Grâce à un nouvel amalgame entre la Bible
des Septante et la Vulgate, nous pouvons considérer sa
maîtrise du grec. Il se trouve dans la contextualisation du manuscrit de
Shackerley présentée plus haut ; il s'agit de sa note
développant la référence aux anus d'or qui
guérissent les hémorroïdes. Fléaux dispensés
par Dieu lorsque l'Arche d'Alliance est volée par les Philistins, les
hémorroïdes se propagent de ville en ville, tuant parfois
instantanément la population locale ; pour s'en défaire, les
devins conseillent aux responsables de la remettre aux juifs,
accompagnée de cinq objets d'or figurant les plaies reçues. Cinq
anus d'or ont donc été remis aux juifs en même temps que
l'Arche.
Dans sa note, Mirabeau cite le premier Livre des Rois
comme référence : « Hi sunt autem ani aurei, quos
reddiderunt Philistiim pro delicto Domino. Rois, liv. I, chap. VI, v. 17
»3 [« Anagogie ; note 1, page 8] ; et comme nous l'avons
dit, la citation se trouve en réalité dans le premier Livre
de Samuel. Or, seule la Bible des Septante compte les deux
Livres de Samuel dans les quatre Livres des Règnes
dits des « Rois ». Dans cette version, ils sont donc les deux
premiers des Livres des Rois à l'inverse de toutes les versions
de la Bible postérieure à la Septante qui
séparent les quatre livres en deux blocs distincts. Soit Mirabeau le
savait, et fait dans ce cas une grossière erreur en ne le
précisant pas ; soit il l'ignorait tout simplement, tout comme il
ignorait que les Septante ont écrit en grec. Car il n'y a aucune
explication à traduire le grec en latin sans l'indiquer. D'ailleurs,
Mirabeau cherche à entretenir une tonalité savante, il lui est
important et amusant de montrer ses capacités à traduire le grec
en latin comme il le fait dans le chapitre « La Linguanmanie » sur
des termes scabreux4. Mais il n'utilise que des termes en grec,
jamais de phrase ; et dans le reste de l'ouvrage, il n'y a que quatre termes en
grec qui se trouvent dispersés entre deux chapitres, sans
contextualisation, sans référence
1 Dénonciation de l'agiotage au Roi et
à l'Assemblée des Notables, par le conte de Mirabeau,
1787.
2 Suite à ses contacts avec l'Allemagne,
Mirabeau regrette que le monolinguisme des Français empêche des
avancées dans les sciences. Voir Interférences
franco-allemandes et révolution française, Philippe
Roudié, Presse Univ de Bordeaux, 1994, page 55.
3 Nous donnons les références de
l'édition critique de J-P Dubost comme expliqué plus haut.
4 Voy. le dernier chapitre « La Linguanmanie
», Errotika Biblion, `Åí ?áéñ?
??ÜôÞñïí, Abstrusum excudit,
éd. cit, pages 186 à 189.
62 - Inspirations et ressources
et sans traduction1. Il est donc étonnant
qu'il ait traduit une phrase entière du grec sans l'indiquer. De plus,
le terme « Septante » n'apparaît que deux fois. Leur
évocation ou citation est importante pour les démonstrations, car
elles appuient à chaque fois l'interprétation que veut donner
Mirabeau de l'Écriture. Pour la première occurrence, il s'agit,
comme dans l'exemple vu plus haut, de l'anecdote des prépuces qui «
est en vérité miraculeuse dans le texte des Septante »
[« Anagogie » ; page 8]. La deuxième et ultime occurrence sert
à démontrer la perfection de la femme dans la traduction grecque
de la Bible, car « les Septante ont prétendu que par le
mot uira le sens de l'hébreu n'était pas rendu, ils ont
ajouté ago. » [« L'Ischa ; page 43]. Ce dernier
exemple est décisif : Mirabeau pourrait avancer clairement que les
Septante ont écrit en latin. N'étant pas au fait de l'état
originel du texte des Septante, il n'a donc pas traduit la citation des anus
d'or, n'a pas ouvert la Bible des Septante, et ne l'avait donc pas
sous les yeux lors de la composition de l'Erotika Biblion.
Les Livres des Rois sont cités deux fois.
Nous venons de voir la première en latin ; la seconde est en
français : « Le Seigneur frappa ceux de la ville et de la campagne
dans le fondement. Roi, I, c, v. 26 » [« L'Anoscopie » ; page
168]. Il manque le numéro du chapitre, il en est de même dans le
manuscrit trouvé par J-P. Dubost2. Après
vérification dans le Livre de Samuel et dans le Livre des
Rois, il s'avère qu'aucun verset 26 ne correspond à cette
citation. L'extrait le plus proche se trouve dans le premier Livre de
Samuel, au chapitre 5, verset 9 : « Il [Le Seigneur] frappa les gens
de la ville, du plus petit au plus grand, et des tumeurs leur poussèrent
»3. Il semblerait que les références aux
Livres des Rois utilisées par Mirabeau appartiennent à
une version qui organise la Bible selon la version des Septante. Or,
pour annoter ces citations, il n'y avait aucune pertinence à choisir
spécifiquement la version des Septante pour référer aux
anus d'or ou au fléau divin. Mirabeau ignorait donc tout simplement que
ces références renvoient à la Bible grecque ; et
vu la dernière référence qui est amputée du
chapitre et qui indique un mauvais verset, peut-être n'avait-il
même pas les moyens de les vérifier. Par ailleurs, les deux
références concernent le même extrait biblique qui n'est
rien d'autre que la vengeance de Dieu contre les Philistins ayant volé
l'Arche d'Alliance au peuple d'Israël. Dans la première citation,
Mirabeau expose ce qu'est réellement le fléau de Dieu contre les
Philistins, c'est-à-dire les hémorroïdes ; mais dans la
deuxième citation qui se situe presque à la fin de son ouvrage,
il la ramène à la cristaline, une version plus
létale de la syphilis. Ses deux interprétations de ce
fléau divin ne se contredisent pas vraiment, puisqu'un traité de
médecine du XVIIe siècle indique que la cristaline
est un terme générique qui englobe toute sorte de maladie
1 « Kadesch » et « Béhémah
» ; voy. notre retranscription des « Évocations et allusions
à un intertexte foisonnant », annexe I.
2 Cf, Erotika Biblion, édition
critique par Jean-Pierre Dubost, éd. cit, page 101.
3 Trad. La Bible de Jérusalem,
traduite en français sous la direction de l'Ecole biblique de
Jérusalem, nouvelle édition revue et corrigée, Les
Editions du Cerf, 1998, page 379.
Ressources bibliques - 63
vénérienne résultant du
péché de paillardise ; ce traité indique par ailleurs que
les Juifs souffrent des hémorroïdes après avoir commis ce
péché1. Il est possible que Mirabeau ait eu une
version ultérieure de ce traité ; nous en établissons
l'affiliation dans le chapitre suivant. Pour l'heure, on ne trouve aucune trace
dans ce traité de médecine d'une référence au
Livre des Rois ; le commentaire sur la cristaline est,
à postériori, un ajout de Mirabeau. Et bien qu'il utilise une
citation en latin, et une autre en français pour rapporter l'extrait
biblique, il peut s'agir du même texte source ; même si les
citations ne sont pas rapportées dans la même langue, Mirabeau
aurait pu détenir un feuillet abîmé et tronqué d'un
texte ; apparemment, une anthologie ou des commentaires dont l'analyse
mélange plusieurs langues. C'est l'explication la plus simple d'une
relative connaissance des Septante et dans lequel il aurait trouvé des
informations générales sur les textes de l'Ancien
Testament, et sur les propos des Septante sans connaître le
grec2.
On peut distinguer plusieurs ouvrages qui ont servi de texte
source à Mirabeau sans toutefois pouvoir les définir. Dans un
autre chapitre, « L'Akropodie », Mirabeau cite par 5 fois le
Livre des Règnes en utilisant des références
exactes renvoyant à l'ordonnément de la traduction grecque. Ces
références parcourent les 4 Livres des Règnes ;
autrement dit, il avait sous les yeux, soit le texte source, soit un autre
commentaire utilisant des références au Livres des
Règnes. Il est à noter que ces références sont
notées Reg dans le texte de Mirabeau, et non Rois
comme précédemment, que l'annotation ne concerne qu'un
passage restreint de « L'Akropodie », et qu'elles se situent toutes
à proximité les unes des autres3. Reg peut
renvoyer à « règnes » ou au latin, libros
regum ? Quoiqu'il en soit, il est étonnant que
Mirabeau change ainsi de système référentiel. Ici, il ne
s'agit probablement pas du même texte source ; la concentration de
l'utilisation des annotations aux Livres des Règnes à un
seul endroit indique qu'il ne s'agit pas non plus d'un texte biblique, mais
plus probablement d'un commentaire. Sans d'autres éléments, il
nous est pour l'instant impossible de savoir s'il s'agit du même
auteur.
À noter que Charles Hirsch recherchait la version de
la Bible dont Mirabeau s'est servie pour composer l'ouvrage afin
d'expliquer les entorses et les détournements que ce dernier fait au
sens biblique4. Vu les références et les citations
appartenant à plusieurs versions bibliques, en plus des
1 « [...] les Juifs, pour un tel péché,
sont fort tourmentez des hemorroides, et des ulceres malins, et le tout
à cause d'un tel peché de paillardise. ». Cf.
Traicté de la Maladie noovvellement appelée Cristaline,
diligemment disputée suivant la Doctrine nouuelle et ancienne, comme se
verra par les authoritez mises pour plus grande preuue, Guillaumet T.,
Chirurgien du Roy, Doyen et Maistre Juré en la Cité de Nismes
À Lyon, Chez Pierre Rigaud, ruë Merçiere, au coing de
ruë Ferrandiere, M. DCVI, page 20.
2 Le commentaire de Jean Pierre Dubost confirme
définitivement cette hypothèse par la découverte du
douzième chapitre, « Zonah », dont « de nombreuses
erreurs dans le texte montrent que Mirabeau ne savait visiblement que peu de
grec, et de nombreuses citations latines sont déformées. »
Cf, Erotika Biblion, édition critique par Jean-Pierre Dubost,
éd. cit, note 142, page 141.
3 Voy. notre retranscription de « L'Akropodie
» en annexe I, « Évocations et allusions à un
intertexte foisonnant ».
4 Erotika Biblion, dans OEuvres
érotiques de Mirabeau, collection L'Enfer de la Bibliothèque
Nationale, Fayard,
64 - Inspirations et ressources
différentes lectures savantes que Mirabeau rapporte,
on pourrait pencher plutôt pour un commentaire de l'Écriture
écrit par un clerc particulièrement savant. Quant au texte
biblique source, il est difficile de le déterminer sans connaître
la raison des références tronquées et non
vérifiées par l'auteur. On pourrait toujours supposer avec
Charles Hirsch qu'il aurait eu accès à une version de la
Bible en latin. Peut-être la Vulgate avec tous les
défauts qu'elle présente, à savoir d'avoir
été reçue comme un code pénal asseyant un pouvoir
politique sur une base religieuse' ; mais Mirabeau n'avait probablement pas de
texte intégral, plutôt des fragments de différentes
versions de la Bible qui certainement, étaient réunis en
un commentaire publié après 1701. Aussi, il serait vain de
ramener l'essence de l'interprétation biblique de Mirabeau à un
seul texte, voire à un seul commentateur ; tout comme, il est vain de
réduire l'intention de Mirabeau à une lecture profane et
anticléricale de la Bible. Il devait composer entre les
ouvrages sacrés et profanes pour construire son propre commentaire
malgré les lacunes d'une telle entreprise.
Sa pauvre maîtrise du grec nous permet de relativiser
son investissement philosophique dans la Bible et nous permet
d'avancer que sa culture religieuse n'était pas suffisamment approfondie
pour rapporter de mémoire des extraits et des références
bibliques ; comme en témoigne sa maîtrise de la langue des
Septante. Il s'agit maintenant de déterminer jusqu'où Mirabeau
peut s'aventurer dans l'interprétation de la Bible sans
recourir à un commentateur.