L'ordre dans lequel Mirabeau développe son propos et
qui structure un point particulier peut nous permettre de dessiner
l'organisation d'une argumentation. C'est grâce à elle que l'on
peut retrouver les textes sources qui lui ont servi d'inspiration ; notre
étude compare deux ossatures similaires : celle de Mirabeau et celle des
textes pour en établir des filiations pertinentes. Elle nous permettrait
de vérifier si Mirabeau a effectivement puisé dans les oeuvres de
Dom Calmet pour composer son ouvrage, afin d'identifier le ou les ouvrages en
question.
En l'occurrence, le chapitre qui nous intéresse est
« La Tropoïde ». Mirabeau y rapporte les
obscénités des cultures antiques pour commenter les lois qui
régissaient les peuples afin d'établir un parallèle entre
les lois et les moeurs : il y développe un axiome faisant que
l'évolution des lois contribue à l'évolution des moeurs.
Les obscénités du peuple hébreux sont annotées par
le Lévitique ; celles des peuples romains, grecs et
égyptiens par La Cité de Dieu de St
Augustin1. Les moeurs hébraïques sont très
annotées ; il s'agit de 15 références au
Lévitique en 3 pages2 qui proviennent apparemment
d'une version de la Bible en latin, et nous avons déjà
soulevé les difficultés qui apparaissent lorsque nous essayons de
dégager un texte biblique source. Toutefois, Mirabeau utilise ces
références pour reprocher au moralisme chagrin sa volonté
systématique de référer au peuple de Dieu pour enseigner
la bonne morale. C'est pourquoi il leur demande ce qu'ils penseraient « si
des bois sacrés plantés auprès de nos églises comme
autour de leurs temples [païens], étaient le théâtre
de toutes les débauches » [« La Tropoïde », page 60]
; et ce, après qu'il ait évoqué la divinité juive
Moloch et des atrocités que cette divinité inspirait au peuple
juif [« La Tropoïde » ; page 57]. Ces deux
éléments ouvrent et clôturent l'exposition de la
dépravation liée à ces pratiques ; les deux
références ne sont pas annotées et ne renvoient pas
à la Bible qui, de toute façon, ne relie jamais les deux
thèmes. Vu la culture religieuse de Mirabeau, on peut être surpris
qu'il connaisse l'existence de
1 Nous proposons une édition
antérieure aux commentaires de Dom Calmet, bien que rien n'indique que
Mirabeau ait bien eu avec lui un exemplaire de La Cité de Dieu
; Cité de Dieu de Saint Augustin traduite en françois,
et revue sur l'édition des Pères Bénédictins, et
sur plusieurs Anciens Manuscrits ; Avec des Remarques et des Notes qui
contiennent quantité de corrections importantes du Texte Latin, 2
tomes, À Paris, rue S. Jacques, Chez Pierre Debats et Imbert Debats, M.
DCCI.
2 Cf. « Évocations et allusions à
un texte foisonnant », annexe I.
Ressources bibliques - 69
ces bois sacrés ou Moloch, cette divinité
liée à l'idolâtrie ; mais le fait qu'il les lie tous deux
pour dénoncer l'obscénité du peuple hébreux
apparaît difficilement comme une coïncidence puisque nous retrouvons
ces deux thèmes disposés en miroir dans les argumentations de Dom
Calmet.
Dans les deux ouvrages que nous avons cités, Dom
Calmet parle des bois sacrés et de la statue de Moloch. Dans ses
Dissertations, il les lie en évoquant l'idolâtrie. Ce qui
lui permet de développer un récit autour de ces bois où
« se commettoient ordinairement les abominations, que les Prophètes
reprochent si souvent aux Juifs. »1 Notons que ce
développement est contenu sur une même page, dans la «
Dissertation sur les temples des Anciens »2. Bien que les
références au Lévitiques rapportées par
Mirabeau ne s'y trouvent pas, il faut attirer notre attention sur le fait que
Mirabeau ouvre et clôture la présentation de ces moeurs par Moloch
et les bois sacrés ; l'ossature de sa présentation est nettement
délimitée par ces deux thème3. Il se pourrait
très bien qu'une brève lecture de ce court passage des
Dissertations ait pu lui donner l'idée de chercher davantage
d'éléments sur les moeurs décrites par Dom Calmet, et
qu'il s'en d'ailleurs inspiré ; ce qui expliquerait les
similarités de l'organisation de l'argumentation. Dans le
Dictionnaire de Dom Calmet, les entrées « MOLOCH
»4 et « BOIS » 5 existent aussi ; elles rapportent
à peu près les mêmes faits concernant le culte des
Ammonites et la nature des activités que l'on pratiquait dans les bois.
Seulement, toutes ces informations se trouvent au même endroit, sur la
même page des Dissertations ; tandis qu'aucun des deux articles
du Dictionnaire ne les contiennent toutes au même endroit. Si
l'on admet que Mirabeau a apparemment une culture religieuse limitée, il
fallait bien qu'il connaissance l'existence de ces bois avant d'en chercher
l'entrée dans le Dictionnaire, ou du moins qu'il se doute de
leur portée sacrée. Il faut noter que Dom Calmet a tendance
à répéter les mêmes phrases à la lettre
près dans ces deux ouvrages ; déterminer par le biais d'une
étude stylistique l'ouvrage qui aurait servi de source à Mirabeau
serait donc difficile. Mais vu l'objet du discours de Mirabeau sur cet extrait
du texte, il s'avère que les Dissertations présentent
une ossature argumentative plus proche de l'extrait de « La Tropoïde
» que le Dictionnaire.
Il s'agit maintenant d'étudier la provenance de la
profusion des références au Lévitique dans «
La Tropoïde ». Nous nous concentrons sur deux éléments.
L'un se trouve à l'introduction de la description des moeurs
obscènes, juste avant les mentions à Moloch et aux bois
sacrés ; et l'autre, celui qui nous intéresse à
présent, est l'enchaînement des références du
Lévitique dans l'annotation
1 Voir annexe II : « Dissertations
f...], de Dom Calmet, Tome I ».
2 Dissertations qui peuvent servir de
Prolégomènes de l'Écriture Sainte, revue,
corrigées, considérablement augmentées, et mises dans un
ordre méthodique, par le R.P. Dom Augustin Calmet, livre I, ed.cit,
1720, page 669.
3 « La Tropoïde », page 57 à 60 ;
Errotika Biblion, `Åí ?áéñ?
??ÜôÞñïí, Abstrusum excudit,
éd. cit.
4 Dictionnaire historique, critique,
chronologique, géographique et littéral de la Bible,
éd. cit, Tome II, page 724.
5 Idem, Tome I, page 349.
à 528.
70 - Inspirations et ressources
en bas de page qui suit l'ordre suivant1 :
- Page 56 : Lev. ch. VIII, v.24 ; Ibid. ch.
XII, v.5.
- Page 57 : Lev. ch. XVII, v.7 ; Ibid. ch.
XVIII, v.7 ; Id. ch. XX, v.3.
- Page 58 : Lev. ch. XVIII, v.22 ; Lévit
; ch. XXI, v.18.
On peut observer que le commentaire suit pas à pas
l'évolution du Lévitique dans une logique de lecture
allant du chapitre VIII au chapitre XXI avec pour seule entorse à cette
logique, la présence du chapitre XVIII entre le chapitre le XX et XXI.
Or, toutes ces références au Lévitique sont
données dans le même ordre textuel (quoique sans l'entorse du
chapitre XVIII) dans l'annotation que Dom Calmet déploie dans sa «
Préface sur le Lévitique » dans le livre II de ses
Dissertations, pages 40 et 412. Les notes de Mirabeau
concernant les cérémonies de consécration [« La
Tropoïde » ; note 1, page 56], celles des naissances [Ibid ;
note 2], la fornication avec les chèvres [Idem ; note 1, page
57], les rapports incestueux [Ibid ; notes 2 à 8], les
sacrifices des nouveau-nés [Ibid ; note 9] y sont toutes
référencées sur les deux premières pages du
commentaire de Dom Calmet. Bien que ce rapprochement ne constitue pas un fait
suffisant pour établir la certitude que Mirabeau a effectivement
puisé dans les Dissertations pour construire son tableau des
aberrations, il offre néanmoins des similitudes frappantes pour
considérer cette possibilité ; toute l'annotation de « La
Tropoïde » est contenue dans deux pages des Dissertation.
Aussi, vu la notoriété des ouvrages de Dom Calmet, il se pouvait
que Mirabeau - s'il n'avait pas précisément cette «
Préface sur le Lévitique » - ait pu détenir un
ouvrage qui s'en servait déjà comme inspiration. Au reste, dans
le Dictionnaire, ni l'article « LEVITE », ni l'article
« LEVITIQUE »3 ne contiennent une telle profusion ; les
articles ont des textes extrêmement courts qui survolent les moeurs que
Mirabeau illustre dans « La Tropoïde ».
L'autre élément qui nous intéresse se
situe avant le tableau des moeurs, et juste après que Mirabeau se
propose de déterminer « si nos moeurs, et quelques-uns de nos
usages comparés avec plusieurs grands peuples, doivent paroître si
détestables. » [« La Tropoïde » ; page 55] Par ce
biais, il introduit le Lévitique et précise que le nom
du livre biblique provient du peuple Lévi. Il présente
à la suite l'habit des lévites, le lévi, qu'il
décrit comme un « habillement d'aujourd'hui qui porte ce nom, sans
être un monument bien authentique de notre piété »
[« La Tropoïde », page 55]. Or, l'article « LEVITE »
du Dictionnaire précise « qu'ils ne portaient point
d'habits distinguez du reste des Israëlites » jusqu'à ce
qu'ils obtiennent du Prince Agrippa la permission de porter la tunique de
1 Se référer à notre annexe I :
« Évocations et allusions à un texte foisonnant ».
2 Voy. l'annexe III : « Dissertations
f...], de Dom Calmet, Tome II ».
3 Dictionnaire historique, critique,
chronologique, géographique et littéral de la Bible,
éd. cit, tome II, pages 525
Ressources bibliques - 71
lin des prêtres et de jouer des instruments de
musique'. Il aurait pu connaître l'habit grâce à une gravure
qu'il aurait eue à sa disposition, telle qu'on peut la retrouver dans
l'article « LEVITE » entre la page 526 et 527 du Dictionnaire
de Dom Calmet ; ou bien, comme nous l'informe le manuscrit trouvé
par J-P Dubost qui contient quelques annotations du chevalier de Pierrugues
(que Dubost identifie comme Auguis) datant de 1783 - soit 3 ans après la
première publication de l'Erotika Biblion - il pouvait le
connaître grâce à une mode qui consiste en une «
espèce de robe de femme qui portait ce nom à Paris, en 1778-79 et
80. »2 Bien que Mirabeau ait été enfermé
de 1777 à 1780, on peut considérer qu'il serait tout de
même étonnant que cette mode lui ait échappée.
Les éléments que nous avons soulevés ne
permettent pas d'affirmer que Mirabeau se soit directement inspiré de
Dom Calmet. Néanmoins, nous avons pu détecter plusieurs
éléments qui nous assurent que Mirabeau avait recours à un
commentateur, surtout en ce qui concerne les notions et informations que nous
avons dégagées de « La Tropoïde ». Sachant la
pauvre culture biblique de Mirabeau, elle doit bien être redevable
à ce type de commentaire pour que le texte soit parsemé de telles
références. D'autres types de lacunes nous indiquent aussi le
format sous lesquelles se présentaient les sources de Mirabeau.
Certainement des feuilles ou feuillets déchirés, toutes les
informations et les références au texte biblique devaient se
trouver au même endroit, si possible sur la même page. En
l'occurrence, les Dissertations de Dom Calmet sont rentrées
dans cette exigence de format ; il est donc possible que Mirabeau eût
avec lui un ou des extraits des dites Dissertations ou un texte qui
s'en inspirait. Quoiqu'il en soit, nous pouvons avancer qu'il existe bien une
inspiration indirecte des oeuvres de Dom Calmet, en l'occurrence des
Dissertations, mais non pas du Dictionnaire. Nous allons
maintenant examiner un deuxième passage de l'Erotika Biblion
dont Jean Pierre Dubost assure qu'il est inspiré du
Dictionnaire de Dom Calmet.
' Idem, page 526.
2 Cf. Erotika Biblion, édition
critique par Jean-Pierre Dubost, éd. cit, note 39, page 125.
« La Tropoïde », page 55
72 - Inspirations et ressources
Article « Lévite », Dictionnaire
historique f...], Dom Calmet, éd. cit, Tome II, page 526
« [...], l'habillement d'aujourd'hui qui porte ce nom, sans
être un monument bien authentique de notre piété. »
Ressources bibliques - 73