4 - Lumières sur l'Erotika Biblion de
Mirabeau
La récente découverte de la mise à
l'Index1 de l'ouvrage à côté des Romans et
Contes de Voltaire, et Jacques le fataliste de Diderot,
relativise son importance au sein de la littérature clandestine du
XVIIIe siècle2. Même si la critique
censoriale en pointe les erreurs théologiques, et construit sa
réponse à partir des sources détournées qu'elle a
identifiées, tout un travail génétique reste à
faire pour en dresser l'inventaire. Avant cela, l'ouvrage était
reçu comme une curiosité, tantôt blâmée,
tantôt louée3, sans qu'aucune synthèse
satisfaisante n'ait encore été écrite, tant la
disparité, la diversité et l'importance des propos sont
disparates ; à vrai dire, en proposer une synthèse - et ne
serait-ce que l'ordonner - s'approche déjà plus d'une
véritable lecture interprétative que d'un résumé
objectif.
Deux ans après sa détention et l'écriture
de l'Erotika Biblion, Mirabeau compose un sermon dans lequel est
conceptualisée La nécessité d'une autre vie et les
consolations dues à l'homme juste4. On peut
considérer que ses lectures au donjon de Vincennes lui ont
apporté matière à réflexion pour qu'il se sente
apte à disserter sur la question de l'immortalité. En un sens, ce
sermon serait une maturation de l'Erotika Biblion. Il y affirme des
réflexions théologiques dont les premières traces se
trouvent dans l'objet de notre étude : ses considérations
politiques restent inchangées, ses rapports avec les
interprétations exégétiques de même, tout comme son
appréciation de la vertu et de la morale. Mais les teintes sensualistes
présentes dans l'Erotika Biblion sont mises à mal, et
avec elles, la consistance du bonheur, de la perfectibilité et de la
justice connaît un subtil remaniement. Si l'on recherche un lien
significatif dans toute sa production5 et ce sermon, il faudrait
commencer par la religiosité ; Mirabeau n'est pas athée, et sa
foi en la révélation constitue le ciment de ses constructions
théologiques. La continuité de sa production littéraire
est curieuse, mais sans doute serait-ce une mauvaise lecture que de comprendre
l'Erotika Biblion comme la profession de foi d'un athée
amoral.
L'ouvrage a suscité l'interrogation et
l'intérêt de bon nombre de savants, il les même parfois
inspirés, bien qu'il n'ait jamais connu la
postérité6, sûrement à cause de la
censure répétée jusqu'en 1890 et à la concupiscence
de son objet. Parmi ceux-là se trouve le chevalier de Pierrugues. Les
1 Cf. « Errotika Biblion », par Amadieu
Jean-Baptiste et Mace Laurence, Les Mises à l'Index des
Lumières françaises au XVIIIe
siècle dans La Lettre clandestine, n°25,
dirigée par Pierre-François Moreau et Susana Maria Seguin,
éd. cit, page 19.
2 N'allons pas dire que ces oeuvres partagent la
même forme de clandestinité, l'objet de l'ouvrage de
Mirabeau est clandestin de lui-même.
3 Seule la lettre du 17 novembre 1784, dans la
Correspondance Littéraire Secrète, Paris, 1784, salue
l'intention de l'ouvrage au sujet de sa visée politique.
4 Un sermon inédit de Mirabeau sur la
nécessité de l'autre vie, tome 31, Revue des Deux mondes,
1916.
5 Nous n'inclurons dans sa création
proprement littéraire que les ouvrages dont Mirabeau en assume la
paternité dans sa correspondance ; soit, ses traductions latines, ses
traités politiques, et surtout Ma Conversion, écrit en
1780, et l'Erotika Biblion, écrit la même
année.
6 La collection de la Pléiade a bien
publié une anthologie en 2005 où apparaît le roman Ma
Conversion de Mirabeau ; mais rien en ce qui concerne l'Erotika
Biblion, pourtant très édité depuis sa
première parution jusqu'à nos jours. Voy. Romanciers
libertins du XVIIIe siècle, T. II, éd
établie par Patrick Wald Lasowski, Bibl. de la Pléiade, 2005.
- 5
commentaires du chevalier, publiés en 18331,
doublent le volume du texte original et manifestent apparemment le désir
d'en poursuivre l'esprit. Tout en apportant des illustrations denses et
pertinentes au propos de l'auteur, ils assombrissent toutefois l'intention
générale de l'oeuvre dans un continuum au discours
initial, comme une toile de fond savante qui s'amuse à subvertir sans
relâche les magistères religieux. L'ouvrage n'en est que plus
curieux finalement, et ces commentaires peuvent tromper l'intention de Mirabeau
; c'est pourquoi nous ne les prendrons pas en compte lors de notre travail,
pour nous contenter de l'édition princeps2. Car il y
a besoin d'éclaircir le nuage opaque autour du texte et de
l'intérêt qu'il suscite, ce dont témoigne d'ailleurs la
réception de l'oeuvre : L'Erotika Biblion apparaît dans
beaucoup de travaux universitaires. Il est souvent glissé en note de bas
de page, peu relié au propos général, lors d'une
supputation hasardeuse d'une source ayant servie à sa
conception3, et parfois il n'apparaît pas du tout pour
n'être cantonné qu'aux pages dédiées à la
bibliographie. On le retrouve aussi sur les grandes ondes, dans la bouche
pleine d'assurance d'un chroniqueur radiophonique, s'aveuglant sur le
maquillage des références de l'édition princeps
(une coutume répandue à l'époque...), pour
dévoiler les raisons obscures de sa publication par l'imprimerie du
Vatican4 . Les exemples sont nombreux et chacun avance son
commentaire par des interprétations parfois farfelues ; il est donc
grand temps de l'appréhender. Mis à part les éditions
critiques de Charles Hirsch5, de Jean-Pierre Dubost6 et
de Guillaume Apollinaire7, il n'existe aucun travail universitaire
portant sur l'ensemble de l'oeuvre. On peut trouver des
références à l'ouvrage en note de bas de page, mais comme
nous l'avons dit, elles ne questionnent que l'intention et les sources de
Mirabeau. C'est pourquoi il nous a semblé utile de dédier notre
travail à des études littéraires sur l'Erotika
Biblion.
1 Erotika Biblion de Mirabeau, nouvelle
édition revue et corrigée sur un exemplaire de l'an IX et
augmentée d'une préface et de notes pour l'intelligence du texte,
Paris, chez les frères Girodet, 1833.
2 Ouvrage de référence pour notre
travail ; les références données en corps de texte
renverront à cette édition afin d'alléger l'appareil de
note. Errotika Biblion, `Åí ?áéñ?
??ÜôÞñïí, Abstrusum excudit, À Rome,
de l'imprimerie du Vatican, MDCCLXXXIII. Cote Enfer 1286 de la
Bibliothèque Nationale de France.
3 Selon Marie Jo-Bonnet, Mirabeau aurait
inventé le terme anandryne tout droit venu du grec
?íáíäñïò (sans
époux, sans virilité), veuve, tribade ; cf.
Les Relations amoureuses entre les femmes, Marie-Jo Bonnet,
édition Odile Jacob, 1995, page 194. Elle appuie son hypothèse
sur le fait que Mirabeau est le premier à employer le terme publiquement
; mais c'est sans compter sur sa probable ignorance du grec. De plus, Jean
Dubost avance lui aussi l'ignorance du grec en commentaire du
12ème chapitre de l'Erotika Biblion, édition
critique avec introduction, notes et variantes par Jean-Pierre Dubost,
éd. cit, note 143, page 141.
4 Lorsqu'on surprend un chroniqueur radiophonique
expliquer la raison des publications d'écrits licencieux et
pornographiques par le Vatican « pour en maîtriser l'édition
et en assurer la distribution limitée aux confesseurs, aux enfers des
bibliothèques et aux caves du Vatican », on frôle le
paroxysme de la censure de l'Index ; écouter La Provence insolite :
Erotica [sic] Biblion du comte de Mirabeau, par Jean-Pierre
Cassely, France Bleu, le mercredi 18 novembre 2015.
5 Erotika Biblion, dans OEuvres
érotiques de Mirabeau, collection L'Enfer de la Bibliothèque
Nationale, Fayard,
1984.
6 Erotika Biblion, édition critique
avec introduction, notes et variantes par Jean-Pierre Dubost, Paris,
Honoré Champion, 2009.
7 L'oeuvre du Comte de Mirabeau,
introduction, essai bibliographique et notes par Guillaume Apollinaire, Paris,
Bibliothèque des curieux, 1921.
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