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Etudes littéraires sur l’Erotika Biblion. Quand l’ironie sème le doute.


par Sylvain Haure
UNIVERSITE PAUL VALERY, Montpellier III - MASTER II Littérature française et comparée 2019
  

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Le Léviathan

Après avoir examiné les références dont Mirabeau se sert pour construire son argumentation et après l'examen de son appareil énonciatif, nous nous concentrons sur la reconstruction de sa philosophie et de son projet anthropologique. Nous recherchons les principes philosophiques et politiques qui supporteraient sa société idéale. Pour ce faire, nous nous pencherons sur l'héritage du matérialisme et du sensualisme présent dans l'Erotika Biblion, puis sur l'héritage de l'épicurisme et de l'utilitariste. Il faut rappeler que ce sont des écoles philosophiques et que nous ne prétendons pas embrasser ces courants de pensée dans leurs ensembles. Mirabeau lui-même ne revendique aucune affiliation à ces écoles, sinon l'épicurisme. L'étude se penchera à nouveau sur le premier chapitre, « Anagogie » afin d'aborder le matérialisme et le sensualisme ; puis sur le reste de l'oeuvre dans son ensemble pour rechercher les éléments clefs appartenant aux deux autres philosophies.

Nous pouvons déjà supposer que le projet anthropologique de Mirabeau est tourné vers le bonheur. C'est à partir du postulat épicurien, l'homme heureux est vertueux, que la société qu'il imagine prend tout son sens. Mais fonder une politique sur la pensée sensualiste peut amener beaucoup de débordement, c'est pourquoi Mirabeau identifie les problèmes comportementaux que cela peut engendrer afin de les résoudre. En contrepartie, il énonce et dresse la liste de tous les biens qui peuvent naître d'un système politique perfectionné tendant au bonheur sensuel.

Nous reviendrons sur le premier chapitre, « Anagogie », car une lecture anagogique d'un texte implique un système de récompense pour la vie passée sur Terre en rétribution d'une conduite morale, d'une vertu. Si Mirabeau écarte les lectures inspirées qui peuvent résoudre les problèmes moraux, il lui faudra trouver une alternative pour empêcher les écarts comportementaux. Nous interrogerons donc les conceptions de Mirabeau sur Dieu, sur la Nature, l'âme et la morale même. S'il contourne la question de l'existence de l'âme pour la confondre avec la nature de l'homme, les thèses sensualistes n'admettent pas un système de rétribution morale après la mort et n'intègrent pas aussi le bonheur terrestre comme une justice implacable, car celui qui se comporterait mal n'est pas systématiquement malheureux. On observera un dialogue entre les chapitres, qui sont en apparence décousus les uns des autres, avec le premier chapitre « Anagogie ». Par exemple, à la nature extrêmement perfectionnée des saturniens répondrait le chapitre « Behemah » qui contient des dissertations sur l'âme humaine. La révélation biblique n'étant pas rejetée par Mirabeau, il y discerne un problème, un hiatus entre morale et nature.

De deux choses l'une, ou Dieu a pris plaisir à former les bêtes vicieuses et à nous donner en elles des modèles très odieux, ou elles ont comme l'homme un péché originel qui a perverti leur nature. La première proposition est contraire à la Bible, qui dit que tout ce qui est sorti des mains de Dieu était bon et fort bon. Mais si les bêtes étaient telles alors

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qu'elles sont aujourd'hui, comment pourrait-on dire qu'elles fussent bonnes et fort bonnes ? Où est le bien qu'un singe soit malfaisant, un chien envieux, un chat perfide, un oiseau de proie cruel ? Il faut recourir à la seconde proposition et leur supposer un péché originel ; supposition gratuite et qui choque la raison et la religion. [« Behemah » ; page 146]

On ne peut évidemment pas supposer de l'imperfection à la Création pour expliquer les comportements animaux qui ne connaissent pas la bonté. Il nous reste à savoir si Mirabeau considère cette question sous un angle philosophique ou politique. Aussi, nous voyons déjà qu'il considère que la morale et les moeurs sont deux choses différentes. On pourrait penser que la morale n'est pas nécessaire, qu'il n'y a pas besoin d'un code de conduite dans la société qui dicterait des préceptes jugés flous et non-fondés. La loi en revanche suppléerait les travers dans le temps en corrigeant les moeurs et les goûts.1 À priori, on peut penser que Mirabeau apporte une réponse politique à tous les problèmes philosophiques ou moraux qu'il soulève dans l'Erotika Biblion. Cet ouvrage ou cet essai, est une suite de dissertation dont chaque problématique est contextualisée suivant un schéma particulier : d'abord le contexte mythologique, puis scientifique. Mirabeau jongle entre les représentations mythologiques et scientifiques et cherche des réponses philosophiques et politiques. Parlant de son ouvrage dans sa correspondance avec Mr. Boucher, il révoque pourtant la matière politique dans l'Erotika Biblion.

Je vous prépare un volume de mélanges très singuliers, et qui auront un grand débit ; mais il ne faut pas penser à la censure ; c'est de la contrebande ; au reste rien contre ni sur le gouvernement, et je crois que tout autre matière vous est indifférente.2

Par contrebande, on peut penser que Mirabeau n'évoque pas les réseaux des livres clandestins très actifs au XVIIIe siècle, mais une autre sorte de contrebande ; celle qui concerne le mélange des sources sur lesquelles il s'est appuyé et dans lesquelles il a pillé abondamment des passages qu'il recopie à la virgule près.

Mirabeau parcourt les mythes pour y trouver des motifs qui lui permettent de théoriser une politique des moeurs. Comme nous l'avons vu dans la partie précédente, son réservoir mythique s'appuie sur les Dictionnaires de Bayle, Buffon, Voltaire, Dom Calmet et l'Encyclopédie. En construisant son idéologie sur des récits mythologiques, il chercherait peut-être à mystifier le lecteur. Il y aurait une recherche des origines qui s'apparenterait à une recherche de la vérité ; et cette recherche doit être confirmée par la science. Ce qui explique que Mirabeau mêle les représentations

1 « Il y a des variétés dans les êtres créés, qui seraient incroyables si l'on pouvait combattre les résultats d'observation suivies, réitérées, authentiques, mais la physique éclairée doit être le guide éternel de la morale. Et voilà pourquoi presque toutes les lois coercitives sont mauvaises. Voilà pourquoi la science de la législation ne peut être perfectionnée qu'après toutes les autres » ; « L'Akropodie », Errotika Biblion, `Åí ?áéñ? ??ÜôÞñïí, Abstrusum excudit, éd. cit, page 107.

2 Lettre du 1er octobre 1780 (Musée Arbaud, fonds Mirabeau, n°72). Voy. Erotika Biblion, édition critique par Jean-Pierre Dubost, éd. cit, page 10.

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scientifiques et mythologiques. Il en vient d'ailleurs à l'idée que la science a été donnée par Dieu à l'homme et que le progrès est en quelque sorte consacré. Cette idée, le positivisme, est une idéologie qui perdure jusqu'à nos jours. Il emprunte aussi des éléments à la Bible pour en faire des règles lui permettant de penser son projet anthropologique. Par exemple, l'amour serait le seul et unique commandement divin. Il déploie une cohérence, une logique qui, élaborée pour une évolution, lui permet de relier les progrès scientifiques et la religion dans une seule perspective, un seul but : la meilleure société possible.

Le projet anthropologique de Mirabeau est global. En le situant dans une évolution, il le conçoit comme un être vivant, capable d'apprendre et en conséquence, de s'adapter. C'est pourquoi nous avons choisi le titre « Le Léviathan » pour traiter de cette partie. Sa pensée politique vise un bien, et nous essayons de définir le Souverain Bien comme le comprend Mirabeau. Il n'est pas évident que la finalité soit le bonheur, car en aucun endroit, il ne traite ni des besoins, ni des désirs, ni de la façon dont la société doit y répondre, ni même à quel moment. En d'autres termes, Mirabeau ne disserte pas sur les questions utilitaristes : faut-il ressentir le besoin pour être heureux ? faut-il les prévenir ? faut-il y répondre de façon qualitative ou quantitative ? faut-il entretenir la crainte du manque ou l'habitude de l'abondance ? etc... Pourtant, elles constituent elles-aussi des questions morales qui règleraient une société. Mirabeau n'explique pas non plus comment le bien individuel pourrait s'articuler avec le bien commun. Néanmoins, vu le titre de l'ouvrage, le plaisir sexuel pourrait constituer la pierre de touche de ses conceptions philosophico-politiques. Sans déborder sur le développement qui suivra, on peut déjà avancer que le plaisir sexuel se compte au nombre des besoins de l'homme et qu'il s'inscrit dans une loi naturelle indépassable et incontrôlable. Une législation doit donc composer avec des forces qu'elle ne maîtrise que partiellement. Dans cette partie, nous regardons les moyens à disposition du législateur pour altérer la loi naturelle que Mirabeau développe dans la totalité de son ouvrage.

Mirabeau développe tout un système entre les goûts, les moeurs, l'habitude et le plaisir. Il emprunte par exemple la théorie des climats à Montesquieu et l'augmente de sa propre théorie. Il tire de son système l'explication des travers moraux contemporains, et cherche des solutions en étudiant les causes de la disparition des travers moraux des Anciens. Il dresse ainsi une liste de tous les dangers que représentent certaines pratiques sexuelles, notamment la masturbation. C'est une partie importante de notre étude qui permet de mettre en lumière la véritable clef de la pensée anthropologique de Mirabeau : l'énergie. Comprendre la dynamique de l'énergie nous permet de comprendre les manques que l'on pourrait reprocher à son argumentation, notamment sur les questions morales.

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Nous commençons par examiner le premier chapitre « Anagogie » afin d'examiner la position de Mirabeau sur le sensualisme. Puis, nous étudions les interactions entre Dieu et Nature qui sont deux entités différentes et séparées dans la théorie de Mirabeau. Ses conceptions en la matière sont d'ailleurs très hétérodoxes. Enfin, nous développons son projet anthropologique à travers trois thèmes : l'utopie, l'énergie et le bonheur.

La Raison du corps

Les relations entre Dieu, la Nature et l'homme sont partout présentes dans l'ouvrage de Mirabeau. Spiritualité, détermination naturelle et anthropologie sont liées par des articulations philosophiques qui sont tantôt explicites, tantôt implicites ; ces dernières n'apparaissent pas sous les formes d'une thèse sur laquelle le texte disserte, mais plutôt dans l'économie du texte, dans sa logique interne qu'il s'agit ici d'étudier. Ce qui relève de l'implicite présente généralement les bons processus de connaissance de l'oeuvre de Dieu par l'Écriture, ainsi que nous l'avons montré dans le chapitre précédent ; et ce qui relève de l'explicite articule le projet anthropologique aux lois de la nature qui regardent la propagation de l'espèce humaine, ainsi qu'aux commandements divins qui regardent essentiellement la bonne conduite, la vertu. Il nous faut étudier le rapport entre Dieu et la Nature comme deux entités différentes afin de comprendre leur définition pour Mirabeau. Et ce, afin de pouvoir rendre justement leurs relations avec l'homme.

En premier lieu, nous étudions la distinction que fait Mirabeau entre la corporalité et la spiritualité, c'est-à-dire les notions qui relèvent de l'esprit, et celles qui relèvent du corps. Cette étude nous amène à considérer les notions philosophiques de Mirabeau. Car, comme nous l'avons vu dans nos études précédentes, la notion de la connaissance est au centre de la bonne interprétation des textes sacrés. Ensuite, nous étudions la distinction entre Dieu et Nature à travers différents chapitres. Nous les évoquons par les termes d'entités, car l'une et l'autre sont toujours traitées par la troisième personne du singulier. Ce qui permet au texte de leur attribuer des actions, voire une volonté. Dans le texte, cette réflexion est implicite ; le sujet est en partie traité dans trois chapitres. Mais c'est surtout autour de l'onanisme que Mirabeau révèle la raison pour laquelle il distingue la Nature et Dieu, en démontrant que la pratique n'est ni contre-nature, ni contre l'oeuvre de Dieu. C'est à travers l'onanisme que notre étude reconstruit l'oeuvre de la Nature et celle de Dieu afin de déterminer l'articulation philosophique qui les relie. Aussi, on peut s'étonner que Mirabeau, qui avait probablement lu Spinoza, n'ait pas choisi de maintenir l'axiome Deus siue Natura.

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"Il ne faut pas de tout pour faire un monde. Il faut du bonheur et rien d'autre"   Paul Eluard