I.3. La disparition sculpturale : de la fuite vers
l'invisibilité
Sonnant la fin du monumental puisque la simple présence
sculptural n'est plus même supportée, les oeuvres
présentées dans cette partie émanent principalement des
cycles d'expositions de l'année 2009. Consacrant la « dissolution
de l'apparence50 », vers un au-delà du visible, au
derrière du tangible, le Palais de Tokyo expérimentait ici «
des formes d'art qui échappent à toutes velléités
d'interprétations figées.51 »
I.3.a À Se soustraire du réel
Du latin fugare, la racine étymologique du
verbe fuir permet de faire un rapprochement sémantique avec
l'idée de brièveté, d'impermanence. Est fugace ce qui dure
peu, disparaît promptement. Des coupures temporelles se font ainsi jour,
resituant ce flux et ses fractures. Largement présente dans
l'exposition Chasing Napoleon, l'idée de fuite
conglomérait les oeuvres présentées. En proposant des
voies de sorties, cette exposition appelait le spectateur à sortir de sa
condition. Créant l'illusion d'espaces annexes, ces installations
agissaient comme en trompe l'oeil. Pris dans le trouble, le spectateur en
venait à considérer l'espace palpable comme l'antichambre d'un
parterre plus réel. Et Marc-Olivier Wahler de préciser :
« [L'exposition] réunit des oeuvres agissant comme
autant d'instructions pour se soustraire au regard et se réfugier dans
les marges du visible.52 »
Présenté au sein de cette exposition,
également présente sous une de ces adaptations lors de la session
The Third Mind, Drain53, installation minimale
de
|
|
2009
|
50 Marc-Oliver Wahler, Palais /
|
08,
|
51 Marc-Oliver Wahler, Palais /
|
09,
|
2009
|
52 Marc-Oliver Wahler, Palais /
|
10,
|
2009
|
30
l'artiste américain Robert Gober, activait ce genre de
processus. Produisant à la main la réplique exacte de minuscules
réservoirs d'éviers, l'artiste les mettait en place sur le mur de
la travée principale. Si simples et si petits, ces apparents ready
made entretenaient l'illusion d'un monde clandestin qui serait à
conquérir derrière le mur. Se présentant comme une sortie
de secours, la bonde créait chez le spectateur l'impression d'un espace
autre, suscitant chez lui la tentation de se dérober du visible, de
rentrer dans l'invisible. Drain jouait sur les motifs du passage, donc
du fugitif et du transitoire.
Dans un espace concomitant de l'exposition, l'artiste anglais
Ryan Gander construisait une chambre noire. Dans une pièce
plongée dans l'obscurité, il creusait un trou de souris au ras du
sol. Laissant filtrer la lumière du jour, cette ouverture apparaissait
comme un lien vers un monde extérieur. Car de cette fêlure du mur,
se dégageait derrière la cloison un extérieur fleuri, un
jardin clandestin. Intitulé Nathaniel Knows54, la
pièce jouait sur les processus d'apparition et de disparition,
extrapolant un récit au-delà de l'espace d'exposition. Elle
laissait le visiteur inventer son histoire et résoudre l'énigme
posée par l'artiste : que se cache t'il derrière ce mur qui
confine les apparences ? En proposant des voies de sortie au réel, ces
trappes interrogeaient dans des processus auto réfléchie la
présence du spectateur dans ce qui semble dès lors, qu'une
parodie du réel. Et toujours lors de la session Chasing
Napoleon, deux « Jeudis » - événement hebdomadaire
en lien avec la programmation À étaient proposé sur le
thème de la disparition, de la fuite volontaire. Judicieusement
nommé « Instructions pour disparaître », une
séance de projection était consacré aux films
expérimentaux interrogeant notre propre présence au monde. Un
autre soir, Erik Bullot proposait une conférence intitulée «
Éloge du camouflage ». Donnant à voir des stratégies
de fuite, cette session était l'occasion de fournir des modes d'emplois,
d'incitation à la soustraction du monde, à éliminer la
permanence de sa présence.
À la fois trompe l'oeil et réplique parfaite
d'un trou, l'oeuvre que présentait Etienne Bossut dans le cadre de
l'exposition au Château de Fontainebleau perturbait la perfection
géométrique des jardins à la française.
Creusé à même la pelouse, le
53 Fig. #16
54 Fig. #17
31
spectateur pouvait apercevoir l'idée d'une
échappatoire, mais n'avait pas suffisamment de recul pour
vérifier le subterfuge. Comme une entrée ou sortie inaboutie
Jardinage réinterprétait les passages secrets des
châteaux royaux. Une pelle accompagnait la mégarde, comme si des
ouvriers étaient toujours attelés à creuser cette voie de
sortie vers un autre monde. Proposant une issue, l'oeuvre reléguait la
fable au rang de construction théorique pour insérer dans
l'espace la possibilité de fuite. Connu pour ses sculptures de gaz,
immatériels voire invisibles, l'artiste autrichien Werner Reiterer
présentait également au Château de Fontainebleau
Entrance to the Center of the World. Une entrée parallèle,
une connexion utopique avec l'univers romanesque de Jules Verne, la
pièce proposait une voie pour pénétrer au centre du monde.
Une mise en chantier qui interrogeait la consistance du réel, cette
pièce était aussi l'occasion de proposer l'illusion d'espace
parallèle, rendant quasi contingent le normal qui est donné
à voir. Proposant une narration, ces deux oeuvres utilisaient le
récit en tant que rôle médiateur dans l'expérience
de la temporalité.
Présentée lors de l'exposition Cinq
milliards d'années, la pièce de l'artiste français
Vincent Lamouroux est une gigantesque sculpture en acier inoxydable qui
traversait la verrière et les alcôves du Palais de Tokyo.
Intitulé Scape55, jeu de mot entre le verbe
s'enfuir, escape et l'espace space, la pièce ouvrait
des brèches sur les fondations de l'institution, amputant des fragments
de murs pour donner l'illusion d'espaces autres. Comme les rails d'un train
fantôme qui emmènerait vers un ailleurs, cette installation in
situ perturbait les points de référence du visiteur. La
forme de l'installation, reflétant de manière sinueuse le symbole
de l'infini, suscitait en réaction chez le regardant, le sentiment d'un
espace clos où une temporalité figée régnerait.
Malgré la taille imposante de l'installation, émanait de ce
travail, une constante chez cet artiste, une fragilité, une relation au
déséquilibre. Marqué par la mobilité, le regard
glissait sur cette structure dynamique, évoquant la fluidité et
la vitesse par le biais d'une installation fixe.
Tous ces exemples d'espaces annexes peuvent être
rapprochés de ce que Michel Foucault nomme hétérotopie.
Pour le philosophe, cette notion correspond à un
55 Fig. #18, Fig #48
32
espace autre, à un contre emplacement qui conteste tous
les autres lieux du monde, les efface, les compense, les neutralise. Dans ces
lieux parallèles suscités par les artistes
précédemment cités s'inscrit toujours un devenir
incertain, rejoignant en cela l'idée d'impermanence.
I.3.b À Sculptures invisibles
La dématérialisation de l'oeuvre d'art est un
enjeu fondamental du )()(e siècle : on fait disparaître
toutes les marques de « grand art56 », à commencer
par le monument. Carré blanc sur fond blanc de Kasimir Malevich
est une tentative pour révéler le rien, le vide, la sensation
pure. Marcel Duchamp développe au milieu des années 1930 le
concept esthétique de l'infra-mince qui caractérise une
différence infime entre deux choses, une distance qui ne peut tout
à fait être perçu, seulement imaginée. Lié
à la notion de temps, l'infra-mince ouvre la voie à
l'imperceptible. Trente ans plus tard, la fameuse exposition d'Yves Klein
à la galerie Iris Clert exprime ce propos. Sur le carton d'invitation de
l'exposition Pierre Restany peut écrire : « voici
l'avènement lucide et positif d'un certain règne du sensible
(...) une émotion extatique immédiatement
communicable.57 » Dans sa conférence donnée en
Sorbonne en juin 1959, « L'évolution vers l'immatériel
», l'artiste construit les prémisses d'une architecture de l'air.
Enfin en 1962, il réalise une « Vente cession d'une zone de
sensibilité picturale immatérielle ». En d'autres termes il
vend du vide, du spirituel, une simple croyance. La programmation du Palais de
Tokyo a repris ces problématiques pour proposer lors de ses expositions,
l'aboutissement contemporain de ces recherches.
Lors de l'exposition Chasing Napoleon dont la
thématique était la disparition du visible, l'artiste
américain Tom Friedman présentait Untitled (A
Curse)58. L'oeuvre ne donnait à voir qu'un socle
solitaire, un piédestal qui soutenait le vide. Comme un objet sensible,
l'artiste s'était adjoint les services d'une sorcière qui y avait
jeté un sort. Prenant sa hauteur sur 28 cm, ce sort avait la largeur
exacte du socle.
56 Anne Cauquelin, « L'art
dématérialisé » in Fréquenter les
incorporels, PUF, 2006
57 Pierre Restany, Le nouveau
réalisme, Decitre, 1960
58 Fig. #51
33
Confronté à une oeuvre qui n'offre rien à
voir, le spectateur était contraint de dépasser les limites
communément admises de la représentation. Non physiquement
observable, l'oeuvre se basait sur la capacité du spectateur à
croire au tour ésotérique.59 La
dématérialisation de l'objet qui se concrétise dans
l'invisible donne accès à l'univers de la sensibilité
pure. Car invisible ne signifie pas nécessairement l'absence de
présence. Les capacités de réception des sens étant
limitées, certaines formes peuvent échapper à l'humain
mais exister entièrement par ailleurs. C'est sur cette idée qui
reposait l'oeuvre de l'artiste suédois Dave Allen, également
présentée lors de Chasing Napoleon. For the Dogs. Satie's
«Véritables Préludes Flasques (pour un chien)» 1912,
rendered at tone frequencies above 18 kHz, son titre, montrait une
chaîne Hi Fi qui ne provoquait en apparence aucun bruit. Jouant un
morceau d'Eric Satie, le son restait cependant audible pour les chiens.
Rappelant les morceaux silence de John Cage, seuls les signaux visibles sur
l'écran de l'appareil hi fi permettaient de témoigner de la
présence d'un son, même si celui-ci échappait
précisément à notre perception. Ici l'important
n'était pas le plein mais le vide, le son mais le silence, la
présence mais l'absence. Donnant à voir l'imperceptible, cette
oeuvre réussissait à rendre sensible l'invisible en montrant les
liens que celui-ci entretient avec les modalités de l'intelligible.
Les sens mentent donc sur la réelle nature de
l'apparence. Intéressé par cette idée, le Palais de Tokyo
donnait dès 2006 - avec l'exposition d'ouverture du mandat de
Marc-Olivier Wahler, Cinq milliards d'années - à voir
des oeuvres inspirés par cet état de fait. Proposant un espace
révélateur d'invisible, l'installation de Christian Andersson
jouait sur les apparences. Blind Spot60 fonctionnait comme
un « piège à perception61 » : Un projecteur
de lumière illuminait d'un cercle le mur qui lui faisait face. Le
spectateur qui venait à se placer devant ce rayon lumineux avait la
surprise de constater que son ombre n'apparaissait pas sur le cercle de
lumière. Lui donnant l'impression subite d'être fait d'une
matière translucide, comme un cache-cache avec son propre corps
l'installation faisait disparaître sa présence, conduisait le
visiteur à reconsidérer sa propre existence.
59 Thomas Huff, Daily Impermanence, Visiting with
the Conceptual Artist Tom Friedman, ArtsEditor, 2003
60 Fig. #17
61 Cinq milliards d'années, Dossier de
presse, 2006
« Dans l'esthétique de la disparition, les choses
sont d'autant plus présentes qu'elles nous
échappent.62 »
Dans la même exposition, Marc-Olivier Wahler continuait
d'explorer l'idée de disparition en y insérant une pièce
de Ceal Floyer. Jouant sur le processus de transition du focus
à l'out of focus, de l'apparition à
l'évanescence, Autofocus est aussi un projecteur de
lumière, qui se réglait puis se déréglait de
manière aléatoire dans la travée centrale du Palais de
Tokyo. L'image du spectateur passait d'une qualité nette à un
flou total, intrigant par intermittente saccadée, les lois du voir. Et
si le monumentale peut être conçu comme une structure fixe,
incarnant pour l'éternité une figure forte, exaltante, ces deux
installations répondaient d'objectifs inverses. Elles menaient au doute
de la présence, interrogant par les rapports d'ombres et de
lumières qu'elles instauraient l'ancrage de l'homme sur cette Terre. En
cela, elles visaient plus à instaurer le doute, la relativité,
développant des discours à l'opposé des figures
d'autorité, de la sculpture comme monument.
34
62 Paul Virilio, Esthétique de la
disparition, Galilée, 1989
35
|
|