
bien, soutenue par une vision de la nature généreuse,
qu'il aurait construite à travers un corpus fortement
contesté1. Mais on peut supposer que Mirabeau recherche plus
un principe qui dirigerait les différences entre les individus pour
l'organisation générale, pour faire en sorte qu'elles se
complètent, plutôt qu'une vérité absolue. Par
exemple, Mirabeau ne se demande pas s'il existe un principe sexué qui
détermine les différences, voire si c'est une suite de
nécessités naturelles qui provoque ces différences. Car
cela reviendrait à se demander si un organe peut être sexué
: un de deux poumons par exemple, doit-il nécessairement être
femme ? Loin de ces questions, Mirabeau se considère comme un
législateur ; il recherche l'harmonie entre les forces qui dirigent le
monde : à savoir, l'attraction, la conservation, les goûts et les
moeurs des hommes.