En premier lieu, il faut rappeler ce que nous avons dit des
Saturniens : ce sont des êtres décrits comme des pensées,
des formes ou des émanations. Leur langage n'est pas fait de mots, mais
de sensations qui permettent de délivrer un message sans
dénaturation. Nous ne reprendrons pas ici, le développement de la
métaphore coïtale ; car elle ramènerait les Saturniens aux
sensations électriques éprouvées lors de l'accouplement et
serait donc impertinente sur une étude du langage.
L'étude de J-P Dubost repose sur un rapprochement
entre l'argument saturnien de Diderot qui se trouve dans le Rêve de
d'Alembert et la fiction saturnienne de Mirabeau. On relève
beaucoup de références à Saturne dans la
littérature du XVIIIe siècle ; la plus
célèbre est sans conteste le Micromégas de
Voltaire. Seulement, Diderot n'utilise pas Saturne pour en faire une fiction ;
la référence à la planète lui permet d'introduire
les effets des variations matérielles auxquelles chaque être
vivant est soumis ; car « si une distance de quelques mille lieues change
mon espèce, que ne fera point l'intervalle de quelques milliers de
diamètres terrestres ?1 » Cette distance permet
d'introduire le questionnement de d'Alembert qui se demande si le « flux
général » de l'univers - chaque chose vivante est soumise en
permanence au mouvement - aurait permis la création d'être pensant
et sentant dans Saturne. La conformation générale de chaque
être dépend de son environnement et de ses habitudes : plus il
fera d'effort pour se mouvoir et répondre à ses besoins, plus son
corps, avec le temps, lui facilitera la tâche en modifiant son enveloppe
corporelle selon les stimuli. En postulant le monde comme un ensemble d'une
même matière parcouru d'un seul flux procédant d'une
transformation permanente de la matière 2 , son argument
saturnien devient l'hypothèse du métamorphisme.
L'enjeu pour notre étude sur la spiritualité de
Mirabeau est de taille, car il s'agirait de voir si l'Erotika Biblion
poursuivrait le monisme matérialiste et athée de Diderot.
Jean Pierre Dubost entrevoit dans la société saturnienne
décrite dans le chapitre « Anagogie », un idéal de
perfection que
1 Mémoires, correspondance et ouvrages
inédits de Diderot, publiés d'après les manuscrits
confiés, en mourant, par l'auteur à Grimm, tome IV, Paris,
Paulin, Libraire-éditeur, Alexander Mesnier, Libraire, M. DCC. XXXI,
page 153.
2 Il a en quelque sorte devancé les
découvertes d'Antoine Lavoisier qui a fixé l'équation
élémentaire de la chimie moderne : « Rien ne se perd tout se
transforme ».
Une Spiritualité indéterminée -
89
Mirabeau propose d'atteindre grâce à son projet
anthropologique ; c'est-à-dire qu'il aurait pensé l'exercice des
sens humains dans la vue de perfectionner ses sens et son corps autour de
l'axiome « tout est en un flux perpétuel de jouissance ».
Pour Diderot, l'argument saturnien s'inscrivait dans la
perspective d'un métamorphisme généralisé de la
nature. L'idée qui soutenait son transformisme et que résumait la
formule directement empruntée à Buffon selon laquelle « tout
est en un flux perpétuel » subit chez Mirabeau une torsion majeure
: « tous les êtres sont entre eux dans un flux perpétuel (de
jouissance) ». La nature paradisiaque et originelle des « Saturniens
» rassemble tous les attributs anthropologiques d'un état
d'innocence où la jouissance est l'alpha et l'oméga du
bonheur.1
De fait, la faible apesanteur de la planète
permettrait aux saturniens de saisir les émanations des êtres
environnants qui contiennent leur pensée, leur idée et leur
sentiment ; cette connexion ne souffrant d'aucun équivoque
interprétatif, le langage ne peut être qu'absolument transparent,
voire même inexistant tel que nous le connaissons. Incapables d'oubli,
les Saturniens ne nagent pas moins dans le bonheur : le volontariat est soutenu
par la force du plaisir et la société vit dans le calme et
l'harmonie. Seulement, si l'on suit l'idée de Diderot, c'est le monde
matériel qui permet l'évolution. Et nous avons déjà
étudié les rapports entre la Terre et Saturne dans le chapitre
« Anagogie » pour montrer que le texte ne présente pas la
proposition de moduler le physique de la Terre sur le modèle de Saturne,
et que la comparaison entre les deux planètes est un
procédé narratif visant à faciliter au lecteur la
représentation de Saturne. Mirabeau ne présente donc pas le
langage comme constitutif à l'évolution ; il ne fait aucune
observation sur la concomitance ou l'antériorité du langage
parfait à la société saturnienne. Mais pour Jean Pierre
Dubost, le langage saturnien traduit tout de même la philosophie de
Mirabeau.
En imaginant ce monde idéal où des êtres
infiniment perfectibles communiquerait entre eux dans le bonheur sensuel par
une transmission purement physique et naturelle de leurs pensées, sans
la moindre nécessité d'avoir recours au langage, Mirabeau fait de
façon radicale table rase de toute la réflexion linguistique et
sémiologique de l'époque, qui va de Locke à Rousseau et
Condillac. [...] Si cet étrange tableau par lequel le texte commence
relève moins de quelque naïveté utopique que d'une ironie
ouvertement affichée, il trahit tout de même la pensée
profonde de Mirabeau, hanté par un empirisme radical, par un naturalisme
sans nuance, où les sens, libérés totalement des entraves
de l'équivocité, parleraient un langage absolument transparent,
où toute communication humaine aurait lieu dans un « flux
perpétuel de jouissance ».2
Il est vrai que le langage saturnien est décrit comme
étant parfait et achevé, mais il n'y a pas plus de
précisions et de développements dans le texte. Comme Mirabeau se
contente de le rapporter à des phénomènes
électriques, il n'a donc pas ressenti le besoin de décrire le
rapport signifiant-signifié
1 Erotika Biblion, édition critique
par Jean-Pierre Dubost, éd. cit, page 13.
2 Id, page 14.
90 - Inspirations et ressources
d'un tel langage. De plus, il n'a pas trouvé de
pertinence à discerner dans le langage des Saturniens,
l'élément formant la genèse : la pensée ou le
signe. On peut ajouter que si Mirabeau avait bien compris le texte de Diderot
et qu'il avait voulu l'illustrer d'une fable, il n'aurait pas décrit une
société parfaite tout en sachant que le métamorphisme de
Diderot ne peut théoriquement pas connaître de stade
d'achèvement.
Si la description du langage saturnien ne peut pas faire
office d'une sérieuse réflexion sémiologique, il faut le
replacer dans l'organisation du chapitre. En l'occurrence, il s'avère
que l'élément argumentatif qui ferait office d'une
réflexion sémiologique se situerait juste avant la description du
langage saturnien ; lorsque le texte aborde la Lettre sur les aveugles
de Diderot pour évoquer la solution recherchée par les
Philosophes pour décrire et définir un miroir à un aveugle
[« Anagogie » ; page 16]. La réflexion se construit donc
autour de la relation signifiant et signifié pour étudier le
langage. Or, toutes les définitions du miroir que l'on peut faire
à un aveugle sont absurdes, Mirabeau le dit bien ; elles
démontrent juste la difficulté d'expliquer ce qui relève
d'un sens inconnu de l'interlocuteur. Notons par ailleurs que le rapport au
texte de Diderot se fait dans un rythme fracassant l'organisation du chapitre ;
c'est le seul moment où le récit de Shackerley est
écarté pour développer un point subalterne. Et ce n'est
peut-être pas anodin. On peut penser que le fait d'avoir introduit la
description des Saturniens par une anecdote autour d'un aveugle renvoie
finalement à l'état figuré de tous ceux qui n'ont pas
reçu la révélation anagogique et qui sont donc dans
l'impossibilité de comprendre les propos de Shackerley. Sur ce point, il
faudrait plutôt réduire la signification de la fiction des
Saturniens dans l'économie interne du chapitre : au lieu d'incarner une
utopie politique et un idéal anthropologique qui seraient fondés
sur un langage parfait ou inversement, - Mirabeau ne le précise pas - la
fiction des Saturniens serait simplement une illustration de la relativisation
des rapports qu'entretient le langage avec la réalité dont
dépend la compréhension. Le langage serait né de
l'établissement de l'homme en société, et sa
première fonction serait d'être intelligible ; ce qui rejoint
ainsi la théorie sémiologique de Condillac. Quoiqu'il en soit, il
ne peut pas s'agir d'une véritable réflexion sémiologique,
car le récit de Shackerley qui renonce de lui-même à
développer la description des Saturniens, apparaît plutôt
comme une imitation de ceux - tel que St Jean - qui emploient un
langage obscur et lacunaire pour relater des faits prémonitoires
incroyables et trompeurs. Finalement, on y trouverait un nouveau principe pour
constituer une bonne interprétation des textes sacrés : la
lecture anagogique de la Bible, au même titre que la lecture
tropologique et allégorique, ne pourrait pas constituer une
méthode de compréhension fiable des textes sacrés car il
requiert des moyens de compréhension possédés seulement
par celui qui a reçu la révélation. Sachant que la
Bible a été écrite pour tous et pour toutes les
époques, l'anagogie doit être mise au rang des méthodes qui
induisent en erreur. Avec les principes de simplicité et
d'honnêteté que Mirabeau a définis implicitement pour
constituer la bonne
Une Spiritualité indéterminée -
91
interprétation des textes sacrés, on peut y
ajouter celui de la clarté.
En reprenant les résultats de cette étude, on
peut s'apercevoir que Mirabeau définit au fil du texte trois principes
d'une bonne interprétation de l'Écriture : elle doit relever de
la clarté [« Anagogie »], de la simplicité [«
L'Anélytroïde »] et de l'honnêteté [«
L'Anoscopie »]. Et si à chaque fois, ses procédés
littéraires pratiquent les raisonnements qu'il dénonce, ce serait
tout simplement pour en montrer toute l'aberration et pour pousser au maximum
leur absurdité. Ces trois principes sont extrêmement simplistes,
aussi Mirabeau estimerait que les interprétations des théologiens
catholiques doivent se contenter de lire la Bible sur des bases
grammaticales et littérales. En somme, notre étude n'a pas
relevé d'élément fiable qui nous permettrait de relier la
spiritualité de Mirabeau à un monisme matérialiste et
athée. Bien au contraire, il faudrait que la spiritualité et la
croyance soient importantes à ses yeux pour qu'il définisse trois
principes d'une bonne interprétation de la Bible.
Nous avons pu observer que le rapport de Mirabeau avec la
Bible est bien plus qu'une simple inspiration dans laquelle il
puiserait des anecdotes dans le but d'en montrer son caractère
obscène. À l'évidence, sa lecture du texte sacré
est grammaticale et littérale, elle ne montre pas la volonté de
pénétrer l'herméneutique pour en délivrer un
message ésotérique et impénétrable. En
l'occurrence, nous avons vu que la forme de ses raisonnements et de ses
fictions empruntait celle des raisonnements exégétiques, mais
afin de s'en moquer et d'en montrer toute l'absurdité ; il s'agit d'une
stratégie littéraire qui montre que ces types de lecture sont
dans l'erreur et qu'elles ne peuvent pas délivrer de
vérité morale, relative ou absolue à partir de
l'Écriture. Bien que ses références et ses citations du
texte sacré souffrent d'une hégémonie normative, elles
montrent qu'il avait à sa disposition plusieurs types de texte qui
relataient et commentait l'Écriture dont il se servait plus comme des
manuels éducatifs sur la religion que comme des réservoirs
à anecdote. En étudiant son processus de création, nous
pouvons supposer qu'il écrivait son texte au fur et à mesure de
ses découvertes, et qu'il n'avait peut-être aucune idée de
la forme finale de son ouvrage en l'écrivant. Le moteur du processus
n'est peut-être rien d'autre que la volonté de relier le projet
anthropologique qu'il a déjà construit et développé
dans ses traités politiques, avec la Bible. Il s'agit donc
maintenant d'étudier les articulations philosophiques entre son rapport
à la spiritualité et son projet anthropologique.
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