Après avoir examiné les
références dont Mirabeau se sert pour construire son
argumentation et après l'examen de son appareil énonciatif, nous
nous concentrons sur la reconstruction de sa philosophie et de son projet
anthropologique. Nous recherchons les principes philosophiques et politiques
qui supporteraient sa société idéale. Pour ce faire, nous
nous pencherons sur l'héritage du matérialisme et du sensualisme
présent dans l'Erotika Biblion, puis sur l'héritage de
l'épicurisme et de l'utilitariste. Il faut rappeler que ce sont des
écoles philosophiques et que nous ne prétendons pas embrasser ces
courants de pensée dans leurs ensembles. Mirabeau lui-même ne
revendique aucune affiliation à ces écoles, sinon
l'épicurisme. L'étude se penchera à nouveau sur le premier
chapitre, « Anagogie » afin d'aborder le matérialisme et le
sensualisme ; puis sur le reste de l'oeuvre dans son ensemble pour rechercher
les éléments clefs appartenant aux deux autres philosophies.
Nous pouvons déjà supposer que le projet
anthropologique de Mirabeau est tourné vers le bonheur. C'est à
partir du postulat épicurien, l'homme heureux est vertueux, que
la société qu'il imagine prend tout son sens. Mais fonder une
politique sur la pensée sensualiste peut amener beaucoup de
débordement, c'est pourquoi Mirabeau identifie les problèmes
comportementaux que cela peut engendrer afin de les résoudre. En
contrepartie, il énonce et dresse la liste de tous les biens qui peuvent
naître d'un système politique perfectionné tendant au
bonheur sensuel.
Nous reviendrons sur le premier chapitre, « Anagogie
», car une lecture anagogique d'un texte implique un système de
récompense pour la vie passée sur Terre en rétribution
d'une conduite morale, d'une vertu. Si Mirabeau écarte les lectures
inspirées qui peuvent résoudre les problèmes moraux, il
lui faudra trouver une alternative pour empêcher les écarts
comportementaux. Nous interrogerons donc les conceptions de Mirabeau sur Dieu,
sur la Nature, l'âme et la morale même. S'il contourne la question
de l'existence de l'âme pour la confondre avec la nature de l'homme, les
thèses sensualistes n'admettent pas un système de
rétribution morale après la mort et n'intègrent pas aussi
le bonheur terrestre comme une justice implacable, car celui qui se
comporterait mal n'est pas systématiquement malheureux. On observera un
dialogue entre les chapitres, qui sont en apparence décousus les uns des
autres, avec le premier chapitre « Anagogie ». Par exemple, à
la nature extrêmement perfectionnée des saturniens
répondrait le chapitre « Behemah » qui contient des
dissertations sur l'âme humaine. La révélation biblique
n'étant pas rejetée par Mirabeau, il y discerne un
problème, un hiatus entre morale et nature.
De deux choses l'une, ou Dieu a pris plaisir à former
les bêtes vicieuses et à nous donner en elles des modèles
très odieux, ou elles ont comme l'homme un péché originel
qui a perverti leur nature. La première proposition est contraire
à la Bible, qui dit que tout ce qui est sorti des mains de Dieu
était bon et fort bon. Mais si les bêtes étaient telles
alors
- 93
qu'elles sont aujourd'hui, comment pourrait-on dire qu'elles
fussent bonnes et fort bonnes ? Où est le bien qu'un singe soit
malfaisant, un chien envieux, un chat perfide, un oiseau de proie cruel ? Il
faut recourir à la seconde proposition et leur supposer un
péché originel ; supposition gratuite et qui choque la raison et
la religion. [« Behemah » ; page 146]
On ne peut évidemment pas supposer de l'imperfection
à la Création pour expliquer les comportements animaux qui ne
connaissent pas la bonté. Il nous reste à savoir si Mirabeau
considère cette question sous un angle philosophique ou politique.
Aussi, nous voyons déjà qu'il considère que la morale et
les moeurs sont deux choses différentes. On pourrait penser que la
morale n'est pas nécessaire, qu'il n'y a pas besoin d'un code de
conduite dans la société qui dicterait des préceptes
jugés flous et non-fondés. La loi en revanche suppléerait
les travers dans le temps en corrigeant les moeurs et les
goûts.1 À priori, on peut penser que Mirabeau apporte
une réponse politique à tous les problèmes philosophiques
ou moraux qu'il soulève dans l'Erotika Biblion. Cet ouvrage ou
cet essai, est une suite de dissertation dont chaque problématique est
contextualisée suivant un schéma particulier : d'abord le
contexte mythologique, puis scientifique. Mirabeau jongle entre les
représentations mythologiques et scientifiques et cherche des
réponses philosophiques et politiques. Parlant de son ouvrage dans sa
correspondance avec Mr. Boucher, il révoque pourtant la matière
politique dans l'Erotika Biblion.
Je vous prépare un volume de mélanges
très singuliers, et qui auront un grand débit ; mais il ne faut
pas penser à la censure ; c'est de la contrebande ; au reste rien contre
ni sur le gouvernement, et je crois que tout autre matière vous est
indifférente.2
Par contrebande, on peut penser que Mirabeau n'évoque
pas les réseaux des livres clandestins très actifs au
XVIIIe siècle, mais une autre sorte de contrebande ; celle
qui concerne le mélange des sources sur lesquelles il s'est
appuyé et dans lesquelles il a pillé abondamment des passages
qu'il recopie à la virgule près.
Mirabeau parcourt les mythes pour y trouver des motifs qui
lui permettent de théoriser une politique des moeurs. Comme nous l'avons
vu dans la partie précédente, son réservoir mythique
s'appuie sur les Dictionnaires de Bayle, Buffon, Voltaire, Dom Calmet
et l'Encyclopédie. En construisant son idéologie sur des
récits mythologiques, il chercherait peut-être à mystifier
le lecteur. Il y aurait une recherche des origines qui s'apparenterait à
une recherche de la vérité ; et cette recherche doit être
confirmée par la science. Ce qui explique que Mirabeau mêle les
représentations
1 « Il y a des variétés dans les
êtres créés, qui seraient incroyables si l'on pouvait
combattre les résultats d'observation suivies,
réitérées, authentiques, mais la physique
éclairée doit être le guide éternel de la morale. Et
voilà pourquoi presque toutes les lois coercitives sont mauvaises.
Voilà pourquoi la science de la législation ne peut être
perfectionnée qu'après toutes les autres » ; «
L'Akropodie », Errotika Biblion, `Åí
?áéñ? ??ÜôÞñïí,
Abstrusum excudit, éd. cit, page 107.
2 Lettre du 1er octobre 1780
(Musée Arbaud, fonds Mirabeau, n°72). Voy. Erotika
Biblion, édition critique par Jean-Pierre Dubost, éd. cit,
page 10.
94 - Le Léviathan
scientifiques et mythologiques. Il en vient d'ailleurs
à l'idée que la science a été donnée par
Dieu à l'homme et que le progrès est en quelque sorte
consacré. Cette idée, le positivisme, est une idéologie
qui perdure jusqu'à nos jours. Il emprunte aussi des
éléments à la Bible pour en faire des
règles lui permettant de penser son projet anthropologique. Par exemple,
l'amour serait le seul et unique commandement divin. Il déploie une
cohérence, une logique qui, élaborée pour une
évolution, lui permet de relier les progrès scientifiques et la
religion dans une seule perspective, un seul but : la meilleure
société possible.
Le projet anthropologique de Mirabeau est global. En le
situant dans une évolution, il le conçoit comme un être
vivant, capable d'apprendre et en conséquence, de s'adapter. C'est
pourquoi nous avons choisi le titre « Le Léviathan » pour
traiter de cette partie. Sa pensée politique vise un bien, et nous
essayons de définir le Souverain Bien comme le comprend Mirabeau. Il
n'est pas évident que la finalité soit le bonheur, car en aucun
endroit, il ne traite ni des besoins, ni des désirs, ni de la
façon dont la société doit y répondre, ni
même à quel moment. En d'autres termes, Mirabeau ne disserte pas
sur les questions utilitaristes : faut-il ressentir le besoin pour être
heureux ? faut-il les prévenir ? faut-il y répondre de
façon qualitative ou quantitative ? faut-il entretenir la crainte du
manque ou l'habitude de l'abondance ? etc... Pourtant, elles constituent
elles-aussi des questions morales qui règleraient une
société. Mirabeau n'explique pas non plus comment le bien
individuel pourrait s'articuler avec le bien commun. Néanmoins, vu le
titre de l'ouvrage, le plaisir sexuel pourrait constituer la pierre de touche
de ses conceptions philosophico-politiques. Sans déborder sur le
développement qui suivra, on peut déjà avancer que le
plaisir sexuel se compte au nombre des besoins de l'homme et qu'il s'inscrit
dans une loi naturelle indépassable et incontrôlable. Une
législation doit donc composer avec des forces qu'elle ne maîtrise
que partiellement. Dans cette partie, nous regardons les moyens à
disposition du législateur pour altérer la loi naturelle que
Mirabeau développe dans la totalité de son ouvrage.
Mirabeau développe tout un système entre les
goûts, les moeurs, l'habitude et le plaisir. Il emprunte par exemple la
théorie des climats à Montesquieu et l'augmente de sa propre
théorie. Il tire de son système l'explication des travers moraux
contemporains, et cherche des solutions en étudiant les causes de la
disparition des travers moraux des Anciens. Il dresse ainsi une liste de tous
les dangers que représentent certaines pratiques sexuelles, notamment la
masturbation. C'est une partie importante de notre étude qui permet de
mettre en lumière la véritable clef de la pensée
anthropologique de Mirabeau : l'énergie. Comprendre la dynamique de
l'énergie nous permet de comprendre les manques que l'on pourrait
reprocher à son argumentation, notamment sur les questions morales.
- 95
Nous commençons par examiner le premier chapitre
« Anagogie » afin d'examiner la position de Mirabeau sur le
sensualisme. Puis, nous étudions les interactions entre Dieu et Nature
qui sont deux entités différentes et séparées dans
la théorie de Mirabeau. Ses conceptions en la matière sont
d'ailleurs très hétérodoxes. Enfin, nous
développons son projet anthropologique à travers trois
thèmes : l'utopie, l'énergie et le bonheur.
Les relations entre Dieu, la Nature et l'homme sont partout
présentes dans l'ouvrage de Mirabeau. Spiritualité,
détermination naturelle et anthropologie sont liées par des
articulations philosophiques qui sont tantôt explicites, tantôt
implicites ; ces dernières n'apparaissent pas sous les formes d'une
thèse sur laquelle le texte disserte, mais plutôt dans
l'économie du texte, dans sa logique interne qu'il s'agit ici
d'étudier. Ce qui relève de l'implicite présente
généralement les bons processus de connaissance de l'oeuvre de
Dieu par l'Écriture, ainsi que nous l'avons montré dans le
chapitre précédent ; et ce qui relève de l'explicite
articule le projet anthropologique aux lois de la nature qui regardent la
propagation de l'espèce humaine, ainsi qu'aux commandements divins qui
regardent essentiellement la bonne conduite, la vertu. Il nous faut
étudier le rapport entre Dieu et la Nature comme deux entités
différentes afin de comprendre leur définition pour Mirabeau. Et
ce, afin de pouvoir rendre justement leurs relations avec l'homme.
En premier lieu, nous étudions la distinction que fait
Mirabeau entre la corporalité et la spiritualité,
c'est-à-dire les notions qui relèvent de l'esprit, et celles qui
relèvent du corps. Cette étude nous amène à
considérer les notions philosophiques de Mirabeau. Car, comme nous
l'avons vu dans nos études précédentes, la notion de la
connaissance est au centre de la bonne interprétation des textes
sacrés. Ensuite, nous étudions la distinction entre Dieu et
Nature à travers différents chapitres. Nous les évoquons
par les termes d'entités, car l'une et l'autre sont toujours
traitées par la troisième personne du singulier. Ce qui permet au
texte de leur attribuer des actions, voire une volonté. Dans le texte,
cette réflexion est implicite ; le sujet est en partie traité
dans trois chapitres. Mais c'est surtout autour de l'onanisme que Mirabeau
révèle la raison pour laquelle il distingue la Nature et Dieu, en
démontrant que la pratique n'est ni contre-nature, ni contre l'oeuvre de
Dieu. C'est à travers l'onanisme que notre étude reconstruit
l'oeuvre de la Nature et celle de Dieu afin de déterminer l'articulation
philosophique qui les relie. Aussi, on peut s'étonner que Mirabeau, qui
avait probablement lu Spinoza, n'ait pas choisi de maintenir l'axiome Deus
siue Natura.
96 - Le Léviathan