La démonstration du chapitre «
L'Anélytroïde » de la « fille privée de la vulve
en apparence [qui] doit trouver dans l'anus des ressources pour remplir le voeu
de la reproduction, la première et la plus inséparable des
fonctions de notre existence » [« L'Anélytroïde » ;
page 35], se situe à la fin du chapitre, après que le discours
ait introduit l'androgénie d'Adam selon un commentaire sur la
Genèse. Ce n'est que le début de cette
démonstration en chaîne ; elle est reprise dans le chapitre
80 - Inspirations et ressources
suivant, « L'Ischa », puis au sixième chapitre
dans « L'Anandryne ».
L'anecdote qui nous intéresse fait intervenir
plusieurs acteurs appartenant à trois mondes différents autour
d'une querelle d'ordre moral sur la possibilité de procréer par
la parte poste : le monde religieux est représenté par
les Pères Sanchez, Cucufe et Tournemine, le pape Benoît XIV, et
les casuistes de la Sorbonne ; le monde scientifique est
représenté par le médecin Louis, secrétaire
perpétuel de l'académie de chirurgie, et la faculté de
chirurgie de Paris ; enfin, le monde législatif est
représenté par le Parlement de Paris. Dans une note, Dubost
avance que l'anecdote est sans aucun doute, une pure invention ; il ne donne
donc pas de référence et ne propose pas non plus
d'analyse1. De même, concernant cette anecdote, la
Congrégation accuse Mirabeau d'obscénité et d'ignorance ou
de calomnie selon le uotum en portant sur ce passage2. Si
l'on ne peut que les croire, la question est de savoir si les acteurs ont aussi
été inventés, et si l'affaire dont parle Mirabeau ne
présente pas des similitudes avec une autre du même ordre moral.
Et justement, son texte contextualise suffisamment l'anecdote pour nous donner
plusieurs pistes à suivre ; il nous donne même une date, ce qui
n'est pas une précision anodine. De plus, les cadres narratifs de
l'anecdote présentent les événements dans un certains
ordre : les jésuites Sanchez, Tournemine et Cucufe affirment d'abord que
l'anélytroïde peut procréer ; ils sont ensuite
attaqués pour leur thèse ; puis le pape Benoît XIV, selon
leurs considérations, lève les condamnations morales sur la
sodomie. Alors, l'affaire prend une toute autre tournure, et les
événements s'accélèrent.
En effet, M. Louis, secrétaire perpétuel de
l'académie de chirurgie, a soutenu en 1755 la question sur les bancs. Il
a prouvé que les anélytroïdes pouvaient concevoir, et des
faits consignés dans sa thèse, imprimée avec
privilège, le démontrent. Malgré cette
authenticité, le parlement ne manqua pas de dénoncer la
thèse de M. Louis comme contraire aux bonnes moeurs. Il fallut que ce
grand, et non moins ingénieux et malin chirurgien, recourût aux
casuistes à la Sorbonne. Alors il montra facilement que le parlement
prononçait sur une question qui n'est pas plus de sa compétence
que l'émétique. Et le parlement ne donna aucune suite à la
dénonciation. [« L'Anélytroïde » ; page 36]
L'objectivité de l'emploi de la troisième
personne du singulier, l'enchaînement rythmé de phrase simple, les
articulations logiques et les précisions circonstancielles de temps et
de lieu du texte présentent les faits structurant la narration comme
réels. Mais vu l'invraisemblance de l'objet de la démonstration
du médecin, il faut définir le faux en reprenant tous les
éléments.
Nous avons déjà évoqué les
travaux de Sanchez précédemment, et le pape Benoît XIV, dit
le « Pape des Lumières », qui voulait restaurer la foi selon
les dernières découvertes scientifiques. Dans l'absolu, il se
pourrait que le récit de Mirabeau ait un fond de vérité.
Le nom de Tournemine, malgré
1 Cf. Erotika Biblion, édition
critique par Jean-Pierre Dubost, éd. cit, note 26, page 124.
2 Cf. La Lettre clandestine,
numéro 25, dirigée par Pierre-François Moreau et Maria
Susana Seguin, Paris, Classiques Garnier, 2017, pages 28 et 29.
Une Spiritualité indéterminée -
81
le fait qu'il soit bien compatible avec le ton des romans
pornographiques d'époque, est reconnu par la Congrégation qui
l'accuse lui et Sanchez, d'imposture théologique1. Nous
n'avons rien trouvé sur Cucufe par contre, même en regardant chez
Dom Calmet. Il faut dire que la graphie du -s au XVIIIe
siècle peut induire en erreur ; on aurait confondu le -s long avec le
-f, car il s'écrit différemment lorsqu'il est situé entre
deux lettres. Dubost et Apollinaire l'ont donc orthographié
Cucufe2, mais Charles Hirsch a opté pour
Cucuse3. Après des recherches sur Cucuse, nous avons
pu rapprocher le personnage de la ville de Cucuse qui se trouve en
Arménie et dans laquelle Saint Jean Chrysostome a été
exilé en mars 404 après JC, suite à des problèmes
répétés sur son comportement. On ne peut expliquer ce
rapprochement que par les recherches de Chrysostome sur la moralité dans
la Bible, car il voulait éviter que les propos possiblement
scandaleux ; c'est en grande partie ce que l'on peut comprendre de son
traité. D'ailleurs, il s'y trouve certains passages qui sont assez
proches de l'Erotika Biblion. Ils concernent une réflexion sur
les moeurs décrites dans la Bible, ainsi que l'attitude qu'il
faut adopter envers ceux qui y cherchent des obscénités et des
sujets à scandale.
De même les divines Écritures, à combien
de personnes ont-elles été un sujet de scandale ? à
combien d'hérésies ont-elles donné occasion ? fallait-il
donc anéantir les divines Écritures à cause de ceux qui en
ont pris un sujet de scandale, ou ne les pas donner dès le commencement
? [...] Ne m'opposez donc pas ceux qui se perdent, car, comme je vous l'ai dit
dans mon dernier Traité, aucun de ceux qui ne font pas tort à
eux-mêmes, n'en recevra jamais par autrui, quand même il serait en
danger de perdre la vie.4
Nous ne faisons pas ce rapprochement en vain. Mirabeau avait
l'habitude de détourner les textes et les pensées d'autrui ; il
se pourrait très bien qu'il ait agit ainsi avec les textes de Saint Jean
Chrysostome. Qui plus est, il est curieux de voir apparaître ce Cucuse ou
Cucufe seulement au sein de ce chapitre, « L'Anélytroïde
», où l'on discute de la bonne interprétation à
donner de l'Écriture. La réflexion de Saint Jean de Chrysostome
présente des similitudes troublantes avec celle de Mirabeau. Le texte de
Chrysostome renvoie les convictions personnelles sur les textes sacrés
à une question de vie ou de mort ; tout comme le texte de Mirabeau qui
fait intervenir les autorités religieuses et législatives pour
décider des conséquences de la pratique anale, déterminant
ainsi une clause de moralité qui peut entrer en conflit avec les
convictions personnelles sur les textes sacrés. Il ne s'agit pas
d'attribuer indirectement la thèse de l'anélytroïde à
Saint Jean de Chrysostome, car il y a un gouffre. Le rapport entre ces deux
textes montre juste la signification et l'enjeu de l'anecdote,
1 Elle montre aussi que les deux jésuites
ne se sont jamais rencontrés, car Sanchez est mort 50 ans avant la
naissance de Tournemine. Cf, La Lettre clandestine, numéro 25,
éd. cit, ibid.
2 Cf. Erotika Biblion, édition
critique par Jean-Pierre Dubost, éd. cit, page 39 ; L'oeuvre du
Comte de Mirabeau, introduction, essai bibliographique et notes par
Guillaume Apollinaire, Paris, Bibliothèque des curieux, 1921, page
63.
3 Cf. Erotika Biblion, dans OEuvres
érotiques de Mirabeau, collection L'Enfer de la Bibliothèque
Nationale, Fayard, 1984, page 481.
4 Lettres de Saint Jean Chrisostome, traduites
sur le grec, avec approbation et privilège du Roi, tome premier,
Paris, chez Pierre Gandouin, 1732, page 478.
82 - Inspirations et ressources
et non pas la véracité des faits ; il ne fait
que confirmer l'entreprise présentée au début du chapitre,
à savoir, la révision de l'interprétation des textes
sacrés.
Il nous a été plus compliqué de
déterminer la référence au médecin chirurgien
Louis, qui aurait été le secrétaire perpétuel
à l'académie des sciences selon le texte de Mirabeau. Plusieurs
pistes se sont présentées ; il pouvait s'agir du nom de l'auteur,
Louis Le Nain de Tillemont qui a écrit un mémoire dans lequel un
chapitre « Eguillon de Dieu » est consacré à l'histoire
de St Chrysostome1 ; ce titre aurait pu être
suffisamment évocateur, et être facilement détourné,
pour que Mirabeau s'y intéresse. Mais cela n'expliquait en aucun cas
l'appartenance du personnage au monde scientifique. Nous nous sommes donc
dirigés vers le chirurgien Antoine Louis, célèbre pour
avoir été le médecin légiste lors de l'affaire
calas (1761-1762) ; il a d'ailleurs été immortalisée par
le Traité de la tolérance de Voltaire2 dans
lequel il tient un rôle très louable. Mais ses travaux en
médecine ne portent pas sur les thèses du personnage de Mirabeau.
Pour la plus grande partie, il s'agit d'essais sur les distinctions que l'on
peut faire entre un suicidé et un assassiné, et le protocole que
le légiste doit adopter pour manipuler le corps de la victime afin de
préserver les preuves. Nous avons même envisagé que
Mirabeau parlait de Louis, c'est-à-dire,
lui-même. Étant enfant, il avait l'habitude de s'adresser
à lui-même par « Monsieur moi »3. Il
aurait pu vouloir exacerber sa facette de défenseur des causes
judiciaires ; puisqu'il avait aussi pris l'habitude d'intervenir en tant
qu'avocat lors de maints procès, ce qui lui permettait de mettre en
pratique, non sans plaisir, toute l'étendue de son éloquence et
de sa rhétorique. Mais cela n'expliquait pas que le personnage soit
spécifiquement un médecin.
C'est grâce à la date que nous avons
trouvé la référence la plus convaincante : en 1755 furent
pratiquées les premières inoculations en France. Peu de temps
après les premières injections, l'opinion publique pensant que
c'était une folie de guérir le mal par le mal, porta l'affaire au
Parlement pour en obtenir un décret qui interdirait la pratique. La
structure narrative de l'anecdote du médecin Louis présente des
similitudes troublantes avec le déroulement de l'affaire autour de
l'inoculation en France. De même, un médecin, M. de la Condamine,
qui en était le défenseur, devait répondre des raisons de
la pratiquer face aux autorités législatives, scientifiques et
théologiques. On trouve justement dans les oeuvres de Condorcet, un
éloge à ce médecin qui tînt bon malgré les
difficultés.
L'inoculation, toujours combattue, faisait toujours des
progrès. On essaya d'effrayer le
1 Mémoires pour servir à
l'histoire ecclésiastique des six premiers siècles, Louis
Lenain de Tillemont, tome XI, Paris, chez Charles Robustel, 1706.
2 Cf. Traité de la tolérance,
Voltaire, à l'occasion de la mort de Jean Calas, 1763.
3 Voy. « Sur Mirabeau »,
Littérature et Philosophie mêlées, Victor Hugo, La
Haye, G. Vervloet, 1834, page 256.
Une Spiritualité indéterminée -
83
gouvernement ; on osa même invoquer le nom de la
religion ; enfin, à force de cris et de faits, ou exagérés
ou faux, on obtint, du parlement, un arrêt qui, dans la vue, sans doute
très sage, de prévenir les épidémies que l'usage
imprudent de l'inoculation pouvait multiplier dans les villes, mit des entraves
à la liberté d'inoculer. [...] La faculté de
médecine, et même la faculté de théologie furent
consultées. Celle de théologie répondit prudemment, que
tout ce qui était salutaire aux hommes était agréable
à Dieu, et qu'il n'appartenait qu'aux médecins de juger de
l'utilité des remèdes. La faculté de médecine donna
deux rapports contraires, et chacun fut signé par un égal nombre
de médecins. [...] Pendant toute cette dispute, M. de la Condamine
n'avait cessé de la défendre [l'inoculation] par des
raisonnements, par des faits, et même par des plaisanteries
[...].1
On retrouve par ailleurs, une autre édition de ce
texte dans la bibliothèque de Mirabeau vendue à sa
mort2. Les similitudes avec « L'Anélytroïde »
sont frappantes ; le cadre narratif étant le même, on peut penser
que la fiction de Mirabeau s'est inspirée de l'histoire de M. de la
Condamine et de l'inoculation. L'anecdote de l'anélytroïde n'est
donc pas une pure invention et sa signification n'est pas moindre. Avec elle,
il s'agit de montrer que la conviction personnelle, quand elle est
raisonnée, est manifestement dans la vérité. Et ce,
même lorsque la multitude, et des siècles de discussion qui la
contredisent, sont contre elle. L'anecdote est en fait un argument contre les
raisonnements communément admis sur la Bible, qui impliquent
des jugements moraux pouvant amener l'interdiction de certaines pratiques.
Finalement, Mirabeau avance que les raisons pour condamner les pratiques
sexuelles contre-nature sont non fondées, car on peut donner, par
conviction personnelle, une autre interprétation de la Bible
qui serait bien plus dans la vérité. Et le seul moyen pour
s'assurer qu'elle serait bien fondée, est de construire sa conviction
par la raison et les connaissances avérées par l'observation de
la nature, sans vouloir forcer les passages bibliques qui résistent aux
analyses.
Du moment où vous admettez que la Bible est
faite pour l'univers, songez que l'on sait aujourd'hui bien des choses que l'on
ignorait il y a quarante siècles, et que dans quatre mille autres
années, ou saura des faits que nous ignorons. Pourquoi donc vouloir
juger par anticipation ? [« L'Anélytroïde » ; page 29]
La science aurait donc un rôle à jouer, car elle
serait non seulement capable de démontrer un phénomène par
des faits, mais aussi elle développerait des raisonnements qui
éclairciront les passages bibliques encore obscurs. C'est exactement
cette méthode que propose d'investir Mirabeau dans la suite de
l'ouvrage, dessinant ainsi une certaine appréciation de la
spiritualité.
Il nous reste à analyser la raison pour laquelle
Mirabeau a choisi de travestir sa démonstration par un récit
fictif, plutôt que de s'en tenir à une version plus vraisemblable.
La réponse se situerait
1 « Eloges des Académiciens de l'Académie
royale des sciences », OEuvres complètes de Condorcet,
Tome 1, Paris, Chez Henrichs, 1804, page 239.
2 Eloges des Académiciens des deux
Académies Française et des Sciences, par MM. D'Alembert et
de Condorcet, Paris, Panckouke, 2 volumes, 1773 et 1779 ; Cf. Catalogue des
Livres de la bibliothèque de feu M. Mirabeau l'ainé, Paris,
Rozet et Belin, 1791, page 434.
1 Ce passage se trouve dans « La Tropoïde
» ; et nous avons déjà développé ce point dans
une précédente étude.
84 - Inspirations et ressources
plutôt dans la suite de l'ouvrage. Mais pour s'en tenir
à ce chapitre, on pourrait penser que les péripéties
autour de la thèse de l'anélytroïde illustreraient celles
rencontrées par la thèse de l'inoculation. Car ce qui a fait
obstacle à la pratique de l'inoculation est en fait l'opinion commune
née de la peur de se voir souillé par le mal. Mirabeau la
désigne sous le terme de « bonnes moeurs » [«
L'Anélytroïde » ; page 36]. Il souhaite peut-être
secouer les idées reçues - ce n'est pas anodin que ce chapitre
soit placé au début de l'ouvrage - mais il s'agit surtout de les
investir par l'obscénité en ponctuant son texte
d'interprétations bibliques du même calibre ; car il estime
qu'elles sont menées et façonnées par des
déclamateurs et des moralistes qui citent la Bible en la
présentant comme un modèle de perfection morale1. Sa
stratégie, tout comme l'inoculation, serait de guérir le mal par
le mal. Et ce faisant, il s'attaque à la pudeur, aux
préjugés et à la bienséance que nous avons
définis comme des prescriptions d'une norme morale qu'il outrage autant
qu'il le peut. Il estime qu'elles sont nées des conventions sociales
apportées par les habitudes et les usages, que l'on peut déceler
autant dans les attitudes que dans le langage. La nocivité de ces
conventions est d'ailleurs l'objet de la démonstration du dernier
chapitre, « La Linguanmanie ». Pour l'heure, il essaye de
définir les bornes que les bonnes moeurs répugnent à
franchir en tirant de la Bible des anecdotes qui choquent le
goût commun. En l'occurrence, il existe un bon nombre de ce genre de
passage dans l'Écriture. Mirabeau ne cherche pas à les expliquer
; il les présente seulement comme relevant de la
révélation, et donc comme devant être obligatoirement
dégagés de toute appréciation morale. C'est un point
important pour la bonne compréhension de l'ouvrage. Mirabeau n'a pas
cherché à dresser le tableau des obscénités
bibliques pour le plaisir ; sa démarche est une tentative de
débarrasser de l'interprétation biblique toute lecture
allégorique, qui puise de facto dans les goûts et les
moeurs d'une époque. Voilà la raison pour laquelle nous avons mis
un texte en exergue de notre étude qui rapporte l'incompréhension
autour de l'histoire d'Onan.
Pour achever notre étude sur ce point, nous proposons
une dernière illustration qui se situe à la fin de «
L'Akropodie ». Il s'agit d'une référence à
Ézéchiel « qui étendait sur son pain cet
étrange ragoût, lequel Dieu, par un miracle, qui ne paraît
pas à tout le monde digne de sa bonté, convertit en fiente de
boeuf » [« L'Akropodie » ; page 117]. Ce passage clôture
la présentation des goûts bizarres pour la circoncision et les
prépuces. Le texte donne cette anecdote pour démontrer que la
volonté de lire la Bible pour retrouver les goûts et les
usages de l'époque, en un mot les moeurs, ne constitue en aucun cas une
bonne compréhension de l'Écriture, car elle ne peut pas
s'appliquer à la Bible en son entier. Par conséquent les
lectures tropologiques et allégoriques ne constituent pas une
méthode fiable pour interpréter les textes sacrés. Et
effectivement, certains passages de l'histoire d'Ézéchiel ont
Une Spiritualité indéterminée -
85
longuement subi la discrimination de la bienséance,
comme le souligne d'ailleurs l'article « Ézéchiel »
dans le Dictionnaire philosophique de Voltaire.
Plusieurs critiques se sont révoltés contre
l'ordre que le Seigneur lui donna [Ézéchiel] de manger, pendant
trois cent quatre-vingt-dix jours, du pain d'orge, de froment et de millet,
couvert d'excréments humains. [...] Comme il n'est point d'usage de
manger de telles confitures sur son pain, la plupart des hommes trouvent ces
commandements indignes de la majesté divine.
Pour Mirabeau, cette attitude discriminatoire implique des
travers moraux qui font que les bonnes moeurs sont fondées dans l'erreur
et encouragées à y persévérer. Si l'on suit son
raisonnement, une bonne étude de la Bible ne pourrait donc en
tirer des considérations morales que si ses méthodes d'analyse
s'appliquent à tout le texte biblique. C'est la raison pour laquelle il
reproche aux sociétés religieuses qui ont traduit la Bible
en langue vulgaire, d'avoir omis ou remplacé les termes
jugés impurs, comme par exemple les jansénistes qui « ont
prétendu qu'on ne pouvoit pas mettre les prépuces dans la bouche
des jeunes filles lorsqu'on leur faisoit réciter la Bible
» [« Anagogie » ; page 7] ; ce qui empêcherait une
bonne compréhension de l'Écriture, et les sources d'une bonne
méthode analytique ultérieure.1 Pour finir, l'anecdote
d'Ézéchiel est situé à la fin du chapitre «
L'Akropodie » dont l'introduction stipule que les goûts ne doivent
être soumis et ramenés qu'aux attraits que l'on ressent pour un
sexe. Car il est dans l'ordre de la nature que l'espèce humaine doit se
reproduire. Par conséquent la beauté détermine ce qui est
bon, et les goûts ne doivent pas s'écarter de la beauté et
de l'ordre naturel. Il fallait donc que l'anélytroïde puisse
procréer pour donner toute sa justesse à la démonstration
de « L'Akropodie ». Cette cohérence de facture peut nous faire
penser que « L'Akropodie » a été écrit avant
« L'Anélytroïde ». Mais cela n'est malheureusement pas
suffisant pour expliquer l'ordonnément de l'ouvrage choisi par
Mirabeau.
À la fin de l'étude sur ce chapitre, il nous
semble que nous n'avons pas assez fait apparaître les défauts que
reproche Mirabeau à la théologie catholique et à sa
mauvaise appréciation de la Bible. De fait, l'anecdote de
l'anélytroïde montre que Benoît IV et les jésuites
n'étaient pas dans l'erreur, mais plutôt du côté de
la vérité. Toutefois, ils n'étaient pas du
côté de la raison, puisque leurs raisonnements ne relevaient pas
de leur matière ; nous l'avons d'ailleurs démontré
à travers la description de Sanchez dans notre étude sur l'ironie
savante. Et donc, si nous pouvons être dans la vérité sans
être dans la raison, il s'agirait d'une contradiction de la part de
Mirabeau. Il n'en est rien, car il distingue la réalité et la
vérité : la démonstration du médecin aurait
tiré la vérité de
1 Au passage, nous faisons remarquer au lecteur
que l'actuelle traduction de Jérusalem de la Bible a
persévéré dans l'aseptisation de ces termes ; le mot
hémorroïde est par exemple, remplacé par tumeur
et le groupe nominal anus d'or par images de vos
tumeurs. Livre de Samuel, I, ch. V, v. 9. et ch. VI, v. 5 et 6.
Cf. La Bible de Jérusalem, traduite en français sous la
direction de l'Ecole biblique de Jérusalem, nouvelle édition
revue et corrigée, Les Editions du Cerf, 1998, page 379.
Entre les deux anecdotes se situe un récit relatant
les exercices des jésuites qui visent à améliorer leur
influence auprès du Roi. Cette fois, l'anecdote n'a pas
été inventée, ces événements se sont
86 - Inspirations et ressources
l'observation de la réalité ; tandis que les
théologiens ont supputé une possibilité théorique
à partir d'une analyse des textes. En somme, la théologie se doit
de prouver et d'appuyer par ses études les avancées
scientifiques, et non de s'aventurer dans des supputations présentant
d'ailleurs le risque de cloisonner moralement ses raisonnements. Il suffit
juste de remarquer l'ordre que met Mirabeau entre les sciences dans ce
même chapitre ; il s'agit « de lier toujours la science de la nature
avec celle de la théologie » [« L'Anélytroïde
» ; page 28], et non l'inverse. Mirabeau reproche donc à la
théologie d'essayer de tirer une morale de la Bible, mais en
plus, de le faire sans les méthodes qui leur permettent d'être
dans la vérité, à savoir, celles qui relèvent de
l'observation de la nature et qui appartiennent aux sciences de la nature.
Nous proposons plus loin une étude sur l'articulation
entre la morale et la nature. Pour l'heure, il s'agit de continuer
l'étude sur la spiritualité développée dans
l'Erotika Biblion à travers un second exemple que nous
déjà présenté plus haut : l'histoire des
missionnaires jésuites envoyés en Chine. À l'inverse de
l'anecdote sur l'anélytroïde, nous n'avons trouvé cette
fois, aucune référence pouvant éclairer le fondement de
véracité de cet extrait. L'étude que nous proposons
poursuit donc le développement que nous avons commencé autour de
l'analyse des bonnes moeurs, et plus précisément sur le langage
qui transmettrait les habitudes et les usages que Mirabeau cherche à
dénoncer.