Il nous faut étudier les nombreuses interactions entre
les goûts et les sens qui sont développées dans le texte de
Mirabeau. En premier lieu, nous repartons dans une étude du premier
chapitre « Anagogie », car elle détient certaines clefs
permettant la compréhension de l'ouvrage, et dans laquelle nous
réinvestissons tous les points développés depuis le
début de notre travail. Pour ce faire, nous allons de nouveau avoir
besoin de l'hypothèse de lecture de Jean-Pierre Dubost qui inscrit la
fiction Saturnienne comme l'axiome que « tout est en un flux
perpétuel de jouissance » et qui soutiendrait l'hypothèse
d'un transformisme général. Il s'ensuit que Mirabeau aurait
pensé son projet anthropologique dans le but de retrouver cet Eden
érotique qui figure l'immédiateté de la jouissance afin de
perfectionner les sens et qui constitue ainsi la « perfectibilité
de l'homme [qui] se mesure en toutes choses à son degré de
proximité ou d'éloignement par rapport à la Loi du
plaisir. »1 Comme Jean-Pierre Dubost le dit bien, la
perfectibilité entrerait dans une équation qui reposerait
essentiellement sur un équilibre quantitatif : « plus la nature
fait de frais quant à l'investissement sensoriel, plus le gain de
jouissance augmente en fin de compte. »2
En premier lieu, nous interrogeons la perfectibilité
telle que nous venons de la définir pour la replacer à
l'égard des nécessités d'un projet anthropologique
où tout est conditionné par la jouissance. En second lieu, nous
étudions les goûts et les sens qui articulent la réflexion
philosophique de Mirabeau, tout en reconstruisant les rapports de
conséquences entre les hommes, la Nature et Dieu.
Si l'argument saturnien s'inscrit dans un transformisme, la
perfectibilité conçue par Mirabeau repose sur un rapport
quantitatif. Dès lors, la jouissance, qui serait à la fois le
moyen et la fin de l'activité humaine, évacue la
nécessité d'un système politique et anthropologique. Car
si nous regardons de près la société saturnienne, on voit
bien que leur modèle politique est l'anarchie. Ils n'ont ni
gouvernement, ni monnaie, ni distinction ou rôle social particulier. On
pourrait avancer qu'il s'agirait de la négation même du projet
politique et anthropologique de l'ouvrage. Vu le naturel de l'homme à
rechercher la jouissance, la perfectibilité de Mirabeau pourrait se
réduire à une recherche d'une jouissance immédiate, ce qui
reviendrait à dire qu'il vouerait les institutions destinées
à développer les sens afin d'accomplir un métamorphisme
semblable aux saturniens, à l'inutilité. Or,
1 Erotika Biblion, édition critique
par Jean-Pierre Dubost, éd. cit, page 15.
2 Idem, page 13.
Le texte de Mirabeau ne jette aucune lumière sur
l'énigme saturnienne, sur le mystère de leur
104 - Le Léviathan
nos études précédentes ont
décelé dans ce chapitre une réflexion sur la
relativité des moeurs et de ses rapports avec le langage, et plus
précisément sur la fonction du langage qui se doit d'utiliser des
termes et des définitions compréhensibles par tous. Or, le sens
mystique de Shackerley qui lui permet de voyager sur Saturne n'est pas
partagé par tout le monde, et le récit du voyage constitue donc
pour ces semblables un langage obscur et incompréhensible tout comme
peut leur apparaître L'Apocalypse de St Jean. Le
texte de Mirabeau met l'accent sur les sens puisqu'ils sont relatifs à
la perception du monde physique, et qu'ils constituent le seul moyen de
connaissance : il faut rappeler que les Saturniens usent de leurs sens pour
partager une mémoire sans défaut qui leur permet de savoir que
leur gloire est la science, et que leur paix est le bonheur. De plus,
l'hypothèse que la perfectibilité serait ramenée à
la jouissance immédiate regarde le monde saturnien comme un Eden
érotique. Cette hypothèse témoigne peu d'égard au
titre du chapitre, « Anagogie », qui se définit comme une
lecture de la Bible illustrant la consistance de la vie
éternelle et qui assimile les plaisirs célestes à ceux
procurés par le respect et l'observance des règles d'une vie
pieuse et religieuse. La lecture anagogique, pour assimiler les plaisirs du
paradis à ceux d'ici-bas et ainsi donner une réalité
à l'éternité, doit décrire les délices du
juste et du fidèle. Or, les efforts de Shackerley pour rendre les effets
des plaisirs saturniens s'avèrent vains, en raison de son
impossibilité sensorielle à saisir les moeurs, le langage et les
pensées de l'être saturnien. Pour ce faire, le texte de Mirabeau
compare le lecteur et Shackerley même, à un aveugle de naissance
qui chercherait à saisir la vue.
Je ne connais point d'exemple plus propre à montrer
l'impossibilité d'expliquer des sens dont on est dépourvu ; et
cependant toutes les affections et les qualités morales dérivent
des sens ; c'est par conséquent sur les observations qui leur sont
relatives, que l'on pourrait uniquement fonder ce qu'il y
aurait à dire sur le moral de ces êtres d'une espèce si
différente de la nôtre. [« Anagogie » ; page 17]
Nous avons souligné en gras le terme qui exclue toute
possibilité de connaissance sur une espèce dont les sens sont
inconnus de l'espèce humaine. Par ailleurs, il faut noter que Mirabeau
emploie le terme moral soit au masculin, soit en tant
qu'épithète d'une affection ou d'une qualité ; comme il
semble lui donner une valeur appréciative selon une norme, il ne s'agit
pas de la dichotomie absolue du bien et du mal appartenant aux conceptions
morales d'une espèce, mais à un ensemble de goûts
dépendant de leur constitution et de leur environnement, et qui
participent ou non à leurs moeurs. Les qualités d'une
espèce ne peuvent être comprises que par ses semblables qui
possèdent les mêmes attributs sensoriels. Les sens et les
goûts du Saturnien étant impossibles à comprendre, la
révélation de Shackerley est une aberration
incompréhensible. La société saturnienne ne peut
constituer un Eden perdu ; leur perfectibilité idéale est
vouée à l'inaccomplissement pour l'homme puisqu'elle est
inconcevable pour l'espèce humaine.
La Raison du corps - 105
perception, sur leur politique, sur leurs goûts et sur
leurs sens. De plus, il encadre la description de Saturne et des Saturniens par
l'intérêt et les menaces de l'inquisition religieuse. Ce n'est pas
vraiment Shackerley qui est exposé à ces risques, - il est mort
depuis longtemps - mais ceux qui doivent interpréter le texte
sacré et lui donner du sens, c'est-à-dire les stupides
magistères italiens. Leur interprétation du manuscrit doit lever
le voile sur la révélation ; démarche stupide, vu
l'impossibilité de comprendre l'expérience de Shackerley. Et il
n'est pas anodin que les institutions religieuses interviennent dans ce premier
chapitre. La façon dont le texte de Mirabeau les fait interagir avec le
manuscrit implique qu'elles ont un certain intérêt pour les
Saturnien. Et si les Saturniens représentent l'espèce dont la
perfectibilité enviable pour l'homme s'est générée
au contact d'une jouissance immédiate et permanente, alors les
institutions religieuses participeraient d'une façon ou d'une autre au
projet anthropologique de Mirabeau. Or, à part Moïse, ses lois, et
les communautés religieuses pratiquant certains rites sexuels, il
n'existe aucun passage dans la suite de l'Erotika Biblion qui aborde
à nouveau de près ou de loin, les institutions religieuses.
C'est en cherchant dans l'article « SENS EXTERNES »
de l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert que l'on peut
comprendre leur rôle et leur présence dans ce premier chapitre. On
peut penser que Mirabeau s'est appuyé sur quelques pages de
l'Encyclopédie lors de l'écriture de ce chapitre. On y
retrouve notamment un lien entre Dieu et les sens qu'il a donné à
l'homme, ainsi qu'une présentation des sens mystiques dans l'article
« SENS DE L'ÉCRITURE ». Ces deux articles se situent sur deux
feuilles l'une à côté de l'autre, on peut donc envisager
qu'il avait ce feuillet avec lui1. La présence des
institutions religieuses dans le texte de Mirabeau peut s'expliquer par le lien
entre les sens humains, les sens mystiques, et l'oeuvre de Dieu. Nous
présentons donc en premier lieu, un extrait de l'article « SENS
EXTERNES ».
Le créateur n'a pas voulu donner un plus grand nombre
de sens ou des sens plus parfaits, pour nous faire
connaître ces autres peuples de matière, ni d'autres modifications
dans ceux mêmes que nous connaissons. Il nous a refusé des ailles,
il a fixé la médiocrité de la vue qui n'aperçoit
que les seules surfaces surface des corps. Accuserons-nous le ciel d'être
cruel envers nous et envers nous seuls ?2
La possible perfectibilité des sens reposant
sur le flux perpétuel de jouissance est en contradiction avec la
limitation des sens humains selon l'oeuvre de Dieu qui est indépassable.
De plus, la voix narrative, c'est-à-dire le traducteur du manuscrit,
rapporte et commente les propos de Shackerley au discours indirect ; le texte
de Mirabeau évite soigneusement tout rapport direct entre Shackerley et
l'autre peuple de matière. Par ailleurs, il n'y existe aucune trace de
moquerie envers le créateur.
1 Encyclopédie ou Dictionnaire
raisonné des sciences, des arts et des métiers, par une
société de gens de lettres, Paris, Chez Briasson, David, Le
Breton et Durand, 1751-1765, tome 15, pages 29 et 31.
2 Article « SENS EXTERNES »,
ibid.
106 - Le Léviathan
Finalement, la révélation de Shackerley pointe
les limites que l'imagination peut atteindre pour montrer que l'esprit humain
ne peut dépasser l'oeuvre de Dieu. C'est en ce sens que la nature
saturnienne ne peut pas constituer un modèle de perfection pour l'homme.
Si Mirabeau relève les thèses métamorphistes dans un
récit qui ne livre aucune clef de compréhension, c'est
peut-être parce qu'il ramène ces thèses à des
rêveries livrées par des sens mystiques. Ce passage de
l'Encyclopédie est situé sur le même feuillet qui
contient l'article « SENS DE L'ECRITURE ». En imaginant la situation
carcérale de Mirabeau, on peut aisément concevoir qu'il pouvait
le posséder, qu'il l'avait sous les yeux, et qu'il sait ce qu'une
lecture anagogique implique. Et comme toutes ses sources, il ne pouvait pas
être en possession des ouvrages en entier, seulement de quelques pages
envoyées par correspondance. On trouve à la fin de l'article
« SENS DE L'ECRITURE », après les explications concernant les
cinq façons de lire la Bible, une réflexion concernant
le crédit que l'on peut donner à une interprétation
mystique de l'Écriture. Cet extrait nous intéresse parce qu'il
évoque les positions de l'institution religieuse lorsqu'une
révélation mystique veut se constituer en doctrine ; il
évoque aussi les meilleurs moyens d'avoir des certitudes sur la
matière religieuse qui consiste à s'en tenir à la lecture
littérale de la Bible. Or, notre étude a montré
que, dans son ouvrage, Mirabeau s'est attaché à repousser toutes
les lectures de la Bible autres que littérales. Ramener le
métamorphisme à une révélation anagogique dont les
fondements sont discutables peut remettre en question le fait que Mirabeau a
développé son ouvrage autour de l'axiome « tout est en flux
perpétuel de jouissance ».
D'ailleurs, comme chacun peut imaginer des sens
mystiques, selon sa pénétration ou sa piété,
chacun par la même raison a le droit de les rejeter ou d'en imaginer de
contraires. Il faut cependant observer que dès qu'un sens
mystique est autorisé par l'église ou par le concert unanime
des pères, ou qu'il suit naturellement du texte, & que
l'Écriture même le favorise, on en peut tirer des preuves &
des raisonnements solides. Mais le plus sûr en matière de
controverse est de s'attacher au sens littéral, parce qu'il est
fort aisé d'abuser du sens allégorique.1
Cet extrait peut expliquer le qualificatif « vrai
croyant, dit le manuscrit » [« Anagogie » ; page 8],
conférant ainsi à Shackerley le droit d'écrire une
révélation incompréhensible tant que des
éléments irréfutables ne viennent pas la contredire.
L'article de l'Encyclopédie ajoute qu'une interprétation
mystique ne doit être reçue comme vraie que lorsqu'elle « est
autorisé[e] par l'église ou par le concert unanime des
pères, » ; ce qui expliquerait aussi le choix du
détournement référentiel de l'édition princeps
« Par l'imprimerie du Vatican, à Rome ». Ce n'est pas
tellement de l'autorité du Magistère dont Mirabeau se moque, mais
de la crédulité attachée aux institutions
prétendant détenir des vérités
incompréhensibles et obscures. Car sa proposition finale de
présenter « à l'Europe savante, une édition [du
manuscrit de Shackerley] non moins authentique que celle des livres
sacrés de Brames, »
1 Article « SENS DE L'ÉCRITURE »,
ibid.
La Raison du corps - 107
[« Anagogie » ; page 22] à l'instar
d'Anquetil-Duperron qui « sait le zend et le zendhi » [idem]
implique une déconsidération propre de toute vérité
sortie d'un texte ou d'une pensée par un sens mystique. Non pas qu'il ne
peut détenir aucune vérité, mais que la réflexion
est proprement inaudible et inutile de par leur impuissance à conduire
l'humanité vers un stade de perfection plus avancée ; le stade
d'une perfection sensorielle étant dès lors déjà
atteint et donc parfait en ce qui regarde l'homme. La controverse repose alors
par l'analogie entre les écrits de Shackerley et ceux de Saint Jean :
quiconque ne croirait pas au mythe saturnien remettrait en question le
cheminement d'une foi aveugle en des dires prophétiques, ce qui
mérite l'auto da fé même si l'on ne comprend rien aux dires
des deux auteurs.
En outre, il serait légitime de se demander si
Mirabeau ne ramènerait pas plutôt les thèses
métamorphistes à des révélations mystiques ; s'il a
bien compris Diderot, et s'il ne cherche pas plutôt à se moquer de
sa philosophie en ramenant son matérialisme à des croyances
fondant un système religieux à son tour. Quoiqu'il en soit, la
perfectibilité des Saturniens, qu'elle ait des liens avec
l'environnement ou non, est incompatible avec la limitation des sens humains.
En somme, ce n'est pas en stimulant les sens que l'on parviendra à
l'avènement de l'Homme en Saturnien ; mais ça serait plutôt
en altérant ses goûts, donc ses moeurs qui eux, fondent la base du
lien social dans l'anthropologie de Mirabeau. Il s'agit maintenant de voir les
articulations entre les goûts, la physique et la loi de la Nature pour
continuer l'étude de son projet anthropologique.
Pour mener la suite de notre étude, nous avons
relevé plusieurs problématiques qui articulent les sens et les
goûts dans l'anthropologie de Mirabeau. Nous avons précisé
que les sens dépendent de la physique et que les goûts sont
naturels. Or, la physique, que l'on définit ici comme des modifications
de la matière produisant des phénomènes, et la Nature
définie comme la force d'attraction qui encourage la procréation
et qui est déterminé par le beau, sont deux choses
interdépendantes dans la pensée de Mirabeau.
Les sens peuvent altérer les goûts et
inversement ; cette articulation fonde le projet anthropologique de Mirabeau
destiné à procurer de l'ordre dans une société
faite pour le bonheur. Nous verrons plus tard la question de la
moralité. Nous nous en tenons sur ce point et pour cette étude,
aux propos de Charles Hirsch qui remarque que « les articulations ne
grincent, chez Mirabeau comme chez tous ses contemporains, qu'en raison d'une
conception faussée de la nature. »1 Mais cela
n'empêche pas moins que sa conception de la Nature rentre dans un
schéma politique cohérent : il cherche à établir
une législation qui, prenant en compte les moeurs initiales d'un peuple,
adapterait
1 OEuvres érotiques de Mirabeau,
collection L'Enfer de la Bibliothèque Nationale, Fayard, 1984, page
18.
1 C'est la raison pour laquelle Mirabeau
présente dans « La Tropoïde », toutes les perversions que
Le Lévitique cherchait à redresser.
108 - Le Léviathan
ses lois en conséquence dans le but de travailler les
goûts naturels déterminants les moeurs, qui sont impossibles
à révoquer par la force répressive des
lois1.
Quiconque est conformé de manière à
procréer son semblable, a évidemment droit de la faire ; c'est le
cri de la nature qui est la souveraine universelle, et dont
les lois méritent sans doute plus de respect que toutes ces idées
factices d'ordre, de régularité, de principes, dont nous
décorons nos tyranniques chimères, et auxquelles il est
impossible de se soumettre servilement ; qui ne font que d'infortunées
victimes ou d'odieux hypocrites, et qui ne règlent rien, pas plus au
physique qu'au moral que les contrariétés faites à la
nature ne peuvent jamais ordonner. [« Linguanmanie » ; page 180]
Dans la perspective de Mirabeau, les lois ne doivent pas
contrarier les injonctions naturelles à la propagation de
l'espèce, mais elles peuvent procurer de l'ordre en établissant
une législation régulatrice des goûts naturels ; il observe
cette possibilité dans la perspective que les opérations de la
Nature sont « opérées à tout instant,
exposées en tout tems & pour tous les tems à sa contemplation
[de l'homme] » [« L'Anélytroïde » ; page 28].
Mirabeau avance clairement, non sans génie, que la Nature se
recrée sans cesse, mais en plus, que l'homme peut observer ces
changements et s'y adapter. Cet axiome induit des conséquences sur les
sens et les goûts. Ils peuvent évoluer selon les opérations
de la Nature. Mirabeau distingue dans l'entité Nature, la loi
naturelle qui ne change pas, à savoir celle qui vise la
procréation en déterminant ce qui est bien par ce qui
est beau, et l'environnement qui est relatif à
l'activité humaine, et qui peut être modifié pour favoriser
l'adaptation des espèces. La Nature, tel que l'entend Mirabeau, est bien
plus qu'une loi d'attraction entre les hommes, elle relève de
l'environnement, de la physique, et offre par ses réactions et ses
modifications par l'activité humaine, des possibilités pour
modifier les goûts et les moeurs. Elle constitue la base sur laquelle
peut agir une législation. Du moment où elle prend en compte que
la loi de la Nature, cette « loi générale, à laquelle
ne dérogent les modifications particulières, qu'autant que les
passions, les goûts, les moeurs, soumis à un rapport direct avec
les législations et les gouvernements, mais toujours subordonnés
à la constitution physique dominante dans tel ou tel climat,
s'écartent plus ou moins de la nature contrariée par l'homme
» [« L'Akropodie » ; page 104], on en conclurait vite que la
physique déterminerait les moeurs et les goûts. Ce qui
l'amène à la maxime que « la physique éclairée
doit être le guide éternel de la morale » [« L'Akropodie
» ; page 107].
Par ailleurs, Mirabeau pense que la base du lien social ne
relève pas de la loi naturelle qui n'a d'ailleurs aucune
moralité, mais plutôt des moeurs et des goûts qui, quand ils
sont partagés, sont démultipliés et peuvent s'exercer avec
plus de facilité et de sécurité. Dans ses traités
politiques antérieurs à l'Erotika Biblion, il
réfléchit à la façon d'établir de l'ordre
dans une société sans devoir
La Raison du corps - 109
sacrifier les droits et les goûts naturels ; il estime
que ces derniers ne constituent pas d'obstacle à la
nécessité d'ordre dans une société dès lors,
justement, que son but est de conserver et de démultiplier les
facultés à user des droits naturels.
Les hommes n'ont rien voulu ni dû sacrifier en se
réunissant en société ; ils ont voulu et dû
étendre leurs jouissances et l'usage de la liberté par les
secours et la garantie réciproque. Voilà le motif de la
subordination qu'ils rendent à l'autorité souveraine, à
qui le peuple a confié sa défense et sa police. Les citoyens
conservent dans la société bien ordonnée tout
l'étendue de leurs droits naturels, et acquièrent une beaucoup
plus grande faculté d'user de ses droits.1
Cet optimisme contraste fortement avec les idées de
Hobbes, l'homme est un loup pour l'homme, qui définit la
liberté comme l'absence d'obstacle pour exercer sa volonté
propre, et la loi de la nature comme l'injonction de sa propre
conservation2. Mirabeau replace le jugement de l'individu, qu'il
soit instinctif ou non, sur les mesures à entreprendre pour sa propre
conservation à une prise de conscience collective du fait que le plaisir
est démultiplié lorsqu'il est partagé. Son axiome est
différent : la loi naturelle n'est plus soumise à une logique de
conservation, mais de propagation. Il conçoit donc la liberté
comme l'absence d'obstacle aux plaisirs liés à la propagation. On
voit bien que la jouissance est au centre du lien social, mais elle ne
constitue que l'axiome de son anthropologie, et non pas son
développement. Si la jouissance est la motivation pour s'établir
en société, elle n'est pas suffisante ; il faut encore que les
individus partagent les mêmes goûts pour les mêmes choses. Ce
n'est que lorsque les goûts sont partagés que la
société est stable et sécurisée, car les
comportements pouvant nuire à l'ordre général ne peuvent
pas y naître. Le projet anthropologique de Mirabeau est donc de faire en
sorte que tout le monde partage les mêmes goûts, et si possible les
meilleurs goûts que la nature humaine est capable de développer.
Sa réflexion sur les sens et le sensualisme n'est finalement là
que pour montrer que tous les hommes sont semblables, en ceci que leur
connaissance et leur compréhension mutuelle dépendent des
mêmes contingences ; à savoir, que « la volupté
est & doit être le mobile tout-puissant de notre espèce
» [« L'Akropodie » ; page 107]. Le projet anthropologique
de Mirabeau est de définir les moyens mis à disposition d'une
législation pour façonner les meilleurs goûts possibles
grâce à la modification de l'environnement.
La Nature, en se récréant sans cesse, peut
être modifiée par l'activité humaine ; et le changement de
l'environnement altère les goûts et par conséquent l'ordre
d'une société. Pour que la physique éclairée
constitue une morale, c'est-à-dire l'ensemble des conventions qui
forment un obstacle aux attitudes contrariant l'ordre général, il
faut que la législation favorise l'éclosion des meilleurs
goûts
1 Essai sur le despotisme, Londres, 1775,
pages 44 et 45.
2 Cf. Chapitre XIV, « Des deux
premières lois naturelles, et des Contrats », Leviathan or The
Matter Forme, London, 1651.
110 - Le Léviathan
possibles par des modifications de l'environnement dont les
effets ont été étudiés et
expérimentés, et non pas par des lois. Et justement, dans le
chapitre « L'Akropodie », Mirabeau expose les effets que peuvent
avoir les changements des moeurs liés à l'activité humaine
concentrée en un seul endroit. Il prend pour exemple Paris pour
étudier ces relations. Dans cette partie de la démonstration, il
s'agit de montrer qu'une morale peut très bien garantir l'ordre sans
porter atteinte au désir de procréer, à la loi naturelle
de la propagation. En partant des théories de l'Esprit des lois
de Montesquieu dont il prend les développements des effets des
climats sur le corps et sur les esprits, il élabore les effets des
aménagements urbains et la prolifération des institutions au
même endroit sur la morale. Il cherche moins à déterminer
si les modifications de l'environnement de Paris ont été
entraînées par les goûts déjà présents
et inversement, qu'à présenter les relations entre les moeurs et
les institutions humaines.
Par exemple, la loi respective de l'amour physique des pays
septentrionaux & des méridionaux est très
atténuée par les institutions humaines. Nous nous sommes
entassés en dépit de la nature dans des villes immenses ; et nous
avons ainsi changé les climats par des foyers de notre invention dont
les effets continuels sont infiniment puissants. À Paris, dont la
température est bien froide en comparaison même de nos provinces
méridionales, les filles sont plutôt nubiles que dans les
campagnes mêmes voisines de Paris. Cette prérogative, plus
nuisible qu'utile peut-être, tient à des causes morales,
lesquelles commandent très souvent aux causes physiques ; la
précocité corporelle est due à l'exercice précoce
des facultés intellectuelles, qui ne s'aiguisent guère avant le
tems qu'au détriment des moeurs. [« L'Akropodie » ; page
104]
Pour Mirabeau, la morale parisienne présente deux
causes : le climat chaud, qui fait que les jeunes filles sont nubiles plus
tôt, et les goûts déjà présents du peuple
parisien, qui ont quelques rapports avec le développement des
facultés intellectuelles. Comme les attraits naturels sont
développés plus tôt, et que l'éducation consiste
à les préserver avant le mariage, ces jeunes filles peuvent
contrarier des hommes dans leur droit à la propagation ; ce faisant,
cette éducation dégrade les moeurs et trouble la
société. La morale et les lois parisiennes seraient donc
mauvaises car les goûts parisiens ne sont pas adaptés au climat et
inversement. Par ailleurs, notons que Mirabeau ne juge pas si le
développement précoce du corps est bon ou mauvais, il ne fait
qu'observer la nocivité des articulations morales qui en
découlent lorsque le développement de l'esprit ne suit pas la loi
de la propagation. Pour y remédier, Mirabeau développe plus loin
dans son chapitre, les nouveaux moyens dont dispose une bonne
législation. Pour modifier les goûts, elle peut aussi former des
institutions éducatives capables de redresser les effets moraux
nuisibles en respectant les goûts et l'environnement déjà
formés. L'éducation apparaît aux yeux de Mirabeau comme une
transmission des goûts qui, quand elle n'est plus adéquate au
climat provoque des problèmes moraux, mais qui peut aussi les
résoudre.
L'enfance est plus courte ; l'adolescence hâtive
devient héréditaire ; les fonctions animales & l'aptitude
à les exercer s'exaltent (car se perfectionnent ne seroit pas le mot) de
génération en génération. Or les dispositions
corporelles et les facultés de l'âme sont entre
La Raison du corps - 111
elles dans un rapport qui peut être transmis par la
génération. Grande vérité qui suffit pour faire
sentir de quelle importance serait pour les sociétés une
éducation nationale bien conçue ! [« L'Akropodie » ;
page 105]
La recréation de la Nature lui permet d'aborder les
effets de l'éducation sur le long terme. On voit bien comment
l'éducation peut réformer les goûts, mais il faut qu'elle
soit nationale afin que tout le monde les partage, ce qui préserverait
la société d'un déchirement. Notre reconstruction montre
la manière dont Mirabeau conçoit les moeurs comme le
résultat des goûts et des climats, ainsi que sa conception de la
morale qui est définie dans les articulations entre les moeurs et la loi
de la propagation. Son projet anthropologique se situe dans une perspective
évolutive de la société, à la fois dans son
environnement, et dans sa régénération. En somme, il
s'articule pleinement avec sa conception de la Nature qui est à la fois
la modification environnementale, et l'attraction de la procréation.
Lors de cette étude, nous avons vu plusieurs notions
qui définissent l'anthropologie de Mirabeau. Nous nous sommes surtout
concentrés sur les rapports entre la Nature et les hommes qui sont
fondés du point de vue du législateur. En ce sens, l'Erotika
Biblion est un ouvrage fait pour une élite intellectuelle assumant
les hautes fonctions. Seulement, le projet anthropologique de Mirabeau
développe aussi un rapport aux commandements de Dieu. Toutes nos
études ont du moins révélé un rapport profond et
constant avec la Bible. Il s'agit maintenant de voir comment sa
conception de Dieu, ou plutôt de l'ouvrage de Dieu, s'insère dans
son projet anthropologique.