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Etudes littéraires sur l’Erotika Biblion. Quand l’ironie sème le doute.


par Sylvain Haure
UNIVERSITE PAUL VALERY, Montpellier III - MASTER II Littérature française et comparée 2019
  

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Une Utopie évolutive

Si l'on regarde bien le premier chapitre, Mirabeau fait de la société saturnienne, une véritable utopie fonctionnant hors du temps, et qui évolue dans un absolu imaginaire peu commun. Nous avons montré que Mirabeau, bien loin de l'intégrer dans ses réflexions politiques, s'en moque et la considère comme inutile, car incompréhensible pour le genre humain. Et nous avons déjà envisagé l'éventualité que les chapitres qui suivent se constitueraient comme une réponse à la fable saturnienne. Les autres chapitres fonctionneraient donc d'un seul bloc et dessineraient une nouvelle utopie, mais qui ne serait pas figée et fictionnelle. Plutôt que d'adopter un récit, Mirabeau aurait choisi d'argumenter ; plutôt que reposer la diégèse sur des éléments mythologiques, il choisit l'Histoire et la Bible - que Mirabeau prend très au sérieux, il convient de l'admettre - ; plutôt que de peindre des personnages fictifs, il utilise des personnages historiques appartenant au monde de la connaissance. Il s'agirait d'une utopie car le but de son argumentaire vise l'épanouissement, le bonheur grâce à la société, et pour ce faire, il utilise toute la matière à sa disposition : la connaissance des livres savants, et sa connaissance propre, empirique et spirituelle.

Une question demeure : pourquoi a-t-il choisi l'argumentation plutôt que la fiction pour écrire son utopie ? Peut-être parce, pour avoir écrit plus de traités politiques que de fiction, il considère la matière politique comme étant trop sérieuse pour être traitée par la fiction ; peut-être aussi que les ouvrages dont il s'est en grande partie inspiré, sont des ouvrages savants qui traitent de leur sujet de façon sérieuse. L'une de ses inspirations lui viendrait directement de Jean Jacques Rousseau. Dans une lettre adressée à Sophie1, il y présente la société que Rousseau propose au gouvernement polonais car il est en permanence menacé par l'annexion de la Russie. Aux détours des usages politiques machiavéliens pour se défendre d'un ennemi extérieur, on retrouve les éléments fondateurs de l'Erotika Biblion : le caractère philosophique étranger aux moeurs et aux idées contemporaines; le référentiel aux peuples antiques - dont l'analogie au le peuple juif ; le sentiment et le caractère national fondateur de la société grâce à des jeux d'enfants qui peuvent s'illustrer avec les exemples relatés dans l'ouvrage (notamment les gymnases) ; l'aspiration à l'éternité ; un système politique

Une Utopie évolutive - 121

absent, quelques lois mais sans véritable régime - tous ces éléments peuvent être lus dans

l' « Anagogie » ; le bonheur modéré pour tenir à l'écart la volupté immodérée, nourrice des vices ; le renouvellement des romans politiques de Platon ; faire obstacle à la corruption et au luxe des peuples modernes ; le dégoût et l'effroi pour les moeurs antiques ; entretenir la peur des vices pour conduire le peuple à la vertu ; réformer la société par et pour les passions ; se servir non plus de la voix de Dieu, mais des instruments des hommes : la raison et le discours érudit. Ce sont autant d'idées que l'on retrouve dans l'Erotika Biblion. Il resterait à savoir si Mirabeau avait bien ce manuscrit avec lui, s'il est bien de la plume de Rousseau et surtout s'il lui est parvenu par défaut ou s'il l'avait demandé.1

Toujours dans sa correspondance avec Sophie, Mirabeau parle d'un plan manuscrit que Mr. Dupont lui aurait remis lorsqu'il était en détention. Bien que ce texte ne soit pas identifié - on ne sait pas s'il s'agit du manuscrit de Rousseau ou d'une ébauche de l'Erotika Biblion -, il est curieux de remarquer que Mirabeau distingue deux manuscrits en parlant de l'Erotika Biblion. Bien qu'il en revendique la paternité, ce deuxième manuscrit est qualifié en tant que « nouveau » et en même temps « original » alors que l'Erotika Biblion est en chantier depuis quelques mois déjà. De plus, si ce manuscrit n'est qu'une copie de l'ouvrage sur lequel Mirabeau travaille, on comprend difficilement pourquoi il lui est si nécessaire pour terminer l'Erotika Biblion.

Je comptais t'envoyer aujourd'hui, ma minette bonne, un nouveau manuscrit très singulier, qu'a fait ton infatigable ami ; mais la copie que je destine au libraire de M. B... n'est pas finie, et t'ôter à l'avenir l'original, ce serait l'interrompre pour longtemps. Ce sera la prochaine fois. Il t'amusera : ce sont des sujets bien plaisants, traités avec un sérieux non moins grotesque, mais très décent. Croirais-tu que l'on pourrait faire dans la Bible et l'antiquité des recherches sur l'onanisme, la tribaderie, etc. etc. enfin sur les matières les plus scabreuses qu'aient traité les casuistes, et rendre tout cela lisible, même au collet le plus monté, et parsemé d'idées assez philosophiques ?2

Nous avons mis en gras les phrases qui nous semblent avoir besoin d'éclaircissement. Il serait plausible, voire probable que Mirabeau se soit largement inspiré du plan manuscrit qu'il aurait reçu des mains de M. Dupont. Quant aux raisons où ce manuscrit s'est trouvé à Vincennes dans les mains du comte, il est laborieux d'y répondre en l'état des choses car nous n'avons pas identifié le manuscrit dont parle Mirabeau. Pour l'heure, on doit se contenter des appréciations de Mirabeau sur le

1 Malgré mes recherches aux Archives Nationales, je n'ai pas trouvé le manuscrit en question. Je ne peux donc qu'évaluer la piste du manuscrit « fantôme » avec les éléments laissés par Mirabeau dans sa correspondance.

2 Lettre à Sophie, le 21 octobre 1780, dans Lettres originales, écrites du donjon de Vincennes, pendant les années 1777, 78, 79 et 80, recueillies par P. Manuel, T. IV, Paris, Chez J. B. Garnery, 1792, page 298. D'ailleurs, Guillaume Apollinaire a lui aussi soulevé ce détail dans une note de son introduction : « Et t'ôter à l'avenir l'original, ce serait l'interrompre pour longtemps. Cette phrase est obscure. Elle a toujours été supprimée par les commentateurs, qui ont souvent cité cette lettre d'après le recueil de Lettres originales de Mirabeau, publié par Manuel. » Note I, page 18 de L'oeuvre du Comte de Mirabeau, essai bibliographique et notes par Guillaume Apollinaire, ed. cit, 1921.

122 - Le Léviathan

manuscrit et ne pas écarter la possibilité que Mirabeau ait bien eu le manuscrit de Rousseau en sa possession. Car le philosophe entretenait des relations épistolaires avec l'Europe entière.

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