Le ton comique de l'Erotika Biblion est partout
présent dans l'ouvrage. On pourrait même le voir comme un
procédé littéraire qui organise les chapitres et la
disposition de l'ouvrage. Nous nous en tenons à l'observation que les
raisonnements du texte ne sont pas sans subversion, et donc sans articulation
critique. Et il s'agit maintenant d'identifier précisément la
doxa concernée par la subversion.
Par ailleurs, il nous semble utile de rappeler que Mirabeau
n'hésite pas à inventer des références pour
ponctuer son ouvrage selon la dissonance. De plus, il n'hésite
pas à détourner ou à amputer certaines citations afin
qu'elles rapportent ce qu'il souhaite démontrer. De facto, il
nous faut vérifier chacune des citations, des allusions et des
évocations présentes dans l'ouvrage pour déterminer les
vraies des fausses. Alors, nous essayerons de savoir s'il construisait son
ouvrage au fur et à mesure de ses découvertes dans la Bible
ou s'il avait une idée de la forme finale de son ouvrage avant
même de commencer à l'écrire. Car ce sont deux processus de
création différents qui impliquent deux démarches et deux
intentions d'écriture différentes : les réponses du
pourquoi et du comment l'Erotika Biblion a été
écrit ne seraient pas les mêmes. Comme il était
nécessairement conscient qu'il détournait et amputait les
citations, nous avons aussi questionné le degré de son
honnêteté intellectuelle. In fine, nous n'avons pas
hésité à prolonger ses réflexions lorsque les
éléments de notre étude le permettaient afin de mieux
déterminer son but ; nous rappelons toutefois que l'objectif de cette
étude est de reconstruire du sens et non pas de vérifier les bons
fondements philosophiques de l'ouvrage.
À la suite de notre travail sur le style de Mirabeau,
notre étude s'attache à établir les sources qui ont servi
d'inspiration à Mirabeau. Il suffit d'ouvrir l'Erotika Biblion
pour s'apercevoir que les références à la Bible
sont nombreuses, et que cette riche annotation nous amènerait
à penser que Mirabeau s'est contenté de commenter
l'Écriture pour écrire son ouvrage, et que son
interprétation des textes sacrés relèvent soit de
l'imaginaire, soit de la version biblique qu'il possédait à
Vincennes. Et pour vérifier ces deux hypothèses, il fallait
étudier son corpus. C'est une partie de notre travail riche en
étude intertextuelle, nous nous sommes surtout attachés à
retrouver les documents et les ouvrages que Mirabeau aurait pu détenir
à Vincennes. Vu l'éclectisme de ses sources, on ne peut pas
envisager qu'elles se trouvent au même endroit, dans le même
ouvrage. Aussi, nous avons adopté une méthode qui prenait en
compte deux critères pour diriger nos recherches et renforcer la
probabilité qu'il s'était bien appuyé sur une source en
question : la photocopie et l'ergonomie. La photocopie est le
procédé de reproduction d'un texte dans un autre. Il s'agit de
l'étude de circulation
1 OEuvres érotiques de Mirabeau,
collection L'Enfer de la Bibliothèque Nationale, Fayard, 1984, notes A
et B, page 483.
56 - Inspirations et ressources
des idées : rechercher les termes des notions
développées dans un ouvrage ainsi que l'organisation du texte
autour de ces termes pour les voir apparaître dans un autre ouvrage. Si
la démonstration de Mirabeau reprend les mêmes termes pour
désigner les mêmes notions, et qu'elle articule les mêmes
éléments et les mêmes exemples dans le même ordre et
de la même façon qu'un autre texte, on pouvait estimer qu'il
détenait bien cette source en question. À ceci s'ajoute une
exigence ergonomique. Puisque nous avons avancé que Mirabeau ne
détenait aucun texte en entier - car on devait probablement lui faire
parvenir les documents par correspondance, ces documents se devaient de tenir
dans une lettre - ses sources ne pouvaient être que dans un petit format,
sinon amputées. Ainsi, la reproduction des notions et de ses
articulations d'un texte source nous amène à penser que ces
textes étaient imprimés sur des petits formats. Pour valider une
étude photographique, il fallait que les éléments d'une
reproduction tiennent sur un nombre très limité de feuilles d'une
édition.
Comme nous l'avons indiqué, Mirabeau dissémine
dans son texte des indices intertextuels pouvant révéler son
exacte connaissance des textes canoniques de la Bible ; mais il y a
toutefois des erreurs et des incohérences dans ses
références à l'Écriture. Nous les avons
relevées dans notre étude afin de d'instiguer ses erreurs de ses
incompréhensions. En ceci, la Congrégation nous aide par le
relevé qu'elle a effectué pour mettre l'Erotika Biblion
à l'Index. Mais elles ne les relèvent pas toutes ; les
principales erreurs de Mirabeau que nous avons découvertes et
identifiées concernent les références aux Livres des
Rois, l'appréciation de la Genèse, et l'amalgame
entre les Philistins et les Juifs apostats. Son interprétation de la
Bible est somme toute cohérente, mais nous ne la reproduisons
pas dans cette partie de notre étude. Le but étant
d'établir seulement son corpus biblique, nous nous sommes
concentrés sur le rapport qu'entretient le texte avec la Bible
et ses commentaires : et le rapport d'erreur offre non seulement des
pistes pour trouver le possible corpus biblique que Mirabeau détenait,
mais aussi des pistes pour apprécier justement sa culture religieuse
propre. Il s'agit de distinguer les commentaires de Mirabeau qui
relèvent d'une lecture suivie d'un commentateur biblique de ceux qu'il
formule par lui-même. Mais il va sans dire que son interprétation
de l'Écriture n'est, somme toute, pas incohérente, de même
que les articulations philosophiques qu'il en retire.
À la suite des résultats de cette étude,
nous nous sommes sentis dans l'obligation d'essayer de caractériser la
spiritualité de Mirabeau à travers son texte. La question de
savoir si Mirabeau s'est nourri de l'herméneutique de la tradition juive
semblerait pertinente ; c'est pour vérifier ces fondements que Charles
Hirsch a commenté le développement de Mirabeau sur
l'androgénie d'Adam1. Néanmoins, les résultats
de notre étude sur son éducation et sur sa connaissance propre
de
- 57
la Bible nous amènent à penser qu'il
n'en est rien. C'est pourquoi notre étude ne présente aucun
ouvrage de tradition juive.1 Ignorant les secrets de cette
tradition, nous nous en sommes remis aux résultats de nos propres
études. Vu les doutes formulés et les surprises devant les
développements obscènes de l'Erotika Biblion, nous avons
décidé de commencer cette étude à partir de
l'appréciation de Jean Pierre Dubost qui estime que l'attitude de
Mirabeau envers la Bible est en quelque sorte ambivalente.
L'Écriture est pour lui un ample réservoir
d'anecdotes à verser au dossier de l'éros. [...] Le plaisir de
pervertir l'herméneutique biblique est indéniable, et en ce sens
Mirabeau se situe dans la lignée immédiate de Voltaire. Mais
l'intention est moins militante. Il cherche moins la dérision ou
l'attaque frontale et se complaît plutôt à démontrer
à l'aide d'exemple tirés de la Bible ou de
l'Antiquité que le désir est la Loi du monde, que la
sexualité est une force prodigieuse et qu'il est impossible «
d'éluder les fins de la nature ».2
Loin de nous contenter de l'interprétation de Jean
Pierre Dubost, nous la questionnons à la fin de ce chapitre. Pour
l'heure, nous avons réglé l'étude du rapport de Mirabeau
avec la Bible selon trois règles qu'il énonce
lui-même ; à savoir que « l'intelligence de la
Bible, qui existe depuis un si grand nombre de siècles, qu'il y
a bien peu de choses à citer d'une aussi haute antiquité, demande
peut-être encore un long [sic] période d'efforts et de
recherches » [« L'Anélytroïde » ; page 29].
Premièrement, la Bible est à prendre comme un texte
entier ; deuxièmement, l'homme ne peut en avoir qu'une
compréhension limitée qui va en s'agrandissant ; et enfin, la
connaissance du livre dépend d'un savoir relatif à la nature et
à la physique. Par la suite, Mirabeau est très cohérent :
les anecdotes bibliques illustrent différentes intelligences de la
Bible en fonction des temps et des peuples, et il s'évertue
à rechercher des passages obscurs qui ont pu donner naissance à
diverses pratiques qui sont dans l'erreur. Sa logique discursive doit
être comprise comme le fondement philosophique d'un projet
anthropologique que nous étudierons dans le chapitre suivant.
En plusieurs endroits de l'Erotika Biblion, Mirabeau
relève des citations du texte biblique en commettant des fautes de
référence, ou des incohérences d'interprétation.
Bien qu'il ne soit pas de notre ressort de justifier ses choix
théologiques, nous avons relevées tous les commentaires qui
paraissent hétérodoxes car nous pensons que ces fautes nous
permettent d'apprécier sa culture religieuse, et qu'elles peuvent aussi
nous permettre de définir son réel corpus religieux.
1 Notre démarche s'est aventurée
à questionner certaines personnes réputées
compétentes par la communauté religieuse à laquelle ils
appartiennent. Il n'est toutes fois pas nécessaire de les nommer.
2 Erotika Biblion, édition critique
par Jean-Pierre Dubost, éd. cit, note 17, page 123.
58 - Inspirations et ressources
Lorsqu'il commente un passage de la Genèse ou
qu'il s'étonne de l'accord au pluriel des verbes attenant à la
création du monde, on pourrait penser qu'il s'agit de la
réflexion de quelqu'un qui découvre le texte de la
Création. Toutefois, il faut déterminer si ces erreurs - si
toutefois on peut les appeler ainsi - relèvent de l'appareil biblique
dont se servait Mirabeau, ou de son éducation et de sa propre culture
religieuse. En outre, elles nous permettent de définir la probable
bibliographie de Mirabeau et son instruction sur ces matières. L'une et
l'autre pourraient définir des traits philosophiques particuliers dans
l'Erotika Biblion, et en tout cas, elles nous permettraient de mieux
appréhender son appréciation de la Bible. Il est donc
pertinent et important d'éclairer sa compréhension des textes
sacrés à la vue de ses ressources bibliques, bibliographies et
personnelles. Il s'agit alors d'identifier les textes bibliques sources que
cite Mirabeau, d'approfondir ses interprétations, d'examiner l'ossature
argumentative qu'il déploie dans ses démonstrations pour les
comparer à des commentateurs de la Bible. Tous ces indices
doivent être extraits méthodiquement du texte de Mirabeau et de
celui du commentateur de la Bible afin de les comparer ; nous en
proposons la méthode, et ce, afin de définir les
réservoirs à ressources intertextuelles utilisées par
Mirabeau.