Pour observer la culture religieuse de Mirabeau, il nous faut
chercher ce que l'auteur paraît dégager de lui-même de la
Bible sans avoir recours à une note, à un ouvrage ou
à un auteur. Comme nous l'avons vu, il tient toujours à annoter
ses citations, même si celles-ci sont incomplètes, fausses, et
sans moyens pour le vérifier. Toutes les citations annotées de la
Bible écartées, il ne reste plus que trois passages
où Mirabeau livre une citation de la Bible, dans le corps du
texte, pour la commenter et pour développer ses
observations2.
Ces trois passages concernent le même texte, la
Genèse. Les deux premières occurrences concernent le
chapitre « L'Anélytroïde » dans lequel il commente la
physique de la Bible lorsqu'elle traite de la Création, puis
l'ordre (en vérité, il s'agit plus d'une proposition) de Dieu
concernant la propagation : « Croissez et multipliez ». Dans ces deux
cas, ces commentaires ne se bornent qu'à démontrer que la
physique de la Genèse est en réalité assujettie
à l'état de savoir de celui qui rapporte
1984, note A, page 504.
' Idem, page 453.
2 Voy. « Évocations et allusions
à un texte foisonnant », annexe I pour chercher les
références bibliques rapportées [sans ref].
1 Se référer à notre texte de
référence, « L'Ischa », page 43, Errotika Biblion,
`Åí ?áéñ?
??ÜôÞñïí, Abstrusum excudit, À
Rome, de l'imprimerie du Vatican, MDCCLXXXIII. Cote Enfer 1286 de la
Bibliothèque Nationale de France.
Ressources bibliques - 65
la parole divine et qui devait adapter le récit de
Dieu aux représentations scientifiques des peuples contemporains. Quant
à l'ordre divin, il le commente de façon à
démontrer que cette parole est toute puissante, et qu'elle
détermine toute espèce vivante à procréer,
même celles qui sont en apparence privées d'organe
géniteur, telle que se présente l'anélytroïde, cette
femme pouvant procréer par la parte poste. La dernière
occurrence se trouve dans le chapitre « L'Ischa », et elle se
démarque des deux autres, car son commentaire s'aventure plus loin
qu'une lecture littérale de la Bible. Il procède d'une
démonstration en chaîne très élaborée de
l'androgynie primitive et originale d'Adam. Son commentaire cherche à
établir la filiation entre Adam androgyne et un Dieu androgyne ; le
créateur qui ne peut créer que ce qui lui est semblable.
Faisons l'homme, dit-il. Il est évident que
Dieu parle à lui-même. C'est une chose inouïe dans toute la
Bible qu'aucun autre que Dieu ait parlé de lui-même en
nombre pluriel : Faisons. Dans toute l'Écriture, Dieu ne parle
ainsi que deux ou trois fois ; et ce langage extraordinaire ne commence
à paraître que lorsqu'il s'agit de l'homme. [« L'Ischa
», page 42]
Son raisonnement se tient si l'on admet que Dieu ne parle de
lui au pluriel que lors de la Création de l'homme. Adam serait donc un
être double jusqu'à ce qu'il soit divisé par
l'opération rapportée dans Le Banquet de Platon. La
femme serait tirée de l'essence la plus pure de l'homme ; elle
représente l'acte de création le plus parfait car son
avènement achève l'ouvrage de Dieu. Il s'agit du fondement
philosophique duquel Mirabeau tire les déterminations naturelles de
chaque espèce : la reproduction. L'homme et la femme sont faits pour
être ensembles et se reproduire. Mirabeau rapporte l'amour que la femme
inspire, à une détermination divine faisant que la femme doit
éduquer l'homme à se comporter vertueusement. Cela l'amène
à penser que la reproduction entraine la vertu ; de facto,
l'acte sexuel ne peut jamais être qualifié d'amoral ou d'immoral.
Nous développons ces points, étapes par étapes dans le
reste de note travail.
Pour l'heure, il s'agit de voir comment Mirabeau qualifie
l'acte de Création de Dieu. Et justement, il semble être
partagé entre l'évidence et l'étonnement devant ce court
passage ; on peut d'ailleurs préciser que ce sont les prémisses
de la philosophie. En huit lignes, il répète deux fois
l'injonction « Faisons », nomme par trois fois « Dieu », et
utilise quatre termes renvoyant à la parole1. Ce qui donne
l'impression qu'il fait une découverte stupéfiante et
obsédante en même temps qu'il commente l'extrait. S'il s'agit
vraiment pour lui d'une découverte, cela en dirait long sur sa propre
culture religieuse ; car la pluralité de Dieu est une notion
inculquée dès les débuts des études sur la
Bible. C'est d'ailleurs ce que rappelle Voltaire lorsqu'il commente la
Genèse dans son Dictionnaire
66 - Inspirations et ressources
philosophique portatif.
« Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre.
» C'est ainsi qu'on a traduit ; mais la traduction n'est pas exacte. Il
n'y a point d'homme un peu instruit qui ne sache que le texte porte : « Au
commencement, les dieux firent ou les dieux fit le ciel et la terre.
» Cette leçon d'ailleurs est conforme à l'ancienne
idée des Phéniciens, qui avaient imaginé que Dieu employa
des dieux inférieurs pour débrouiller le chaos, le
chautereb.1
Mirabeau n'aurait donc pas suivi l'enseignement religieux
dont ont bénéficié Voltaire et bien d'autres.
L'Erotika Biblion n'est donc pas seulement une recherche dans la
Bible des matières scabreuses, c'est un apprentissage. On
pourrait même penser que son ouvrage n'est pas le fruit d'une
pensée mûre et réfléchie, mais plutôt un
commentaire fait pas à pas selon les découvertes du jour.
Dévoiler les textes sur lesquels Mirabeau découvrait ces notions
n'est alors plus facultatif, puisqu'ils nous permettraient de retracer le
cheminement intellectuel de l'ouvrage.
Nous avons montré qu'il est probable que Mirabeau ait
eu avec lui une Bible, ou un commentaire qui proposait plusieurs
traductions en différentes langues ; il est exclu qu'il ait eu avec lui,
un seul texte source car il n'a pas eu le loisir de vérifier ses propres
références. Peu d'études ont été rondement
menées pour établir une liste de ces textes. Toutefois, de
nombreux critiques de l'Erotika Biblion pensent qu'il s'agirait
principalement des oeuvres d'Augustin Dom Calmet [16721757] : un savant
abbé bénédictin qui a parfait son érudition en
visitant les bibliothèques des prieurés de France. Les
productions de cet abbé étaient très populaires ; parmi sa
grande production d'écrits, les plus lus sont notamment son
Dictionnaire2 et ses Dissertations3. Il
existerait plusieurs intitulés de ces fameuses dissertations. On trouve
dans La vue du très-révérend père D. Augustin
Calmet, Abbé de Senones4, un mémoire écrit
par son neveu et successeur, Augustin Fangé, les principaux titres
désignant l'ouvrage :
- Dissertations qui peuvent servir de
prolégomènes sur l'écriture sainte, revues,
corrigées & considérablement augmentées, & mises
dans un ordre méthodique, 1720 à l'initiative d'un libraire
voyant là de quoi assurer sa fortune, mais qui ne répondent pas
aux vues de Dom Calmet sur son travail.
- Nouvelles dissertations sur plusieurs questions
importantes & curieuses, qui n'ont point été traitées
dans le commentaire littéral sur tous les livres de l'ancien & du
nouveau testament, chez le même
1 Article « Genèse »,
Dictionnaire philosophique portatif, Voltaire, Londres, 1764.
2 Dictionnaire historique, critique,
chronologique, géographique et littéral de la Bible, enrichi
de plus de trois cents Figures en taille-douce, qui représentent les
Antiquitez Judaïques, Nouvelle édition revue, corrigée et
augmentée, Augustin Dom Calmet, 4 volumes, À Paris, Chez Emery,
Saugrain et Pierre Martin, M. DCCXXX.
3 Dissertations qui peuvent servir de
Prolégomènes de l'Écriture Sainte, revue,
corrigées, considérablement augmentées, et mises dans un
ordre méthodique, par le R.P. Dom Augustin Calmet, 3 volumes,
Paris, chez Emery, Saugrain et Pierre Martin, 1720.
4 La Vie du très-révérend
père D. Augustin Calmet, Augustin Fange, Abbé de Senones,
Senones, chez Joseph Pariset, 1742.
Ressources bibliques - 67
éditeur, 1722. Cette fois, Dom Calmet est à
l'origine de la recomposition de son travail et en profite pour l'augmenter de
plusieurs dissertations.
- Trésor d'antiquité sacrées &
profanes, tirées des commentaires du R.P Augustin Calmet sur
l'écriture sainte, par un certain Geoffroi Clairmont,
prédicateur français à Amsterdam, pour le moment sans
date.
Même si on ne retrouve pas les Dissertations
dans le catalogue de la bibliothèque de Mirabeau vendue à sa
mort, cette bibliothèque a été constituée
après sa détention au donjon de Vincennes, avec une ambition
neuve1 qui n'était peut-être pas dans sans ses vues
lorsqu'il composait l'Erotika Biblion. Qui plus est, il est fort
probable qu'il ne détenait que quelques feuillets arrachés
d'oeuvres ici et là ; il n'avait jamais d'oeuvre complète,
d'où le fait que ces titres n'apparaissent pas dans sa
bibliothèque. Enfin, ajoutons à ceci le fait qu'une
première édition en 1715 est relevée par Augustin
Fangé, par « un libraire d'Avignon, dans l'espérance d'un
gain considérable, [qui] s'était avisé d'imprimer
séparément les dissertations de D. Calmet »2 ;
l'édition, in-8° en cinq volumes, format discret et
facilement transportable, aurait pu se retrouver dans ses biens à
Vincennes. Avignon et le fief de Mirabeau se trouvent d'ailleurs très
proches géographiquement. Malgré nos recherches, nous n'avons pas
pu retrouver cet ouvrage ; nos analyses concernent la première version,
Dissertations qui peuvent servir de Prolégomènes de
l'Écriture Sainte, dont les Nouvelles dissertations sur
plusieurs questions importantes & curieuses, qui n'ont point
été traitées dans le commentaire littéral sur tous
les livres de l'ancien & du nouveau testament ont été
tirées. Quant au dictionnaire, c'est un ouvrage volumineux
composé de quatre volumes in-folio et
référençant plus de 5450 entrées. Au bas mot,
chaque volume fait plus de 800 pages. Comme Mirabeau définit son ouvrage
comme une recherche des sujet scabreux contenus dans la
Bible3, on suppose que son travail a été
méthodique : il lisait en premier lieu les commentaires et dissertations
des savants, puis il allait vérifier les références
données en note de bas de page (quand il le pouvait) pour les
réinjecter dans son commentaire. Dans ce cas, les allusions au texte
d'autrui qui ne contiennent ni référence, ni citation peuvent
s'expliquer par l'absence des dites références dans le texte
source et simplement parce qu'il n'avait pas le livre appelé en note
à sa disposition.
Pour savoir si Mirabeau a bien trouvé de l'inspiration
chez Dom Calmet, il s'agit de vérifier, non pas la teneur du propos du
bénédictin et leur visée morale et intellectuelle, mais
d'étudier
1 Ce sont les dires du catalogue que l'on retrouve
dès les premières pages d'introduction. Cf, Catalogue des
Livres de la bibliothèque de feu M. Mirabeau l'ainé, Paris,
Rozet et Belin, 1791.
2 La Vie du très-révérend
père D. Augustin Calmet, Abbé de Senones, par Augustin
Fangé, éd. cit, page 341.
3 Déjà cité : «
Croirais-tu que l'on pourrait faire dans la Bible et
l'antiquité des recherches sur l'onanisme, la tribaderie, etc. etc.
enfin sur les matières les plus scabreuses qu'aient traité [sic]
les casuistes, et rendre tout cela lisible, même au collet le plus
monté, et parsemé d'idées assez philosophiques ? ».
Cf. Lettre à Sophie, le 21 octobre 1780, dans Lettres
originales, écrites du donjon de Vincennes, pendant les années
1777, 78, 79 et 80, recueillies par P. Manuel, T. IV, Paris, Chez J. B.
Garnery, 1792, page 298.
68 - Inspirations et ressources
l'organisation de ses ouvrages, de lister les
références sur lesquelles il s'appuyait, et finalement de se
tenir à tous les indices référentiels qui se trouveraient
à la fois dans le texte de Mirabeau et dans ceux d'Augustin Dom Calmet.
Nous restreignons l'étude à deux ouvrages de Dom Calmet, son
Dictionnaire et ses Dissertations qui sont déjà
deux productions littéraires d'envergure ; et nous la relevons à
travers deux thèmes qui ont été particulièrement
traités par Mirabeau : l'obscénité des peuples antiques et
la circoncision.