Lumières sur l'Erotika Biblion de Mirabeau
« Osée, prends une fille de joie, et fais-lui des
fils de fille de joie. [...] Ce n'est pas tout, dit le Seigneur au
troisième chapitre : va-t'en prendre une femme qui soit non seulement
débauchée, mais adultère. Osée obéit. [...]
» Mais savez-vous ce que tout cela signifie ? - Non, lui dis-je. - Ni moi
non plus, dit le rabbin.
« Ezéchiel », Dictionnaire philosophique
portatif de Voltaire.
Essayons d'imiter l'attitude du rabbin qui regarde ces
passages bibliques sans préjugés, sans connaissances autres que
celles du texte. Cette attitude constitue la seule condition pour saisir la
consistance de l'Erotika Biblion. Considéré comme une
somme savante sur des sujets érotiques traités et
dissertés de façon à bousculer les idées communes,
l'ouvrage d'Honoré Gabriel Riqueti, comte de Mirabeau [1749-1791], est
souvent perçu comme le résultat impudique d'un esprit
fiévreux. Comme il l'écrivait en détention dans les
cellules de Vincennes, on l'a imaginé brisé, souffrant et
oppressé entre quatre murs incarcérateurs étouffant sa
raison et sa flamme vitale ; on a réduit l'ouvrage à une
aberration, une distraction, un griffonnage pour s'abriter du souffle de la
mort qu'il sentait sur sa nuque. Pour justifier cette discrimination
perpétrée dans sa production littéraire, on pointait du
doigt son compagnon d'infortune : le marquis de Sade et l'hypothétique
conseil qu'il lui aurait susurré alors qu'ils partageaient le même
quotidien, le même destin, enfermés dans le donjon de Vincennes.
Rien n'est moins sûr tant ces deux hommes se détestaient, bien
qu'ils partageassent plus d'une idée.
Écrit en octobre 1780, huit mois après le roman
-pornographique Ma Conversion1 , l'Erotika Biblion
est la dernière oeuvre du comte produite dans les fers. Elle
mobilise un savoir relatif à la Bible et à ses
commentaires, aux histoires apocryphes concernant les prophètes et les
personnages mythologiques, aux anecdotes de la vie des casuistes et des
jésuites, et à la littérature antique. On y examine la
constitution des préjugés et des bienséances en ce qui
regarde la sexualité ; aussi, on y étudie les bornes dans
lesquelles certaines pratiques sexuelles doivent être
tolérées. Mirabeau est alors détenu depuis trois ans
à Vincennes, et il serait prodigieux que les citations en langues
anciennes sortent à la virgule près de sa mémoire. Il
devait certainement avoir à sa disposition des travaux pour constituer
une telle recherche ; on peut en retrouver des traces dans sa correspondance
où il sollicite quelques ouvrages. Mais il demande rarement un titre
spécifique ; il désire seulement de la littérature pour y
puiser de l'inspiration.
2 - Lumières sur l'Erotika Biblion de
Mirabeau
C'est un écrit sulfureux, inspiré par
d'étranges muses. Il fait montre d'une grande érudition, et
traite, à la manière des casuistes, des sujets bibliques les plus
scabreux ; de facto, il attire l'attention de la Congrégation
en 18041. L'intertexte fastidieux déployé
témoigne d'une lecture détournée des textes
exégétiques, d'un engouement pour les contes philosophiques, et
d'un grand intérêt pour la littérature idéologique.
Les écrits de nombreux auteurs et savants apparaissent en filigrane ; de
Buffon à Dom Augustin Calmet, en passant par l'Encyclopédie
de Diderot et d'Alembert, Le Dictionnaire portatif de Voltaire et
Le Dictionnaire historique de Pierre Bayle ; tous ont
été repris, relus et incorporés dans l'ouvrage, parfois
plagiés à la virgule près. On peut retrouver par exemple,
un passage du Candide de Voltaire qui a dû suffisamment lui
plaire pour qu'il le recompose dans un discours paraissant savant : les contes
voltairiens lui servent alors d'inspiration pour créditer ou saper les
écrits exégétiques. Rien d'étonnant, c'était
dans la tradition d'écriture, mais à ceci près que les
circonstances dans lesquelles Mirabeau écrit l'empêchent d'avoir
tous ces titres sous les yeux ; comment peut-il plagier sans avoir les sources
originales ? En lui-même, le titre de l'ouvrage questionne : Errotika
Biblion. La faute n'est pas du fait de l'éditeur : Jean Pierre
Dubost a retrouvé un manuscrit de la main de Mirabeau2 avec
le titre orthographié « Errotikos Biblion [sic] » ;
et vu les nombreuses anecdotes sur la civilisation grecque, les citations de la
Bible des Septante, les sous-titres en grec et en hébreux,
comment Mirabeau, qui ne savait apparemment pas le grec, a pu concevoir un
ouvrage de cette consistance ? De plus, l'inventaire de sa bibliothèque
vendue à sa mort en 17913 confirme l'ignorance de ces langues
: plus de 2800 ouvrages, dont près d'un tiers sont en latin et traitent
de médecine. Sa bibliothèque est impressionnante et montre un
goût certain pour les langues anciennes, mais aucun titre en grec ou en
hébreux. Quant à son instruction, son précepteur nous en
apprend la contenance en accusant son élève du vol des
traductions latines de Tibulle lors de leur parution dans La Décade
Philosophique4 ; du latin lui était donc enseigné
et il le maîtrisait parfaitement, mais toujours pas de grec, pas
d'hébreux. Au sortir de son éducation, entre ses
fréquentes détentions et ses nombreuses frasques, on ne voit ni
où, ni comment Honoré Gabriel aurait pu trouver le goût et
le temps pour l'apprentissage de ces langues. Il semble même peu probable
qu'il ait lu la plupart des auteurs savants réinjectés dans
l'Erotika Biblion avant sa détention au donjon de
1 Pour lire le rapport de la Congrégation,
voy. La Lettre clandestine, n°25, dirigée par
Pierre-François Moreau et Susana Maria Seguin, Paris, Classiques
Garnier, 2017.
2 Cf. Erotika Biblion, édition
critique avec introduction, notes et variantes par Jean-Pierre Dubost, Paris,
Honoré Champion, 2009. L'orthographe du titre constitue un objet de
contradiction avec Guillaume Apollinaire qui n'y voit qu'une faute d'impression
persistant dans quelques exemplaires ; et lui-aussi s'appuie sur un manuscrit :
vendu à un certain M. Solar pour 150 francs, le manuscrit serait un
in-4°. Pour éclaircir l'affaire, il faudrait retrouver le manuscrit
en suivant les registres de vente ou les actes notariats et remonter la piste.
Voir L'oeuvre du Comte de Mirabeau, introduction, essai
bibliographique et notes par Guillaume Apollinaire, Paris, Bibliothèque
des curieux, 1921.
3 Catalogue des Livres de la bibliothèque
de feu M. Mirabeau l'ainé, Paris, Rozet et Belin, 1791.
4 La Décade philosophique
littéraire et politique, par une société de
républicains, Paris, bureau de la Décade, an IV de la
République Française, page 165.
- 3
Vincennes ; il faut donc que ces ouvrages y aient
été à sa disposition pour expliquer la précision et
la profusion des citations.
Mirabeau a conçu l'Erotika Biblion comme une
série de dissertations divisées en chapitre visant à
démontrer, par des récits tantôt fictifs, tantôt
avérés, les bénéfices d'une libération
sexuelle. Il appuie son argumentation sur des références
savantes, il ponctue ses démonstrations par des allusions aux textes
d'autrui, et cite les pères de l'Église et autres
autorités spirituelles dans chacun des chapitres ; toutefois, il tronque
les citations, les déforme, et son subterfuge ne s'arrête pas
là. En certains endroits, il travestit des éléments
fictionnels pour les confondre dans l'argumentation. Ces éléments
sont difficilement repérables car implantés dans une
cohérence d'ensemble ; c'est un jeu d'auteur, où il s'agit moins
de fausser les représentations scientifiques et mythiques du lecteur que
de rechercher différentes façons d'acter ou de saper toute forme
de vérité tirée d'une interprétation
littéraire. On en serait presque à une singerie des
argumentations casuistes sans cette cohérence d'ensemble,
appréhendable par la consistance du projet anthropologique
développé dans l'ouvrage : un système politique
fondé sur une interprétation originale des Écritures.
Tantôt justifiées par la tradition rabbinique, tantôt
tirées de citations tronquées de La Bible, ses
considérations théologiques entretiennent un rapport complexe
avec la fiction qui dépasse la singerie comique. Car en d'autres
endroits, Mirabeau revendique clairement la fiction1 comme moyen
d'instruction ; il nourrit ainsi l'ambiguïté dans ses propos
pourtant conçus pour paraître savants. Dans une certaine mesure,
ces différents rapports avec la fiction se retrouvent dans sa
correspondance. Incapable de sentir la solitude peser sur ses épaules,
il maintient l'intérêt de ses correspondants sur son sort
carcéral en développant des intrigues fictives qui auraient
retardé sa libération. Si l'on y recherche des similitudes avec
sa production littéraire, il faudrait regarder les corrélations
inventées par Mirabeau entre la consistance de ces intrigues et les
protagonistes qui créditeraient son invention. La règle, la seule
contrainte de ce jeu d'auteur est la cohérence. C'est pourquoi le soin
de prendre en compte le contexte dans lequel Mirabeau a conçu l'ouvrage
doit être automatique ; à l'article de la mort, il avait
certainement dans l'idée que cette production serait la dernière,
non pas comme une énième énigme à laisser
derrière lui2, mais plutôt comme un dernier soubresaut
idéologique vivace et plein de ferveur.
1 Telle pourrait être la fonction du premier
chapitre « Anagogie » qui se place dans la tradition des romans
philosophiques de Voltaire : les qualités des Saturniens sont si
semblables à celles décrites dans Micromégas que
cette fiction devient un topos idéologique qui bousculerait
l'anthropocentrisme de l'homme pour considérer la Création.
2 Trouver de la cohérence dans la vie de
Mirabeau est une gageure sans arrêt relevée par les historiens.
Son action politique par exemple, est jalonnée de comportements
contradictoires. Élu à l'Assemblée du Tiers-Etats en 1789,
il en défendait naturellement les causes, tout en devenant
secrètement le serviteur du Roi. L'armoire de fer et la brigade qu'il
envoie en province pour discréditer l'Assemblée à la suite
du décret obligeant les ecclésiastiques à prêter
serment, sont des symptômes de l'ambigüité de ses positions
politiques. Pour un aperçu romancé de sa vocation politique, voir
Les Grandes Enigmes de l'Histoire, Genève, édition
Magellan, 1998.
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