Quel que soit le régime, Mirabeau cherche à
isoler un principe de fonctionnement universel. Puisque les moeurs et les
goûts dépendent de la nature, la loi d'attraction et
l'environnement, il resterait au législateur le pouvoir de modifier
l'environnement, comme nous l'avons vu, et d'édicter des lois. La loi
corrige les travers mais ne les empêche pas. Son effet est visible sur le
long terme et n'est plus nécessaire lorsqu'elle a atteint son but. Dans
l'idéal, une société parfaite n'aurait pas besoin de loi
et n'aurait pas besoin de législateur. Tout revient à pouvoir
instaurer un gouvernement capable de modifier les conséquences d'une
Nature puissante en ayant suffisamment d'emprise dans l'esprit des
sujets1 pour faire appliquer les lois et ainsi corriger les travers.
Comme le ressort de cette autorité ne peut pas se trouver dans le
caractère du législateur - ce qui contreviendrait à la
volonté de donner un système politique universel -, Mirabeau
convient toutefois qu'il existe de véritable homme d'Etat qui ont su
conquérir suffisamment d'empire sur eux-mêmes pour se
détacher des injonctions naturelles. Ainsi, le rôle du
législateur ne peut être qu'une fonction à plein
temps2 adressée à une certaine élite.
Paradoxalement, le rôle de l'homme d'Etat pour Mirabeau cesse lorsque la
société n'a plus besoin de lui.
Quoi qu'il en soit, un imbécile obéi peut,
comme un autre, punir les forfaits ; le véritable homme d'Etat sait les
prévenir. C'est sur les volontés plus que sur les actions qu'il
cherche à étendre son empire. S'il pouvait obtenir que tout le
monde fît bien, que lui resterait-il à faire ? Le chef-d'oeuvre de
ses travaux serait de parvenir à rester oisif. [« Kadesch » ;
page 122]
Plus le principe est simple, plus il perdure car il est
respecté de tous et pour tous les temps. Mirabeau disserte sur
l'influence des lois et du législateur dans les chapitres « Kadesch
» [VIII] et « La Tropoïde » [IV]. Dans « La
Tropoïde », Mirabeau explique le rôle des lois et
définit les moeurs, et regarde les lois du peuple juif pour en conclure
qu'elles ont atteint leur but car les vices ont été
corrigés. Le chapitre « Kadesch » illustre davantage les
conséquences des lois désuètes et de leurs
répercussions sur les moeurs et les goûts. Mirabeau les
développe à travers l'exemple des lois sur le mariage [«
Kadesch » ; page 123] qui aurait donné lieu au goût
pédéraste pour les eunuques. Ce
1 « Le véritable ressort de l'autorité est
dans l'opinion, et dans le coeur des sujets ; d'où il suit que rien ne
peut suppléer aux moeurs pour le maintien du gouvernement : il n'y a que
les gens de bien qui sachent administrer les lois ; mais il n'y a que les
honnêtes gens qui sachent véritablement leur obéir. »
« La Tropoïde », Errotika Biblion, `Åí
?áéñ? ??ÜôÞñïí,
Abstrusum excudit, À Rome, de l'imprimerie du Vatican, MDCCLXXXIII
[édition de référence pour ce mémoire], page 52.
2 Mirabeau se détache Du Contract
social ; ou, Principes du droit politique, de Rousseau qui ne
conçoit pas une professionnalisation de l'homme politique, car elle
signerait la fin de la république, et donc de la société
idéale.
Une Utopie évolutive - 123
passage nous intéresse car il développe le
problème qui se pose lorsque les lois humaines ne suivent que la loi
naturelle en faisant fi de la loi de Dieu. Si dans les premiers âges,
Mirabeau avance que la stérilité et le voeu de célibat
étaient rares, le goût pour les pédérastes est
né lorsque le monde n'avait plus besoin d'être peuplé.
C'est-à-dire lorsque la loi de Dieu, la conservation, n'était
plus synonyme de propagation. Malgré la loi sur le mariage, certains se
firent eunuques et prirent l'habitude de s'asservir au désir de son
prochain. Ce serait une sorte d'esclavage qui a donné naissance «
au plus atroce des despotismes » [« Kadesch » ; page 127] et
à l'habitude d'asservir son prochain ; ce serait le début des
inégalités sociales. Dans le même chapitre, Mirabeau montre
que le goût pour les eunuques est universel sans être naturel. La
Nature, en se recréant sans cesse, aurait même
développé des êtres à doubles queues pouvant se
reproduire tout en satisfaisant les goûts pédérastes
[« Kadesch » ; page 133]1 . En outre, l'habitude
d'éluder les lois et les injonctions du législateur donne
naissance aux grands maux qui sont l'asservissement, l'esclavagisme et le
despotisme.
Il n'est pas de lois qui puissent arrêter un
désordre idéal ; aussi malgré les injonctions des
législateurs, on éludait très communément dans
l'antiquité les fins de la nature. [idem ; page 126]
Ce désordre idéal dont parle Mirabeau est en
fait l'indice d'un changement de la volonté divine et que la
législation, plutôt que de se durcir, doit l'intégrer afin
d'éviter de donner l'habitude d'être désobéie.
On voit bien la façon dont la volonté divine
s'exprime : c'est une idée, peut-être un désir
irrévocable, qui s'empare des esprits des hommes. Finalement, Mirabeau
avance que Dieu n'est rien d'autre que l'idée de Dieu qui
s'exprime dans l'esprit des hommes. Il fait d'ailleurs le même
raisonnement sur l'âme, elle n'est que l'idée de
l'âme, et disserte sur son existence dans le chapitre «
Béhémah »2 à travers les raisonnements des
Anciens. Sans nier l'existence de l'âme, il en conclut que « jamais
on n'avait eu jusqu'à nos dogmes modernes la moindre idée de la
spiritualité de l'âme » [« Béhémah »
; page 143]. Le siège de l'âme ou sa nature n'est pas une question
pertinente pour Mirabeau : seul compte le fait que ces idées agissent
sur les esprits et cela lui suffit. Car il voit bien que ces idées ont
une vie propre, même si elle est purement spirituelle, et qu'elles
influent sur le gouvernement des hommes, sur leurs moeurs, leurs goûts et
leur morale. C'est ainsi que se constitue son principe d'universalité :
les hommes ont les idées que leur prête la divinité et
agissent en conséquence. Il ramène des questions
compliquées traitées par la théologie à un
raisonnement très
1 Ce serait là une possible illustration du
métamorphisme tel que le conçoit Mirabeau. On voit bien que ce
n'est pas l'usage des sens ou l'expression des besoins vitaux qui
déterminent une métamorphose du corps, mais l'injonction
naturelle, la propagation, altérée par les conséquences
des lois humaines sur les moeurs.
2 « Béhémah », Errotika Biblion,
`Åí ?áéñ?
??ÜôÞñïí, Abstrusum excudit, À
Rome, de l'imprimerie du Vatican, MDCCLXXXIII [édition de
référence pour ce mémoire], page 142.
124 - Le Léviathan
simple et en tire une conclusion très simple. Ce n'est
pas aux hommes de faire preuve de tolérance et de laïcisme pour
favoriser le bonheur en société, mais aux législations. On
retrouve la nécessité de séparer la religion de l'Etat
telle que la conçue Spinoza dans son Traité
Théologico-politique. Leurs raisonnements sont similaires sur un
point : le rapport à Dieu est une idée et c'est faire violence
à ceux qui n'ont pas la confession élue par les Souverains
Pouvoirs que de les obliger à adopter des dogmes qu'ils croient
faux.1 Mirabeau n'est donc pas athée, du moins l'Erotika
Biblion ne nous permet pas de le dire. La religion est dans le coeur des
hommes et il faut composer avec elle pour établir un régime
politique. Par ailleurs Mirabeau pense que la religion n'aurait pas d'effets
néfastes sur la société dans la mesure où le
commandement de Dieu est d'aimer son prochain.2
Finalement Mirabeau prescrit la simplicité dans le
principe d'universalité. Et on ne peut être
qu'étonné qu'il ait écrit un ouvrage aussi
compliqué que l'Erotika Biblion pour justifier un raisonnement
qui recherche la simplicité. Nous pouvons d'ailleurs revenir à la
signification du titre : À propos de l'Erotisme dans les
livres. Ce serait l'idée de l'érotisme que l'on peut
ressentir à la lecture de livres. À aucun endroit Mirabeau ne
définit l'érotisme et ne justifie le titre qu'il a choisi pour
son ouvrage. Toutefois, on y retrouve les éléments qui nous
conduisent à l'idée de l'érotisme : la femme,
l'énergie, le bonheur, etc... Sans jamais être justifié, ce
titre réveille une idée partagée, commune, qui s'inscrit
donc dans l'universalité. Peut-être qu'il considérait que
l'érotisme est à ce point universel qu'un traité politique
fondé sur cette idée ne peut que compris par tous. Car on peut
supposer que Mirabeau aurait pu développer son système politique
sans passer par une relecture de la Bible et des moeurs antiques qui
donne, par ailleurs, une note ambigüe à ses propos.
Dans la mesure où Mirabeau construit une utopie par
l'argumentation, on peut ramener son désir de simplicité et
d'universalité au désir d'ouvrir la société
idéale à tous les peuples à tous les temps. C'est
l'inverse d'une utopie classique refermée sur elle-même où
les frontières physiques empêchent l'extérieur
d'interférer comme se présente la société
saturnienne délimitée par l'espace d'une planète,
inaccessible de l'extérieur. La perspective diachronique de son
argumentation implique la prétention de ne négliger aucun peuple
et aucune époque pour fonder ses propositions. Il s'applique à
démontrer l'évolution des lois et de ses effets sur les moeurs
pour disposer d'une réflexion universelle. Ce désir
l'amène à rechercher des origines comme le feront après
lui les romantiques au XIXème siècle. Son étude
est inséparable d'une volonté globalisante
réfléchissant des principes généraux, voire
absolus.
1 Cf. Chap. XX du Tractatus
Theologico-Politicus, Spinoza, Hamburgi, apud Henricum
Künrath, CI? I? CLXX,
1670.
2 Voy. notre résumé de l'ouvrage au
début de notre travail ; « L'Anandryne », Errotika
Biblion, `Åí ?áéñ?
??ÜôÞñïí, Abstrusum excudit, À
Rome, de l'imprimerie du Vatican, MDCCLXXXIII [édition de
référence pour ce mémoire].
Une Utopie évolutive - 125