Le personnage de Jérémie Shackerley peut
référer à l'astronome et mathématicien anglais
Jeremy Shakerley qui se serait adonné à l'astrologie brahmanique
au milieu du XVIIe siècle1. Ses
découvertes, relatées dans le chapitre « Anagogie »,
figurent le manuscrit de Shackerley décrivant son voyage sur Saturne. Et
justement, il s'avère que le mathématicien a effectivement
porté à la connaissance de l'Europe de vieilles traditions
ésotériques et d'anciennes spiritualités toujours
pratiquées en Orient. Mais c'est toujours au nom de la science et de la
connaissance que Shakerley rapportait l'intérêt de ses textes, et
non pas dans la volonté de convertir ses contemporains à cette
foi païenne. Loin de louer cette intention, le texte de Mirabeau en fait
le fondement d'une littérature inspirée tout au long du chapitre
« Anagogie », en opérant le déplacement de l'âme
de Shackerley dans le monde immatériel qui révèle des
vérités absolues par un moyen de locomotion tout à fait
absurde. Et à la fin du chapitre « Anagogie », il opère
une analogie entre le manuscrit de Shackerley, avec les livres sacrés de
Brames rapportés par Anquetil-Duperron2 ; il se place ainsi
dans le giron de la querelle née des doutes sur leur
authenticité3 . Aux yeux de Mirabeau, ces deux personnages
présentent des points communs : leurs recherches concernent la
même spiritualité, et ne sont motivés
1 En vérité, il peut s'agir d'une
surinterprétation d'une de ses lettres, adressée à un
certain Henry Osborne depuis Surat (Inde) en janvier 1653 ; malheureusement, je
n'ai pas eu l'occasion de vérifier la teneur de la correspondance.
2 C'est ce que dit le chapitre « Anagogie
» à la page 22 ; mais en vérité, il n'a
rapporté que des commentaires sur les livres sacrés zoroastriens
et non pas les textes sources.
3 Nous renvoyons le lecteur désireux de
s'informer des circonstances et du contexte de la querelle aux travaux de
Claire Gallien, « Une querelle orientaliste : la réception
controversée du Zend Avesta d'Anquetil-Duperron en France et en
Angleterre » dans Littérature classiques 2013/2
(N°81), pages 257 à 268.
98 - Le Léviathan
que par le besoin de trouver des réponses à un
problème existentiel propre. Anquetil-Duperron s'est aussi rendu
à Surat pour en rapporter la sagesse gnostique ; mais à la
différence de Shakerley dont les croyances spirituelles sont un peu
floues, il s'est ouvertement et complètement adonné et converti
à ces mystères. On retrouve d'ailleurs dans les OEuvres
complètes de Diderot1, une lettre d'Anquetil-Duperron
décrivant ses manoeuvres pour parvenir à ses fins. Diderot se
moquait de ce dernier qui voulait convaincre les prêtres brahmaniques
d'entamer la traduction des anciens livres indiens en leur faisant fait part de
l'exemplarité de ses moeurs qui, par ailleurs, s'apparentent fortement
au jeûne ascétique attendant la révélation. De par
son attitude austère, Anquetil-Duperron croyait au monde
démiurgique et regardait le corps comme une enveloppe imparfaite
emprisonnant l'âme éternelle qui est intacte d'impureté.
L'attitude de Shakerley et d'Anquetil-Duperron était
bien connue puisque leurs lettres pouvaient être un objet de lecture dans
les salons. Souhaitant aussi s'en moquer, Mirabeau a donc reproduit les
qualités d'un manuscrit ancien qu'il attribue à Shakerley et qui
rappelle le débat autour du texte ramené de Surat. C'est
l'intention des deux savants, leurs espoirs de trouver des
vérités dans des textes primordiaux qui sont tournés en
ridicule, par un doute sur l'authenticité des textes d'une part, mais
aussi par le fait qu'ils cachent leurs motivations sous couvert d'une
entreprise scientifique. Nulle part, le texte de Mirabeau ne remet en question
l'intérêt scientifique de posséder une traduction de ces
ouvrages, mais l'intention réelle de leurs auteurs. Ces derniers
voileraient sous l'apparence d'une démarche scientifique, un besoin
propre et personnel d'obtenir des réponses existentielles. D'ailleurs,
Diderot évoque lui-aussi les motivations réelles et
secrètes de ces savants en donnant par exemple les raisons de «
celui-ci [Anquetil-Duperron ; qui] vous dira qu'il est consumé du
désir de connaître ; qu'il s'éloigne de sa patrie par
zèle pour elle ; et que, s'il s'est arraché des bras d'un
père et d'une mère, et s'en va parcourir, à travers mille
périls, des contrées lointaines, c'est pour en revenir
chargé de leurs utiles dépouilles [des efforts fournis à
cette entreprise] »2. Anquetil-Duperron est ici
considéré comme un explorateur de l'éternel qui ne
trouvera rien avec ses méthodes, le texte de Diderot montre qu'il
n'obtiendra pas ce qu'il est venu chercher car l'objet de sa quête, la
paix, ne se trouverait que dans la mort. Car à la suite de la
description de l'entreprise de l'orientaliste français, il souligne
l'inutilité d'une telle dépense d'énergie.
Ô bienheureux mortels, inertes, imbéciles,
engourdis ; vous buvez, vous mangez, vous dormez, vous vieillissez, et vous
mourez sans avoir joui, sans avoir souffert, sans qu'aucune secousse ait fait
osciller le poids qui vous pressait sur le sol où vous êtes
nés.
1 Salons, Tome II dans OEuvres
complètes de Diderot, Volume IX, Paris, Chez J. L. J.
Brière, 1821, page 356, note de l'éditeur.
2 Idem, page 359.
La Raison du corps - 99
On ne sait où est la sépulture de l'être
énergique. La vôtre est toujours sous vos pieds.1
Il n'existe que trois autres occurrences de « la
sépulture de l'être énergique » dans la production
littéraire de Diderot2 et elles renvoient toutes au
développement de la condition humaine tourmentée. Le terme
sépulture évoque la mort, l'inaction et donc la paix
éternelle ; la sépulture peut aussi renvoyer au lieu où il
y aurait le moins d'interaction possible entre la matière sensiblement
active, le végétal et l'organique, avec la matière
sensiblement inerte, le minéral. C'est la raison pour laquelle Diderot
considère que l'être qui recherche son âme3,
c'est-à-dire une partie de lui-même qui ne serait pas
matière et donc hors du monde physique, a déjà un pied
dans la tombe. Dans le texte de Diderot, la recherche de la paix trouve une
réponse orchestrée par la voix de la vérité
immortelle - peut-être même d'une divinité, par
l'interjection « Ô bienheureux mortels » - se faisant terrible
et implacable. Le ton de la voix divine est l'inverse de la paix
recherchée par le personnage dépeint par Diderot. Notons aussi
qu'une fois que ce dernier a été introduit dans le texte, la voix
divine apparaît suite au récit de la rencontre entre le sauvage
Moncacht-Apé4 et le chef d'une nation étrangère
qui était venu le consulter.
Le texte de Mirabeau présente les mêmes
procédés, donc les mêmes significations, à deux
différences près. La première est que le personnage
principal n'est pas Anquetil-Duperron, mais Shackerley qui visite un peuple
étranger, les Saturniens, pour en tirer des vérités comme
le fait le chef d'une nation étrangère avec Moncacht-Apé.
Et la deuxième est située dans la conclusion du voyage de
Shackerley qui finit par admettre que « la véritable gloire d'un
être intelligent est la science, et la paix son vrai bonheur »
[« Anagogie » ; page 22]. Le texte de Mirabeau évacue
l'adresse directe de Dieu au lecteur - du moins, d'une voix qui n'est pas
humaine -, comme on peut la retrouver dans l'adresse de Diderot, ou même
dans celle de Voltaire d'ailleurs5, pour la repositionner dans la
finalité du cheminement anagogique et ascétique de Shackerley et
donc comme la seule vérité logique que l'on peut trouver dans ces
types de recherche. C'est une vérité générale et
banale que « la triste
1 Idem, page 356.
2 Lettre du 10 février 1769, et
Lettre à Sophie de 1763. Il s'agirait d'un syntagme
employé par le philosophe pour digresser sur l'énergie. Pour
compléter notre étude sur ce point, nous renvoyons aux travaux
d'Elisabeth Zawisza, « Une lecture littéraire des lettres de
Diderot à Marie Madelaine Jodin » dans Diderot Studies
XXIX, edited by Diana Guiragossian Carr, Librairie Droz S.A, 2003.
3 Dans l'Entretien entre M. d'Alembert et M.
Diderot, Diderot met en correspondance les termes âme et
chair dans la bouche de sa fille ; il est donc difficile d'approfondir
la signification de ce rapport. Néanmoins, cela pourrait vouloir dire
que seule la matière faite de chair pense qu'elle a une âme. Cf,
Mémoires, correspondance et ouvrages inédits de Diderot,
publiés d'après les manuscrits confiés, en mourant, par
l'auteur à Grimm, tome IV, Paris, Paulin, Libraire-éditeur,
Alexander Mesnier, Libraire, M. DCC. XXXI, page 109.
4 Explorateur amérindien dans la
région du Mississippi au début des années 1700 ; il est
évoqué dans les mémoires de Jean-Baptiste Le Masrier,
Mémoires historiques sur la Louisiane, Paris, Chez CL. J. B.
Bauche, 1753.
5 « Prends garde, ô homme ! [...] Tu es né,
tu vis, tu agis, tu penses, tu veilles, tu dors, sans savoir comment. Dieu t'a
donné la faculté de penser, comme il t'a donné tout le
reste ; et s'il n'était pas venu t'apprendre dans les temps
marqués par sa providence que tu as une âme immatérielle et
immortelle, tu n'en aurais aucune preuve ». Cf. article « Âme
», Dictionnaire philosophique et portatif de Voltaire.
100 - Le Léviathan
expérience de tant de siècle nous enseigne
encore vainement » [« Anagogie » ; page 21]. Il faut noter que
lorsque Shackerley formule sa conclusion concernant la gloire et la paix, une
proposition incise à la première personne appuie cette
conclusion1 ; ce n'est pas la voix de Shackerley, mais celle de la
voix narrative, ou dissertative, si l'on peut dire. C'est l'usage de la
première personne qui soutient l'analogie avec Anquetil-Duperron ; elle
participe à la controverse autour de ces travaux scientifiques, et
montre ainsi qu'elle contribuerait à la diffusion des savoirs
grâce à la traduction du manuscrit de Shackerley tel que le fait
Anquetil-Duperron avec les livres sacrés de Brames. On peut en conclure
que ces deux entreprises, étant vaines et stériles,
constitueraient une dépense d'énergie inutile. La logique
énonciative du texte de Mirabeau ramène la démarche d'un
savant qui, au nom de la science, s'intéresse de près aux textes
sacrés à une démarche personnelle guidée par la
foi. L'intérêt général ne pourrait donc pas
être servi par des croyances propres travesties en démarches
scientifiques.
C'est finalement la question du progrès qui au centre
de cette étude. On constate que ces deux personnages, Shackerley et
Anquetil-Duperron, sont décrits par Mirabeau comme deux êtres qui
veulent se défaire de leurs sens pour mieux appréhender le monde
parfait des idées et de l'immatérialité afin d'y trouver
une connaissance absolue, une sagesse salutaire ; ils sont donc à
l'exact opposé de l'être sensualiste qui ne peut connaître
le monde que par l'usage de ses sens. Mirabeau estime que l'énergie
inutilement dépensée constitue une perte de progrès. En
plusieurs endroits de l'Erotika Biblion, la considération que
l'énergie n'est malheureusement pas réinvestie dans le
progrès est évoquée par l'emploi de la première
personne. En outre, il s'agit d'une considération personnelle qui
considère la perte d'énergie d'une personnalité historique
ou mythologique comme un dommage au progrès des connaissances humaines
au nom d'un questionnement existentiel absurde. De plus, l'emploi de la
première personne alimente le texte avec la tonalité de la
controverse : le « je » implique un rapport conflictuel avec des
individus, ce qui est justement le nerf de la querelle.
- « Anagogie » : rapport avec
Anquetil-Duperron au sujet de la traduction inutile des livres sacrés de
Brame ; page 22.
- « L'Anélytroïde » :
rapport avec Moïse au sujet des doutes stériles qui sont
formulés sur son élection divine ; page 25.
- « L'Ischa » : rapport avec Jacques
del Pozzo au sujet de l'aberration de douter de la perfection
avérée de la femme par l'Écriture ; page 40. Puis rapport
avec Schurman au même sujet2 ; page 43.
1 « Les plaisirs stériles ou factices n'y
régnoient pas plus que le faux honneur ; & l'instinct de ces
êtres fortunés [Les Saturniens] leur avoit appris sans effort ce
que la triste expérience de tant de siècles nous enseigne encore
vainement, je veux dire, que la véritable gloire d'un
être intelligent est la science, & la paix son vrai bonheur » ;
Errotika Biblion, `Åí ?áéñ?
??ÜôÞñïí, Abstrusum excudit,
éd. cit, pages 21 et 22.
2 Nous traitons de la conception de la femme dans
le texte de Mirabeau plus loin. En attendant, nous renvoyions
La Raison du corps - 101
- « La Tropoïde » : rapport
avec St Augustin au sujet des mauvaises représentations de
l'exemplarité des moeurs antiques ; page 60.
- « Le Thalaba » : rapport avec
Martial au sujet de son appréciation morale erronée de certaines
pratiques sexuelles ; page 79.
- « L'Anandryne » : rapport avec
J. de Névisean au sujet de la stupidité de dénombrer les
charmes féminins et d'en établir un modèle de perfection
absolue1 ; page 98.
- « Kadhésch » : rapport
avec un homme d'Etat au sujet de la nocivité de son renoncement à
modeler certaine société ; page 123.
- « L'Anoscopie » : rapport avec
les charlatans au sujet de leurs efforts pour détourner l'étude,
la science et le talent à leur crédit ; page 158.
- « La Linguanmanie » : rapport
avec les érudits au sujet de l'utilité de leur recherche sur
les
inventions sexuelles de l'Antiquité qui choquent
l'imagination ; page 191.
L'emploi de la première personne évolue au fil
de l'ouvrage ; elle apparaît de plus en plus fréquemment, tout
comme l'emploi de la troisième personne inclusive « on » qui
articule des observations d'ordre général à la
démonstration. Nous pouvons donc noter que Mirabeau, au fur et à
mesure de son ouvrage, se place au sein d'un groupe pour participer à la
querelle. Nous nous sommes donc intéressés au rapport entretenu
tout au long de l'ouvrage entre l'énergie dépensée et la
philosophie du progrès imaginée par Mirabeau. Or, notre
étude révèle que ce rapport est contenu dans tous les
chapitres, sauf deux : le chapitre VII, « L'Akropodie », et le
chapitre IX, « Béhémah ». Et ce sont justement les deux
seuls chapitres qui dissertent sur la morale. « L'Akropodie » traite
de la moralité des goûts nés dans certaines
interprétations de l'Écriture comme nous l'avons
déjà vu ; « Béhémah » regarde la
moralité des goûts naturels pour certaines pratiques bestiales.
Dans son anthropologie, Mirabeau distingue les goûts qui relèvent
de la Révélation - on pourrait même dire de la civilisation
- de ceux qui sont naturels. En somme, notre étude montre que son
raisonnement sur les pertes d'énergie écarte les pratiques venant
des goûts car il ne les considère pas comme des dépenses
d'énergie inutiles en vue du progressisme ; c'est d'ailleurs la raison
pour laquelle il renonce à redresser les pratiques contre-nature, car il
pense qu'elles peuvent être utiles à l'expérimentation et
donc au savoir (notamment par l'étude de la physionomie des êtres
monstrueux) en éclairant davantage les spécificités de
l'homme sur l'animal. De plus, les moeurs nées des goûts
constituent le moteur énergique justifiant l'anthropologie de Mirabeau.
Ce n'est pas un hasard si tout le projet
le lecteur désireux de s'informer sur toute la
bibliographie parue à l'époque qui traitait du sujet, à
l'Essai sur le caractere, les moeurs et l'esprit des femmes dans les
différens siècles, par M. Thomas, de l'Académie
Françoise, à Paris, Chez Moutard, M. DCC. LXXII. page 86. Quant
au rapport avec Schurman, il est recopié mot pour mot d'un extrait de
l'article « FEMME » de l'Encyclopédie de Diderot et
d'Alembert.
1 Ce passage est très commenté dans
l'édition critique de Jean Pierre Dubost ; il essaie notamment de
rétablir l'origine du texte qui n'appartiendrait pas à l'auteur
cité par Mirabeau, tout en dressant une liste des textes
ultérieurs à l'Erotika Biblion. À titre
informatif, nous renvoyons le lecteur à ses travaux ; voy. Erotika
Biblion, édition critique par Jean-Pierre Dubost, éd. cit,
notes 62 à 64, pages 129 et 130.
1 Nous mettons les termes clefs en italique pour
montrer l'importance du rapport entre les goûts et le corps dans la
réflexion anthropologique de Mirabeau.
102 - Le Léviathan
anthropologique de Mirabeau regarde l'homme comme une
matière sensible qui peut évoluer et que les institutions peuvent
façonner en vue de le perfectionner.
Oh ! si l'on employait autant d'efforts à former les
moeurs qu'à les corrompre, à créer les vertus qu'à
exciter les désirs, que l'homme aurait bientôt atteint le
degré de perfection dont sa nature est susceptible ! [« L'Anandryne
» ; page 100]
Les institutions présentées dans l'Erotika
Biblion sont nombreuses ; nous les étudions dans les chapitres qui
suivent. Les moeurs et les goûts représenteraient donc les moyens
pour faire progresser l'humanité, et non plus la raison comme le
répétaient les Philosophes dans la première moitié
du XVIIIe siècle ; c'est un changement philosophique majeur
qui est peut-être né de l'assimilation du sensualisme dans
l'idée du progrès. Pour terminer cette étude, il faut
noter que Mirabeau pense, en partie, comme un matérialiste :
l'éducation doit passer par le corps et les goûts qui lui
fournissent de l'énergie, ce qui lui fait dire qu'« il n'y a que
les exercices du corps, où se trouve ce mélange de travail
et d'agrément, dont la partie constante occupe, amuse,
fortifie le corps et par conséquent l'âme » [« Le
Thalaba » ; page 65]1.
Il faudrait maintenant définir la notion de
progrès dans le texte de Mirabeau. Nous avons montré
qu'elle était inséparable d'un projet anthropologique qui donne
au corps et aux goûts un rôle central dans la
progressivité que nous avons présentée comme
étant le processus du progrès ; de plus, nous venons de voir que
Mirabeau conçoit ce processus en termes d'énergie. Par ailleurs,
notre étude sur sa réflexion sémiologique contenue au
chapitre « Anagogie », montre que les sens déterminent le
langage, la représentation du monde, et la pensée. Même si
le texte ne dit pas explicitement que la nature parfaite des Saturniens est
redevable de la physique de la planète, on peut tout de même y
voir une illustration de la thèse du transformisme que nous venons
d'aborder. De là, une idée ne serait jamais idée en tant
qu'elle-même, mais elle serait le résultat d'un processus
empirique né de l'exercice de nos sens ; elle est organique, car elle
est tout simplement déterminée par la disposition et l'usage des
organes. Il faut donc convenir que la progressivité regarde
l'usage de l'énergie, et la perfectibilité, l'usage des
sens. Nous étudierons la notion du progrès en la
replaçant au sein d'une articulation entre la progressivité
et la perfectibilité que l'on définit aussi comme
un processus, et qui n'est autre que l'hypothèse que l'on peut
perfectionner les sens humains. Entre autres, on remarque que la dépense
d'énergie dépend des goûts qui eux-mêmes sont
conditionnés par la nature, tandis que l'usage des sens dépend de
la physique. Il fallait clarifier ces notions car il s'agit de la base
théorique sur laquelle Mirabeau réfléchit son projet
anthropologique ; même si nous ne
La Raison du corps - 103
proposons qu'une reconstruction de ses principes
philosophiques qui ne sont jamais explicités et formulés, ils
apparaissent au début de chaque chapitre pour articuler le projet
anthropologique avec l'objet de la démonstration.