Les personnages de l'Erotika Biblion appartiennent,
pour la plupart, au monde de la connaissance : des savants, des scientifiques,
des casuistes, etc... Bien que nos études se soient déjà
penchées sur leur rôle dans les dissertations et les fictions du
texte de Mirabeau, nous n'avons jusqu'alors traité que des personnages
du monde catholique ou du monde scientifique. Il est temps d'étudier de
nouveaux personnages, notamment ceux qui appartiennent à d'autres
confessions et professions. Jusqu'ici, il pourrait apparaître que le
texte de Mirabeau est effectivement anticlérical, et qu'il ne rejette
que la culture judéo-chrétienne ; il nous faut donc replacer ses
propos à l'égard de toutes les différentes confessions
présentes dans l'ouvrage. Pour cette étude, nous nous
intéressons particulièrement au premier chapitre « Anagogie
» qui n'est plus à présenter. Deux personnages y figurent :
le protagoniste, Shackerley, et un savant, Anquetil-Duperron.
Dans le texte, Shackerley est présenté comme le
personnage qui a reçu une révélation ; lui attribuer le
manuscrit d'inspiration anagogique n'est pas sans raison, et le choisir pour
traiter de cette sorte d'inspiration n'est pas non plus sans signification. Il
s'agit d'une personne ayant réellement existé, quasiment
contemporaine à Mirabeau. Bien que Shackerley soit écrit avec un
-c, nous évacuons la possibilité qu'il ait voulu
référer au poète anglais Marmion Shackerley [1603-1639].
Nous pensons plutôt qu'il s'agit de l'astronome anglais, Jeremy Shakerley
[1626-1653?], car Mirabeau a pris la peine de donner le prénom
Jérémie à son personnage et que plusieurs détails
de la vie de l'astronome font échos avec des éléments
fictionnels de son texte, mais aussi avec le parcours d'Anquetil-Duperron que
le texte cite à la fin du même chapitre. Toutefois, le
véritable Shackerley n'a aucun point commun avec l'orthodoxie
chrétienne. Il est fasciné par d'autres cultures religieuses, et
voyage dans le monde pour découvrir les secrets des religions
païennes. Si bien que certains de ses contemporains l'ont cru converti
à ces anciennes croyances. Ce personnage était un savant qui
s'engageait dans des expéditions scientifiques et qui, au nom de la
science et du savoir, ramenait ses découvertes pour les présenter
à ces contemporains. D'abord mathématicien en 1646, il se forme
à l'astronomie au contact de spiritualités exotiques qui
l'amènent à formuler des questions mélangeant astronomie
et astrologie. Bien qu'homme de science, Shackerley voyait que le mouvement des
planètes avait une part de surnaturel. Ses observations ont
développé des croyances astrologiques. Il est important de noter
qu'il part à Surat en Inde orientale, pour vérifier sa
prédiction du transit de Mercure le 24 octobre 16511
où il s'est profondément intéressé à
l'astronomie brahmane. C'était un personnage partagé entre
science et ascétisme religieux dont les lettres témoignent d'une
grande curiosité, ou plutôt d'une profonde fascination pour
l'astronomie brahmane, et si bien qu'il s'est fait
1 Il est le deuxième homme de science
à observer ce transit ; le premier est Gassendi en 1631.
La Raison du corps - 97
une certaine réputation.
Le manuscrit que Mirabeau attribue à Shackerley dans
« Anagogie » est complétement fictif, mais il ne lui sert pas
seulement d'illustration des croyances nouvelles et aveugles de Shackerley, il
lui sert également de lien entre Shackerley et un autre personnage
contemporain.
Quand le développement et la traduction de ce
précieux manuscrit seront achevés, je me propose d'en donner
à l'Europe savante une édition non moins authentique que celle
des livres sacrés des Brames, que M. Anquetil a incontestablement
rapportés des bords du Gange ; car j'ose me flatter de savoir presque
aussi bien le mozarabique qu'il sait le zend ou le pehlvi. [«
Anagogie » ; page 22]
Abraham Hyacinthe Anquetil-Duperron [1731-1805] est un
indianiste français qui a ramené de Surat lui-aussi, une
traduction de certains textes sacrés zoroastriens. La moquerie de
Mirabeau repose sur une polémique initiée par la Royal Society de
Londres qui l'accuse de supercherie en doutant de l'authenticité de
cette traduction. Il s'agit maintenant de voir plus en détail la raison
de ce rapprochement et sa signification dans le texte de Mirabeau.