Nous avons déjà vu que l'ouvrage est bâti
autour d'un projet anthropologique et d'une lecture des livres sacrés.
Dans l'Erotika Biblion, l'un ne va pas sans l'autre ; et il
apparaît évident que la façon dont Mirabeau comprend la
spiritualité justifie son projet anthropologique. Il s'agit donc
d'étudier la logique qui les relie, et qui donne une certaine
cohérence à toute son oeuvre. Nous avons déjà
tenté au chapitre précédent, une réunification de
l'ouvrage par une étude thématique et nous avons abandonné
l'ambition de le réduire à une seule et même signification.
C'est pourquoi nous proposons ici une étude limitée à
certaines notions traitées par Mirabeau, et qui nous semblent être
les clefs d'une compréhension satisfaisante de l'intention de
l'ouvrage.
En philosophe, Mirabeau traite dans l'Erotika Biblion
de certains points appartenant à la matière religieuse. Que
ce soit des questions dogmatiques, comme l'androgynie d'Adam, l'âme, ou
des anecdotes historiques appartenant à quelques ordres religieux, il
les relève dans son texte comme des traits particuliers et curieux qu'il
s'agit de commenter pour développer une philosophie autour d'un projet
anthropologique. On sait qu'il était en possession d'un corpus savant
très élargi traitant de différentes confessions, et de
différentes philosophies ; pourtant ses propres commentaires ne
s'inscrivent pas vraiment dans une offensive contre le moralisme chagrin, le
despotisme et l'imposture de l'Eglise qui sont pourtant des thèmes
très débattus pendant le XVIIIe siècle. Comme
nous l'avons vu, beaucoup de références sont inventées,
détournées ou amputées ; notre analyse cherchera
maintenant à les rétablir pour saisir la logique de composition
de l'Erotika Biblion et déterminer les grandes lignes de son
interprétation des textes sacrés.
78 - Inspirations et ressources
Il semble évident que Mirabeau prend un grand plaisir
à ridiculiser le monde religieux ; on entend par là, certaines
sociétés, les jansénistes et les jésuites
notamment, et certains Pères dont les noms sont encore à
vérifier. Ces moqueries sont disséminées à travers
les chapitres ; toutefois, on peut distinguer parmi elles, trois occurrences
dans lesquelles elles sont plus qu'une évocation ou une allusion ; elles
prennent toutes l'apparence d'une anecdote qui fait office de moteur
d'argumentation. La première occurrence se situe dans le chapitre «
Anélytroïde », lors de la démonstration autour de la
fille imperforée [« Anélytroïde » ; page 34],
c'est un passage que nous avons déjà relevé ailleurs ; la
deuxième constitue la méthode inventée par les
Pères Conning et Coutu pour se faire des prépuces [«
Akropodie » ; page 113] ; et la dernière est l'aventure
narrée en vers des missionnaires jésuites envoyés en Chine
[« L'Anoscopie » ; page 163]. À l'inverse des autres, ces
occurrences font intervenir plusieurs acteurs prenant part à la
démonstration ou à la fiction. Il s'agit de vérifier
chaque référence et d'étudier leur articulation dans le
texte. Nous nous concentrons sur la première et la troisième
occurrence, car la méthode des Pères Conning et Coutu a
été analysée par J-P Dubost, et elle montre une
déformation des noms de deux auteurs de traité de
théologie du XVIIe siècle, Aegidus de Coninck et
Antonio de Couto1.
« L'Anélytroïde » contient un point
important de l'Erotika Biblion. Mirabeau y formule la volonté
de réinterpréter la Bible, car il juge que la
compréhension de l'Écriture a toujours été soumise
à l'orgueil des commentateurs ; et que par conséquent, si l'on
use de sa raison pour réfléchir sur les livres saints, on ne
trouvera dans les commentaires que des absurdités et des aberrations.
Son projet est donc de proposer une lecture saine de la Bible
dénuée de tout préjugés et de toute
considération tenant à la bienséance et qui seraient
prescrites par une norme morale, par les goûts et par l'éducation
d'une époque.
Une des sources du discrédit où les livres
saints sont tombés, ce sont les interprétations forcées
que notre amour-propre, si orgueilleux, si absurde, si rapproché de
notre misère a voulu donner à tous les passages que nous ne
pouvons expliquer. De là sont nés les sens figurés, les
idées singulières et indécentes, les pratiques
superstitieuses, les coutumes bizarres, les décisions ridicules ou
extravagantes dont nous sommes inondés. [«
L'Anélytroïde » ; page 28]
Ce point est important parce qu'il détermine un fil
conducteur logique de son appréciation de la spiritualité. En
somme, il propose de comprendre l'Écriture et d'adorer Dieu non pas par
la foi, mais par la raison ; ce qui constitue le coeur d'un raisonnement
philosophique initié un siècle plus tôt par
1 Voy. Erotika Biblion, édition
critique par Jean-Pierre Dubost, éd. cit, bas de la note 66, page
131.
1 Cf. Chap. VII du Tractatus
Theologico-Politicus, Spinoza, Hamburgi, apud Henricum
Künrath, CI? I? CLXX, 1670. Et nous rappelons ici que notre étude
ne cherchera pas à rétablir les fondements théologiques de
l'ouvrage.
Une Spiritualité indéterminée -
79
Spinoza qui s'essaye déjà à soumettre la
foi à la raison1. Pour Mirabeau, Dieu est bon ; et par
conséquent, il aurait donné la raison à l'homme pour qu'il
ait une meilleure connaissance de son créateur. Donc, comme pouvaient le
faire les anciennes communautés religieuses, telles que les Basiliciens,
les Carpocratiens et les Adamites, la parole et la volonté de Dieu sont
à comprendre dans leur sens littéral, sans chercher des
inventions qui résistent à la raison. Ces sociétés
témoigneraient d'une jouissance d'essence divine, car elles «
regardaient la jouissance des femmes en commun comme un privilège de
leur rétablissement dans la justice originelle », et qui
appliquaient à la lettre, l'injonction divine « Croissez et
multipliez » [« L'Anélytroïde » ; page 33]. On peut
dès lors avancer que le fil logique de l'argumentation est de
considérer la pérennité d'une société
religieuse comme l'indice d'une bonne interprétation de
l'Écriture ; plus une société a perduré dans le
temps, plus elle était proche de la vérité et de la bonne
conduite à adopter selon les textes sacrés.
Bien que le texte de Mirabeau compare les anciennes
sociétés religieuses avec les contemporaines, il s'emploie
surtout à décrédibiliser la Compagnie de Jésus. Sa
connaissance des anciennes sociétés lui provient de la lecture du
Dictionnaire de Bayle, et de l'Encyclopédie de Diderot
et D'Alembert ; tandis que les anecdotes concernant les jésuites
proviennent en partie de son imagination. Il semble donc décidé
à leur refuser un jugement positif sur leur compréhension de
l'Écriture, et pour ce faire, il parsème son texte d'anecdotes se
moquant de leurs actes et de leur entendement des textes sacrés. Mais
comme il ne peut nier que, bien qu'elle ait été mise à mal
au XVIIe siècle suite aux conflits avec les
Jansénistes, la Compagnie de Jésus perdure, bien
qu'expulsée d'Europe, et qu'elle n'est pas prête à
disparaître, il lui faut inventer des raisons de son prochain
effondrement. Notre étude dissèque la démonstration autour
de la femme privée de vulve, éléments après
éléments, afin de définir ce qui ferait défaut
à la Compagnie de Jésus aux yeux de Mirabeau ; ainsi, nous
pourrons délimiter une philosophie et en ressortir plusieurs points sur
son appréciation de la spiritualité.