Nous quittons maintenant les analyses sur le premier chapitre
« Anagogie », puisque c'est le seul chapitre où ni Dieu, ni la
Nature n'apparaissent. Comme nous l'avons dit précédemment, le
texte de Mirabeau traite de Dieu et de la Nature à la troisième
personne en leur procurant des actions et des volontés. Nous rapportons
ci-dessous leurs présences et leurs rôles au sein de chaque
chapitre selon le découpage du texte que nous avons proposé dans
nos synthèses au début de notre travail. Nous relevons toutes les
occurrences sans chercher à toutes les classifier ; il s'agit juste
d'étudier les tendances générales et les cas
particuliers.
- L'Anélytroïde : 12 occurrences
de Dieu, dont l'une est un complément du nom
idée et une autre est le pronom auteur indirectement
complété par le syntagme de la nature dans l'association
de deux phrases simples.
1 Dieu et non pas la Nature par opposition
à l'axiome spinoziste : Deus siue Natura ; Dieu ou bien la
Nature.
112 - Le Léviathan
o 7 occurrences sont en position sujet dans
l'interprétation de la Genèse [pages 28 à 31].
o 3 occurrences sont en position objet dans la
démonstration de l'androgénie d'Adam [pages 31 et 31].
- L'Ischa : 24 occurrences de
Dieu, dont l'une est un complément du nom
oeuvre, une autre du nom volonté apparaissant dans une
redondance du grand Être.
o 12 occurrences sont en position sujet dans la
description des ressources mobilisées pour la création [pages 41
et 42].
o 2 sont en position objet dans la description de
l'adoration qu'il faut lui rendre [page 48].
- La Tropoïde : 3 occurrences de
Dieu, dont l'une est le pronom ouvrier. Elles sont
toutes en position sujet, et apparaissent surtout comme une mauvaise
raison au nom de laquelle on meurtrissait les attraits naturels de la
reproduction dont il a doté l'homme [pages 58 à 60].
- Le Thalaba : 8 occurrences de la
Nature, dont 3 sont des compléments du nom fin
ou but et deux sont le pronom personnel elle.
o 4 occurrences sont en position sujet et relatent les
articulations entre la toute-puissance de loi de la propagation avec le
comportement humain [pages 66 et 67].
o une occurrence est en position objet au même
endroit.
- L'Anandryne : 4 occurrences de
Dieu, dont l'une est un complément du nom
oeuvre. Les autres sont en position sujet et relatent le
miracle de la création d'Ève [pages 83 à 87].
- L'Akropodie : 7 occurrences de la
Nature, dont 3 sont des compléments des noms
opérations, activité et ordre, et deux
sont des pronoms personnels elle. 4 occurrences sont en en position
sujet et présentent les attraits de la reproduction comme un
concourt entre ce qui est bien et beau [pages 103 à
106].
- Kadhésch : 3 occurrences de la
Nature, dont 2 sont des compléments des noms loi
et fin, et l'autre est coordonnée au terme impuissance
; 2 occurrences de Dieu, toutes deux compléments
des noms loi et malédiction dont cette dernière
est articulée avec le terme stérilité.
- Béhémah : 2 occurrences de
la Nature, dont l'une est complément du nom
erreur, l'autre est sujet des distinctions entre les sexes ;
2 occurrences de Dieu, dont l'une est complément du nom
mains, l'autre est sujet de la création des
bêtes animales.
- L'Anoscopie : 4 occurrences de
Dieu, dont l'une est complément du nom
grâce, et deux du nom oeuvres ; l'autre occurrence est
l'objet indirect des miracles opérés par Moïse.
- La Linguanmanie : 10 occurrences de la
Nature, dont 3 sont compléments des noms but,
ouvrage et cri, et une est le pronom personnel elle.
Une occurrence est attribut du sujet souveraine universelle.
o 2 occurrences sont en position sujet et relatent la
toute-puissance de la propagation [pages 177 à 181].
La Raison du corps - 113
o 3 occurrences sont en position objet indirect et
regardent l'énergie allouée à la propagation et les
nuisances qui s'ensuivent lorsque ce but est contrarié [pages 175
à 177].
Dans ce relevé, nous n'avons pas inclus l'occurrence
la nature de l'homme que l'on retrouve dans les chapitres «
Béhémah » et « L'Anoscopie » ou bien la nature
de l'âme que l'on trouve aussi dans « L'Anoscopie », ainsi
que les interjections du type dieu merci, oh Dieu, etc...
Car, Mirabeau semble évoquer par la nature de quelque chose, un
état partagé par les individus d'une même espèce, et
qui ne renvoie pas à la Nature en tant qu'entité. Par notre
relevé, on voit bien que la Nature et Dieu sont très rarement
traités ensembles ; on ne les retrouve traités ensembles que dans
les chapitres « Kadhésch » et « Béhémah
». Mais ils ne sont jamais confondus. Dans « Kadhésch »
par exemple, la Nature est cause de l'impuissance, tandis que Dieu est cause de
la stérilité ; dans « Béhémah », la
Nature génère des distinctions entre les sexes, tandis
que Dieu crée des distinctions entre l'homme et la bête.
Même un énoncé aussi simple que Dieu est l'auteur de la
Nature n'apparaît qu'indirectement dans le texte dans le suivi de
deux phrases simples : « Plus on pénètre dans le sein de la
nature, & plus on respecte profondément son Auteur [...] »
[« L'Anélytroïde » ; page 31]. Ceci montre bien que
Mirabeau évite soigneusement de confondre Dieu et Nature et qu'il veut
opérer une distinction entre ces deux notions traitées comme des
entités. Ce n'est qu'en un seul endroit que son texte fait
apparaître une synchronisation par « la loi de Dieu & celle de
la nature [qui] imposoient à toutes sortes de personnes l'obligation de
travailler à l'augmentation du genre humain [...] » [«
Kadhésch » ; page 124]. Cette conciliation concerne « les
premiers âges du monde », il semblerait donc que Mirabeau
conçoit ces deux entités dans une évolution temporelle et
que leurs lois respectives ne sont plus synchronisées passés les
premiers âges de la Création. Il faut noter que Mirabeau fait
souvent des termes Dieu et Nature des compléments du
nom ; ainsi, on retrouve beaucoup d'occurrence de l'oeuvre de Dieu ou
de fin [ou but] de la nature. De facto, le texte opère
une distinction entre ces deux entités ; c'est l'objet de notre
étude.
La nature apparaît pour la première fois dans le
texte au chapitre le « Thalaba » ; la troisième personne
remplace Dieu par la Nature qui était jusqu'alors traité à
cette personne. Il est question dans ce chapitre de la masturbation. Ce sujet
apparaît ponctuellement dans l'Erotika Biblion que Mirabeau
développe à travers plusieurs exemples : les eunuques,
l'androgynie primitive, Diogène, etc... Sa démonstration tente de
prouver que le péché ne pourrait pas être contre
nature. Pour ce faire, il déplace la notion du
péché qui regarde initialement les pratiques sexuelles
ne participant pas à la propagation de l'espèce, au
péché d'un comportement qui nuirait à sa propre
conservation. Ainsi, on pourrait penser que l'oeuvre de Dieu doit être
conservée et doit prospérer, tandis que le but de la nature est
essentiellement la propagation de son oeuvre. Et Mirabeau, partant du principe
qu'au début de la Création, la Terre devait être
peuplée, en conclut naturellement que la loi de Dieu était la
même
114 - Le Léviathan
que celle de la Nature, car son oeuvre avait besoin de se
propager pour se conserver ; mais plus le temps passait, plus la propagation de
l'homme se mit à nuire à sa propre conversation. À partir
du moment où la survie de l'espèce humaine ne dépendait
plus de son effectif numérique, les lois de Dieu ont changé, car
« si tous les glands devenoient des chênes, le monde seroit une
forêt où il seroit impossible de se remuer » [« Le
Thalaba » ; page 80]. C'est alors que les effets de la masturbation
favorisaient, dans ce cas, l'oeuvre de Dieu. Mirabeau ne l'exprime jamais
explicitement, mais en outre, il semblerait qu'il conçoive la Nature
comme la loi d'attraction, qui est bien réglée et fixée
pour la propagation, tandis que la loi de Dieu se situerait dans une
évolution prenant en compte les besoins de l'humanité et
l'injonction naturelle de la propagation à chaque instant. Puisque
l'oeuvre de Dieu peut se contraindre à être contre-nature,
c'est-à-dire contre la propagation, il est aberrant de vouloir que
l'homme adopte un comportement sur une notion du péché
définie comme contre-nature. Selon les cas, et selon les
situations et les époques, être exempt de péchés
contre-nature impliquerait un comportement agissant contre l'oeuvre de
Dieu ; c'est le fondement de la démonstration de Mirabeau qui
définit la notion du péché comme un manquement du but que
Dieu a donné à l'homme, et non pas comme une faute traumatique.
Manquer la cible n'est pas préjudiciable, puisque l'essentiel est
d'avoir une cible. Mirabeau replace continuellement le but que Dieu a
donné à l'homme dans la perspective de la conservation. Et ce but
évolue selon les besoins de la conservation de l'espèce
humaine.
Nous concentrons notre étude sur l'onanisme, car
Mirabeau l'aborde à plusieurs reprises dans son ouvrage. Il essaye de
rendre la masturbation utile à la morale et à la conservation des
hommes ; il la développe autour des problèmes comportementaux qui
ont motivé la déviation des fins de la Nature et des effets
nocifs que cela implique sur les corps et les moeurs. Il peut être
étonnant qu'il théorise Dieu et la Nature à travers
l'onanisme, mais il s'agit très clairement de la clef de voûte qui
articule la théologie avec son anthropologie. Sa conception de la
masturbation s'étale sur plusieurs chapitres, il l'illustre par la
philosophie de Diogène [« Le Thalaba »], par la mythologie
avec l'amour du dieu Pan pour la nymphe Écho [ibid.], et par la
biologie avec l'hermaphrodisme [« L'Anandryne »]. Il s'agit
maintenant d'étudier l'édifice théologique de Mirabeau qui
utilise par ailleurs plusieurs traditions spirituelles pour l'articuler avec
son projet anthropologique ; et ce, toujours dans la perspective
d'établir des relations entre corporalité et
spiritualité.
Les voies de Dieu sont impénétrables, mais
Mirabeau semble croire que l'entendement humain peut néanmoins trouver
et comprendre les prescriptions et les décisions mises en oeuvre par
Dieu pour la conservation de l'Homme. Pour ce faire, il entreprend une lecture
de la Bible par des voies de nécessité qui placent les
pratiques sexuelles contre-nature comme n'étant pas contraires aux voies
de Dieu, et qui concourraient même à son oeuvre. Ainsi, sa
démonstration montre le rapport de
La Raison du corps - 115
conséquence entre les pratiques sodomites et onanistes
avec l'avènement du Christ. Si Sodome n'avait pas été une
ville de sodomites et si elle n'avait pas été détruite
à cause de leur irrespect de la loi d'hospitalité, Loth n'aurait
pas fécondé ses filles et Jésus n'aurait pas vu le
jour1 [« Kadhésch » ; page 132] ; de même, si
Onan ne s'était pas masturbé par refus de donner une descendance
à son frère, Judas n'aurait pas copulé avec sa
belle-fille, et Jésus n'aurait pas vu le jour2 [« Le
Thalaba » ; page 71]. Aussi, Mirabeau ne conçoit pas les raisons de
la condamnation d'Onan comme un outrage au Créateur3. Bien
loin de chercher des rapports avec l'homicide, ou de remettre en cause le
lévirat4, il conçoit la mort d'Onan comme un rapport
de conséquence nécessaire faisant que « J.C. se trouve
né de Ruth étrangère, Rahab courtisanne, Bethsabée
adultère, & Thamar incestueuse du père à la fille
» [ibid.]. Il inscrit les circonstances de l'avènement du
Christ dans l'immoralité pour montrer que Dieu a voulu, en donnant son
fils à l'humanité, donner un exemple aux hommes, une voie
à suivre : les circonstances de la naissance de son fils cautionnent les
rapports sexuels jugés immoraux parce que Dieu devait montrer que les
conceptions morales fondées sur les pratiques contre-nature nuisaient
à la conservation de son oeuvre. Le texte de Mirabeau n'exprime en aucun
endroit que Dieu encourage ces pratiques, il s'agirait juste d'une modification
dans l'oeuvre de Dieu pour qu'elle puisse se conserver. Et il semblerait que
ces modifications soient des ajustements aux conséquences de la loi de
la propagation qui elle, resterait fixe et statique.
On pourrait s'étonner que Dieu encourage l'homme
à éluder les lois naturelles qu'il a lui-même
créées, et qu'il lui suffirait de changer les termes de la loi
naturelle pour remédier aux problèmes. Et ce n'est pas le seul
exemple d'une confrontation entre la volonté de Dieu et les fins de la
Nature dans le texte de Mirabeau. On retrouve au début du chapitre
« L'Anandryne », un nouveau rapport où Dieu modifie son oeuvre
pour contrer les nuisances engendrées par la loi de la propagation.
Même si le terme « Nature » n'y apparaît pas, ces
êtres doubles qui ne sont motivés que par le plaisir de s'unir
à leur alter ego sont entièrement soumis à la loi
de l'attraction naturelle. Une fois de plus, c'est pour conserver son oeuvre
que « Dieu fit un miracle ; il sépara les sexes & voulut que le
plaisir cessât après un court intervalle, afin que l'on fît
autre chose que de rester collés l'un à l'autre » [«
L'Anandryne » ; page 84]. On retrouve de nouveau une intervention divine
avec l'exemple du dieu Pan qui s'essouffle et qui risque de mourir de fatigue
en courant derrière la nymphe Écho ; pour le conserver «
Mercure ayant eu pitié de son fils Pan, qui couroit nuit & jour par
les montagnes, éperdu d'amour pour une
1 De cette union incestueuse naquît Moab,
chef de la nation des Moabites dont David est issu et dont Jésus descend
directement par sa mère.
2 Toutes ces informations se retrouvent dans
l'évangile de St Matthieu qui rappelle par ailleurs que la
lignée de Jésus a commencé avec l'histoire de Judas et
Thamar.
3 « Ce qu'il faisait déplu à Yahvé,
qui le fit mourir lui aussi », Trad. de Jérusalem, Gen.
ch. 38, v. 10.
4 Afin de favoriser la lignée, les
frères cadets devaient épouser la femme de leur frère
aîné et lui donner des enfants si celui-ci venait à
mourir.
1 Dictionnaire historique et critique,
Pierre Bayle, cinquième édition, Tome II, Amsterdam, Par la
Compagnie des
116 - Le Léviathan
maîtresse dont il ne pouvoit jouir, lui enseigna cet
insipide soulagement [la masturbation] que Pan apprit ensuite aux bergers
» [« Le Thalaba » ; page 69].
Dans le texte de Mirabeau, toute l'oeuvre de Dieu serait donc
motivée par la nécessité de la conservation ; il montre
que Dieu est à l'origine des pratiques contre-nature qui sont ainsi
concourantes à la conservation de son oeuvre. Comme rien de ce que Dieu
fait n'est immoral, Mirabeau finit par clamer l'absence de principe moral, ou
du moins il le réduit à la maxime « Mal est ce qui nuit
» [« Le Thalaba » ; page 79]. Seulement, il n'explicite jamais
l'articulation de l'oeuvre de Dieu avec la conservation. On pourrait penser
qu'il sait cette articulation fragile et vulnérable, car n'importe qui
pourrait présenter des objections sur les exemples que nous venons
d'étudier ; par exemple, il serait facile d'alléguer que le texte
biblique explicite clairement que le comportement d'Onan déplût
à Dieu au point qu'il le fît mourir, parce qu'il lui
déplaisait, et non pas pour obliger Judas à copuler avec sa
belle-fille. C'est peut-être la raison pour laquelle il maquille cette
articulation. Face à l'absence d'arguments théologiques solides,
il s'en remet à la philosophie et à la biologie pour articuler la
nécessité des pratiques contre-nature avec la conservation de
l'espèce sans passer par Dieu ; car ces démonstrations
présentent des raisons et des conclusions qui elles, sont recevables.
C'est le principe du résultat qui compte. Il démontre par la
philosophie et par la physique que cette articulation est justifiée, et
comme Dieu a donné la science et le savoir à l'homme pour qu'il
le comprenne, une argumentation philosophique appuyée par des faits et
des observations vaut largement un développement théologique.
Par exemple, il disserte sur les préceptes
philosophiques concernant la masturbation, replacées à
l'égard de la nécessité de la conservation de
l'espèce. Dans « le Thalaba », le texte aborde le cas de
Diogène afin de montrer les raisons alléguées par le
cynique pour justifier les pratiques de la masturbation : la suffisance, et la
gloire de braver les préjugés [« Le Thalaba » ; page
69]. Pour Mirabeau, la pratique serait condamnable lorsqu'elle implique
l'isolement du pratiquant qui n'a alors plus besoin d'autrui. Ce qui
entraîne une dépense d'énergie inutile en plus de l'exposer
au danger du confinement et de l'immobilisme nuisant à sa propre
conservation.
Comment poursuivre un homme qui vous dit froidement : «
c'est un besoin très impérieux ; je suis heureux de trouver en
moi-même ce qui porte les autres hommes à faire mille
dépenses et mille crimes. Si tout le monde m'eût ressemblé,
Troie n'aurait été prise, ni Priam égorgé sur
l'autel de Jupiter. » [« Le Thalaba » ; page 69]
Comme Jean-Pierre Dubost le montre, Mirabeau recopie ici
l'article « DIOGENE » du Dictionnaire de Pierre
Bayle1. On y retrouve les anecdotes sur Pan [idem ; page
70], Laïs [ibid.], la fille de joie
La Raison du corps - 117
rejetée par Diogène [ibid.], Galien
[page 73] et les vers de Martial [page 79] que Mirabeau reprend à la
suite de la note (L) du Dictionnaire de Bayle. Par ailleurs, il faut
noter que la note de Mirabeau « Hypparchia, &c. » [idem,
page 68] est incomplète. Elle renvoie à Hipparchia qui est la
femme du philosophe Crates qu'elle quitte pour Diogène. Contrairement
à ce que dit Jean Pierre Dubost1 , Mirabeau ne s'est pas
inspiré du roman, Hipparchia, histoire galante traduite du grec
attribué à Godard de Beauchamps, mais des notes (C), (D) et
(G) de l'article « HIPPARCHIA » du Dictionnaire du
Bayle2. Mirabeau en recopie là aussi des passages pour
écrire son « Thalaba » ; il a simplement suivi le renvoi de la
note (M) dans l'article « DIOGENE » du Dictionnaire de
Bayle3. En l'occurrence, la note de Mirabeau « Hypparchia,
&c. » est censée apporter des précisions sur les femmes
qui se laissent entrainer par le cynique ; mais il se contente de nommer
Hypparchia pour représenter les femmes qui ont été
séduites par l'impudicité. Mirabeau semble suggérer par
l'abréviation &c. que c'est un problème
récurrent et qui touche beaucoup de femme. Ce point est important dans
le chapitre « Le Thalaba » car l'impudicité est
spécifiquement un caractère humain qui le conditionne dès
sa naissance à être civilisé, et ce développement
est l'objet du dernier chapitre « La Linguanmanie ».
L'impudicité est la preuve que Dieu a prévu que l'être
humain doit être civilisé jusque dans ses désirs les plus
sauvages prouvant par ailleurs, qu'il a connu un état naturel. Comme la
honte et la pudeur ne sont pas des sentiments propres aux animaux, ils ne sont
donc pas naturels ; et Mirabeau montre que l'homme peut trouver les moyens, par
lui-même, de tromper les fins de la nature, et qu'il n'a en
conséquence rien à voir avec la bête. Il poursuit en
abordant la pratique de la masturbation pour montrer que les
inconvénients - le ramollissement des organes, la solitude, la fureur -
qui s'ensuivent peuvent être annihilés en pratiquant l'onanisme en
société. Et justement, Mirabeau développe dans le «
Le Thalaba », une pratique, un art, qui permettrait de concilier
l'état naturel avec l'état civilisé sans les
inconvénients de la masturbation, et sans mettre en péril la
conservation de l'espèce humaine. Ce chapitre est véritablement
l'illustration des réflexions morales contenues dans l'Erotika
Biblion, et il prépare la dissertation morale des chapitres suivant
: « L'Akropodie » et « Béhémah ». Nous
traiterons de la moralité de la nature dans un prochain chapitre ; pour
l'heure, il faut noter que Mirabeau ramène la moralité à
une question de conservation, car il semblerait que le bonheur, qui
justifierait à lui seul son projet anthropologique, est
conditionné par une libération morale de la sexualité
qu'il doit à priori juger nécessairement entravée. Par
exemple, dans « L'Akropodie », il montre que la nature
génère du beau pour prédisposer l'homme à la
procréation, tandis qu'il tempère la puissance de la loi
naturelle dans le chapitre « Béhémah » en montrant que
Dieu empêche la
Libraires, 1734, page 294.
1 Erotika Biblion, édition critique
par Jean-Pierre Dubost, éd. cit, note 45, page 127.
2 Dictionnaire historique et critique,
Pierre Bayle, éd. cit, Tome III, pages 346 à 349.
3 Id. Tome II, page 294.
118 - Le Léviathan
reproduction des êtres monstrueux. C'est aussi la
question de la génération qui est au centre des réflexions
morales de Mirabeau.
Cependant, l'article « HIPPARCHIA » de Bayle, dans
lequel Mirabeau recherche la liste des femmes séduites par
l'impudicité, ne rapporte aucun autre exemple de femme ayant tout
sacrifié au cynique. L'abréviation &c.
employée par Mirabeau cache, en fait, un manque de
référence à sa disposition. Il pourrait apparaître
alors que le risque que l'impudicité puisse se généraliser
serait un besoin pour la démonstration qui l'amènerait à
faire preuve de mauvaise foi intellectuelle. Pour bien comprendre l'enjeu de la
démonstration sur ce point, il faut admettre que Mirabeau regarde
l'état civilisé comme étant nécessairement
contraire à l'état de nature. Puisque la nature est capable, par
la loi d'attractivité naturelle, de mettre en péril la
conservation de l'oeuvre de Dieu, il est logique qu'elle ravage
généralement et facilement les conventions sociales
formées par l'habitude désuète des goûts et de
l'environnement comme par exemple la circoncision que nous avons traitée
précédemment. Et comme ces conventions sociales sont impuissantes
devant la puissance de l'homme à dévier ses pratiques sexuelles
des fins de la nature, il conviendrait de libérer la sexualité
des conventions qui ne sont plus en accord avec les goûts et
l'environnement actuel. Mirabeau présente donc une certaine mesure
à la libération sexuelle qui tient à des facteurs que l'on
travaille dans le temps ; ce n'est pas une complète libération
sexuelle telle que pourrait le suggérer une approche hédoniste de
son ouvrage, mais plutôt une perspective qui s'élaborerait dans le
temps. Même si la formation des goûts et de l'environnement
dépend en partie de l'activité du législateur, les
sociétés ne perdurent et ne prospèrent que lorsqu'elles
sont utiles à la conservation de l'Homme, car Dieu peut à tout
moment intervenir pour les supprimer. C'est pourquoi Mirabeau est
fasciné par toutes ces sectes religieuses ou philosophiques
rapportées dans l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert,
et qu'il cite dans presque tous les chapitres de l'Erotika Biblion.
Elles avaient une relation particulière avec la sexualité
provenant de leur interprétation des écrits sacrés ou
philosophiques ; et plus elles ont perduré et prospéré,
plus il les considère comme autant d'illustration des changements de
l'oeuvre de Dieu qu'il s'agit d`interpréter pour mieux connaître
les desseins du Créateur et si possible mettre en chantier, un projet
qui rentrerait dans ses vues actuelles. Loin de les condamner ou à
l'inverse, de les prendre en exemple, il les considère en philosophe,
car elles doivent nécessairement contenir une partie de l'essence divine
qui se configurerait comme une logique dans le temps, que l'être humain
peut appréhender et comprendre, pour calquer son comportement actuel sur
la marche à suivre selon les vues de Dieu. Pour revenir à
Hipparchia, l'abréviation &c. de Mirabeau relève
moins d'une mauvaise foi intellectuelle que du pari qu'il y a eu bien d'autres
femmes qui se sont laissées séduire par une philosophie ou une
croyance destructrice qui ont eu, en revanche, leur place dans
l'évolution de l'oeuvre de Dieu.
La Raison du corps - 119
En somme, la perspective chronologique avec laquelle Mirabeau
construit son projet anthropologique, l'oblige à l'articuler avec des
exemples commentés sur la sexualité dans les temps anciens et
modernes dans une logique comparative qui a pu apparaître comme une
moquerie envers les moeurs des Hébreux et autres civilisations antiques.
Comme nous venons de le voir, il s'agit en réalité de bien plus.
Par ailleurs, on s'aperçoit qu'il est nécessaire que Nature et
Dieu ne soient pas une seule et même entité, et que
l'élection de Dieu est visible selon la pérennité d'une
oeuvre ; ce qui coïncidence avec l'idée que la noblesse entretient
un rapport avec l'élection divine. Un législateur qui
parviendrait à former un projet anthropologique prospère aurait
été lui-même élu par Dieu pour le faire. C'est la
raison pour laquelle Mirabeau s'étonne au début du chapitre
« La Tropoïde » que l'on puisse concevoir Moïse comme un
imposteur et que, par conséquent, on puisse avancer que la Bible
n'est pas révélée1. Comme il observe que
le peuple juif existe encore à son époque, sa logique veut que
cette civilisation ait été menée par un législateur
élu de Dieu, en plus du fait qu'il n'existait aucun peuple avant eux
pour leur donner l'exemple. Moïse est bien un prophète puisque son
oeuvre est pérenne. Pour Mirabeau, c'est le principe du résultat
qui compte : il affiche clairement une certaine foi en un avenir positif,
puisque le faux ne dure jamais dans le temps ; il finit toujours par être
démasqué comme Mirabeau semble l'avancer au début du
chapitre « L'Anoscopie ». Le progrès n'est donc pas seulement
l'affaire du législateur, il est aussi dans l'oeuvre de Dieu qui
empêche le faux d'évoluer dans le temps. Exercer une fonction
politique aurait aussi quelque chose d'électif et de sacré pour
Mirabeau, car il appartient au législateur, tel que Moïse, à
interpréter l'oeuvre de Dieu. Si l'interprétation de Mirabeau se
concentre essentiellement sur la sexualité, c'est justement par la
tension qu'il décèle entre l'oeuvre de Dieu et les fins de la
Nature.
Le système politique de Mirabeau regarde la
pérennité comme le garant d'un bon système. Les erreurs
peuvent être corrigées soit par le législateur, grâce
aux lois et aux emménagements territoriaux, soit par la volonté
divine faisant que les aberrations ne puissent prospérer, ni même
se propager. On voit bien que ce système politique se constitue comme un
corps évoluant dans le temps, modelable comme un corps organique. C'est
la raison pour laquelle nous avons appelé notre partie le
Léviathan. Toutefois, Mirabeau considère qu'un meilleur
système est encore à naître et qu'il devra prendre en
compte la doctrine épicurienne : l'homme heureux est vertueux. De fait,
le Souverain Bien serait le bonheur, mais quel type de morale pourrait s'en
montrer garante ? Dans notre dernière partie, nous dissertons sur cette
question et nous essayons de mettre en relation les notions clefs de son
ouvrage : l'énergie, la Nature et la femme. Il nous faudra aussi
convenir que le Dieu de Mirabeau
1 « La plupart des objections sur lesquelles se fondent
les personnes qui ne peuvent croire que Moyse ait été un
interprète divin, me paroissent très insuffisantes. » «
L'Anélytroïde », Errotika Biblion, `Åí
?áéñ? ??ÜôÞñïí,
Abstrusum excudit, À Rome, de l'imprimerie du Vatican, MDCCLXXXIII
[édition de référence pour ce mémoire], page 25.
1 Voy. Lettre à Sophie, le 19 juin
1780, dans Lettres originales, écrites du donjon de Vincennes,
pendant les années 1777, 78, 79 et 80, recueillies par P. Manuel,
T. IV, Paris, Chez J. B. Garnery, 1792, page 225.
120 - Le Léviathan
n'est pas chrétien, et certainement pas dans une
doctrine religieuse ou philosophique. Il est changeant, bienveillant et
pourrait se résumer à une force conservatrice. Il y aurait donc
un angle de sa réflexion à mettre davantage en lumière :
celui de l'universalité.