Si l'on regarde bien le premier chapitre, Mirabeau fait de la
société saturnienne, une véritable utopie fonctionnant
hors du temps, et qui évolue dans un absolu imaginaire peu commun. Nous
avons montré que Mirabeau, bien loin de l'intégrer dans ses
réflexions politiques, s'en moque et la considère comme inutile,
car incompréhensible pour le genre humain. Et nous avons
déjà envisagé l'éventualité que les
chapitres qui suivent se constitueraient comme une réponse à la
fable saturnienne. Les autres chapitres fonctionneraient donc d'un seul bloc et
dessineraient une nouvelle utopie, mais qui ne serait pas figée et
fictionnelle. Plutôt que d'adopter un récit, Mirabeau aurait
choisi d'argumenter ; plutôt que reposer la diégèse sur des
éléments mythologiques, il choisit l'Histoire et la Bible
- que Mirabeau prend très au sérieux, il convient de
l'admettre - ; plutôt que de peindre des personnages fictifs, il utilise
des personnages historiques appartenant au monde de la connaissance. Il
s'agirait d'une utopie car le but de son argumentaire vise
l'épanouissement, le bonheur grâce à la
société, et pour ce faire, il utilise toute la matière
à sa disposition : la connaissance des livres savants, et sa
connaissance propre, empirique et spirituelle.
Une question demeure : pourquoi a-t-il choisi l'argumentation
plutôt que la fiction pour écrire son utopie ? Peut-être
parce, pour avoir écrit plus de traités politiques que de
fiction, il considère la matière politique comme étant
trop sérieuse pour être traitée par la fiction ;
peut-être aussi que les ouvrages dont il s'est en grande partie
inspiré, sont des ouvrages savants qui traitent de leur sujet de
façon sérieuse. L'une de ses inspirations lui viendrait
directement de Jean Jacques Rousseau. Dans une lettre adressée à
Sophie1, il y présente la société que Rousseau
propose au gouvernement polonais car il est en permanence menacé par
l'annexion de la Russie. Aux détours des usages politiques
machiavéliens pour se défendre d'un ennemi extérieur, on
retrouve les éléments fondateurs de l'Erotika Biblion :
le caractère philosophique étranger aux moeurs et aux
idées contemporaines; le référentiel aux peuples antiques
- dont l'analogie au le peuple juif ; le sentiment et le caractère
national fondateur de la société grâce à des jeux
d'enfants qui peuvent s'illustrer avec les exemples relatés dans
l'ouvrage (notamment les gymnases) ; l'aspiration à
l'éternité ; un système politique
Une Utopie évolutive - 121
absent, quelques lois mais sans véritable régime -
tous ces éléments peuvent être lus dans
l' « Anagogie » ; le bonheur modéré
pour tenir à l'écart la volupté immodérée,
nourrice des vices ; le renouvellement des romans politiques de Platon ; faire
obstacle à la corruption et au luxe des peuples modernes ; le
dégoût et l'effroi pour les moeurs antiques ; entretenir la peur
des vices pour conduire le peuple à la vertu ; réformer la
société par et pour les passions ; se servir non plus de la voix
de Dieu, mais des instruments des hommes : la raison et le discours
érudit. Ce sont autant d'idées que l'on retrouve dans
l'Erotika Biblion. Il resterait à savoir si Mirabeau avait bien
ce manuscrit avec lui, s'il est bien de la plume de Rousseau et surtout s'il
lui est parvenu par défaut ou s'il l'avait
demandé.1
Toujours dans sa correspondance avec Sophie, Mirabeau parle
d'un plan manuscrit que Mr. Dupont lui aurait remis lorsqu'il était en
détention. Bien que ce texte ne soit pas identifié - on ne sait
pas s'il s'agit du manuscrit de Rousseau ou d'une ébauche de
l'Erotika Biblion -, il est curieux de remarquer que Mirabeau
distingue deux manuscrits en parlant de l'Erotika Biblion. Bien qu'il
en revendique la paternité, ce deuxième manuscrit est
qualifié en tant que « nouveau » et en même temps «
original » alors que l'Erotika Biblion est en chantier depuis
quelques mois déjà. De plus, si ce manuscrit n'est qu'une copie
de l'ouvrage sur lequel Mirabeau travaille, on comprend difficilement pourquoi
il lui est si nécessaire pour terminer l'Erotika Biblion.
Je comptais t'envoyer aujourd'hui, ma minette bonne,
un nouveau manuscrit très singulier, qu'a fait ton infatigable
ami ; mais la copie que je destine au libraire de M. B... n'est pas finie, et
t'ôter à l'avenir l'original, ce serait l'interrompre pour
longtemps. Ce sera la prochaine fois. Il t'amusera : ce sont des
sujets bien plaisants, traités avec un sérieux non moins
grotesque, mais très décent. Croirais-tu que l'on pourrait faire
dans la Bible et l'antiquité des recherches sur l'onanisme, la
tribaderie, etc. etc. enfin sur les matières les plus scabreuses
qu'aient traité les casuistes, et rendre tout cela lisible, même
au collet le plus monté, et parsemé d'idées assez
philosophiques ?2
Nous avons mis en gras les phrases qui nous semblent avoir
besoin d'éclaircissement. Il serait plausible, voire probable que
Mirabeau se soit largement inspiré du plan manuscrit qu'il aurait
reçu des mains de M. Dupont. Quant aux raisons où ce manuscrit
s'est trouvé à Vincennes dans les mains du comte, il est
laborieux d'y répondre en l'état des choses car nous n'avons pas
identifié le manuscrit dont parle Mirabeau. Pour l'heure, on doit se
contenter des appréciations de Mirabeau sur le
1 Malgré mes recherches aux Archives
Nationales, je n'ai pas trouvé le manuscrit en question. Je ne peux donc
qu'évaluer la piste du manuscrit « fantôme » avec les
éléments laissés par Mirabeau dans sa correspondance.
2 Lettre à Sophie, le 21 octobre 1780,
dans Lettres originales, écrites du donjon de Vincennes,
pendant les années 1777, 78, 79 et 80, recueillies par P. Manuel,
T. IV, Paris, Chez J. B. Garnery, 1792, page 298. D'ailleurs, Guillaume
Apollinaire a lui aussi soulevé ce détail dans une note de son
introduction : « Et t'ôter à l'avenir l'original, ce
serait l'interrompre pour longtemps. Cette phrase est obscure. Elle a
toujours été supprimée par les commentateurs, qui ont
souvent cité cette lettre d'après le recueil de Lettres
originales de Mirabeau, publié par Manuel. » Note I, page 18
de L'oeuvre du Comte de Mirabeau, essai bibliographique et notes par
Guillaume Apollinaire, ed. cit, 1921.
122 - Le Léviathan
manuscrit et ne pas écarter la possibilité que
Mirabeau ait bien eu le manuscrit de Rousseau en sa possession. Car le
philosophe entretenait des relations épistolaires avec l'Europe
entière.