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Etudes littéraires sur l’Erotika Biblion. Quand l’ironie sème le doute.


par Sylvain Haure
UNIVERSITE PAUL VALERY, Montpellier III - MASTER II Littérature française et comparée 2019
  

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L'Universalité

Quel que soit le régime, Mirabeau cherche à isoler un principe de fonctionnement universel. Puisque les moeurs et les goûts dépendent de la nature, la loi d'attraction et l'environnement, il resterait au législateur le pouvoir de modifier l'environnement, comme nous l'avons vu, et d'édicter des lois. La loi corrige les travers mais ne les empêche pas. Son effet est visible sur le long terme et n'est plus nécessaire lorsqu'elle a atteint son but. Dans l'idéal, une société parfaite n'aurait pas besoin de loi et n'aurait pas besoin de législateur. Tout revient à pouvoir instaurer un gouvernement capable de modifier les conséquences d'une Nature puissante en ayant suffisamment d'emprise dans l'esprit des sujets1 pour faire appliquer les lois et ainsi corriger les travers. Comme le ressort de cette autorité ne peut pas se trouver dans le caractère du législateur - ce qui contreviendrait à la volonté de donner un système politique universel -, Mirabeau convient toutefois qu'il existe de véritable homme d'Etat qui ont su conquérir suffisamment d'empire sur eux-mêmes pour se détacher des injonctions naturelles. Ainsi, le rôle du législateur ne peut être qu'une fonction à plein temps2 adressée à une certaine élite. Paradoxalement, le rôle de l'homme d'Etat pour Mirabeau cesse lorsque la société n'a plus besoin de lui.

Quoi qu'il en soit, un imbécile obéi peut, comme un autre, punir les forfaits ; le véritable homme d'Etat sait les prévenir. C'est sur les volontés plus que sur les actions qu'il cherche à étendre son empire. S'il pouvait obtenir que tout le monde fît bien, que lui resterait-il à faire ? Le chef-d'oeuvre de ses travaux serait de parvenir à rester oisif. [« Kadesch » ; page 122]

Plus le principe est simple, plus il perdure car il est respecté de tous et pour tous les temps. Mirabeau disserte sur l'influence des lois et du législateur dans les chapitres « Kadesch » [VIII] et « La Tropoïde » [IV]. Dans « La Tropoïde », Mirabeau explique le rôle des lois et définit les moeurs, et regarde les lois du peuple juif pour en conclure qu'elles ont atteint leur but car les vices ont été corrigés. Le chapitre « Kadesch » illustre davantage les conséquences des lois désuètes et de leurs répercussions sur les moeurs et les goûts. Mirabeau les développe à travers l'exemple des lois sur le mariage [« Kadesch » ; page 123] qui aurait donné lieu au goût pédéraste pour les eunuques. Ce

1 « Le véritable ressort de l'autorité est dans l'opinion, et dans le coeur des sujets ; d'où il suit que rien ne peut suppléer aux moeurs pour le maintien du gouvernement : il n'y a que les gens de bien qui sachent administrer les lois ; mais il n'y a que les honnêtes gens qui sachent véritablement leur obéir. » « La Tropoïde », Errotika Biblion, `Åí ?áéñ? ??ÜôÞñïí, Abstrusum excudit, À Rome, de l'imprimerie du Vatican, MDCCLXXXIII [édition de référence pour ce mémoire], page 52.

2 Mirabeau se détache Du Contract social ; ou, Principes du droit politique, de Rousseau qui ne conçoit pas une professionnalisation de l'homme politique, car elle signerait la fin de la république, et donc de la société idéale.

Une Utopie évolutive - 123

passage nous intéresse car il développe le problème qui se pose lorsque les lois humaines ne suivent que la loi naturelle en faisant fi de la loi de Dieu. Si dans les premiers âges, Mirabeau avance que la stérilité et le voeu de célibat étaient rares, le goût pour les pédérastes est né lorsque le monde n'avait plus besoin d'être peuplé. C'est-à-dire lorsque la loi de Dieu, la conservation, n'était plus synonyme de propagation. Malgré la loi sur le mariage, certains se firent eunuques et prirent l'habitude de s'asservir au désir de son prochain. Ce serait une sorte d'esclavage qui a donné naissance « au plus atroce des despotismes » [« Kadesch » ; page 127] et à l'habitude d'asservir son prochain ; ce serait le début des inégalités sociales. Dans le même chapitre, Mirabeau montre que le goût pour les eunuques est universel sans être naturel. La Nature, en se recréant sans cesse, aurait même développé des êtres à doubles queues pouvant se reproduire tout en satisfaisant les goûts pédérastes [« Kadesch » ; page 133]1 . En outre, l'habitude d'éluder les lois et les injonctions du législateur donne naissance aux grands maux qui sont l'asservissement, l'esclavagisme et le despotisme.

Il n'est pas de lois qui puissent arrêter un désordre idéal ; aussi malgré les injonctions des législateurs, on éludait très communément dans l'antiquité les fins de la nature. [idem ; page 126]

Ce désordre idéal dont parle Mirabeau est en fait l'indice d'un changement de la volonté divine et que la législation, plutôt que de se durcir, doit l'intégrer afin d'éviter de donner l'habitude d'être désobéie.

On voit bien la façon dont la volonté divine s'exprime : c'est une idée, peut-être un désir irrévocable, qui s'empare des esprits des hommes. Finalement, Mirabeau avance que Dieu n'est rien d'autre que l'idée de Dieu qui s'exprime dans l'esprit des hommes. Il fait d'ailleurs le même raisonnement sur l'âme, elle n'est que l'idée de l'âme, et disserte sur son existence dans le chapitre « Béhémah »2 à travers les raisonnements des Anciens. Sans nier l'existence de l'âme, il en conclut que « jamais on n'avait eu jusqu'à nos dogmes modernes la moindre idée de la spiritualité de l'âme » [« Béhémah » ; page 143]. Le siège de l'âme ou sa nature n'est pas une question pertinente pour Mirabeau : seul compte le fait que ces idées agissent sur les esprits et cela lui suffit. Car il voit bien que ces idées ont une vie propre, même si elle est purement spirituelle, et qu'elles influent sur le gouvernement des hommes, sur leurs moeurs, leurs goûts et leur morale. C'est ainsi que se constitue son principe d'universalité : les hommes ont les idées que leur prête la divinité et agissent en conséquence. Il ramène des questions compliquées traitées par la théologie à un raisonnement très

1 Ce serait là une possible illustration du métamorphisme tel que le conçoit Mirabeau. On voit bien que ce n'est pas l'usage des sens ou l'expression des besoins vitaux qui déterminent une métamorphose du corps, mais l'injonction naturelle, la propagation, altérée par les conséquences des lois humaines sur les moeurs.

2 « Béhémah », Errotika Biblion, `Åí ?áéñ? ??ÜôÞñïí, Abstrusum excudit, À Rome, de l'imprimerie du Vatican, MDCCLXXXIII [édition de référence pour ce mémoire], page 142.

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simple et en tire une conclusion très simple. Ce n'est pas aux hommes de faire preuve de tolérance et de laïcisme pour favoriser le bonheur en société, mais aux législations. On retrouve la nécessité de séparer la religion de l'Etat telle que la conçue Spinoza dans son Traité Théologico-politique. Leurs raisonnements sont similaires sur un point : le rapport à Dieu est une idée et c'est faire violence à ceux qui n'ont pas la confession élue par les Souverains Pouvoirs que de les obliger à adopter des dogmes qu'ils croient faux.1 Mirabeau n'est donc pas athée, du moins l'Erotika Biblion ne nous permet pas de le dire. La religion est dans le coeur des hommes et il faut composer avec elle pour établir un régime politique. Par ailleurs Mirabeau pense que la religion n'aurait pas d'effets néfastes sur la société dans la mesure où le commandement de Dieu est d'aimer son prochain.2

Finalement Mirabeau prescrit la simplicité dans le principe d'universalité. Et on ne peut être qu'étonné qu'il ait écrit un ouvrage aussi compliqué que l'Erotika Biblion pour justifier un raisonnement qui recherche la simplicité. Nous pouvons d'ailleurs revenir à la signification du titre : À propos de l'Erotisme dans les livres. Ce serait l'idée de l'érotisme que l'on peut ressentir à la lecture de livres. À aucun endroit Mirabeau ne définit l'érotisme et ne justifie le titre qu'il a choisi pour son ouvrage. Toutefois, on y retrouve les éléments qui nous conduisent à l'idée de l'érotisme : la femme, l'énergie, le bonheur, etc... Sans jamais être justifié, ce titre réveille une idée partagée, commune, qui s'inscrit donc dans l'universalité. Peut-être qu'il considérait que l'érotisme est à ce point universel qu'un traité politique fondé sur cette idée ne peut que compris par tous. Car on peut supposer que Mirabeau aurait pu développer son système politique sans passer par une relecture de la Bible et des moeurs antiques qui donne, par ailleurs, une note ambigüe à ses propos.

Dans la mesure où Mirabeau construit une utopie par l'argumentation, on peut ramener son désir de simplicité et d'universalité au désir d'ouvrir la société idéale à tous les peuples à tous les temps. C'est l'inverse d'une utopie classique refermée sur elle-même où les frontières physiques empêchent l'extérieur d'interférer comme se présente la société saturnienne délimitée par l'espace d'une planète, inaccessible de l'extérieur. La perspective diachronique de son argumentation implique la prétention de ne négliger aucun peuple et aucune époque pour fonder ses propositions. Il s'applique à démontrer l'évolution des lois et de ses effets sur les moeurs pour disposer d'une réflexion universelle. Ce désir l'amène à rechercher des origines comme le feront après lui les romantiques au XIXème siècle. Son étude est inséparable d'une volonté globalisante réfléchissant des principes généraux, voire absolus.

1 Cf. Chap. XX du Tractatus Theologico-Politicus, Spinoza, Hamburgi, apud Henricum Künrath, CI? I? CLXX,

1670.

2 Voy. notre résumé de l'ouvrage au début de notre travail ; « L'Anandryne », Errotika Biblion, `Åí ?áéñ? ??ÜôÞñïí, Abstrusum excudit, À Rome, de l'imprimerie du Vatican, MDCCLXXXIII [édition de référence pour ce mémoire].

Une Utopie évolutive - 125

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"Enrichissons-nous de nos différences mutuelles "   Paul Valery