I.2.c À L'emballement mécanique : le
hasard et l'aléatoire
En pleine première guerre mondiale, les dadaïstes
prennent soudain conscience que la rationalité, sous le couvert
d'apporter des réponses à même de faire évoluer la
société, n'a pu au final apporter que guerres et
désespoir. Réinsuffler du hasard et de la
spontanéité dans les interstices de la société,
tels étaient leurs ambitions, étant sûr que le naturel de
l'être serait plus à même d'engendrer la paix, le bonheur et
la sérénité. À notre époque, la critique de
la raison se déplace de l'humain aux machines, les gages
d'infaillibilités offertes par cette dernière étant remis
en cause par les artistes contemporains. Alors que ces machines sont
censées offrir la stabilité industrielle à même de
soulager les efforts de l'humanité, les oeuvres présentées
ici critiquent cette posture. En y insérant de
l'imprévisibilité, il retourne la technologie en y
dévoilant intrinsèque à la machine, son
irrationalité.
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Présenté lors de la session Superdome
et pour l'exposition hors les murs à Fontainebleau, le travail
d'Arcangelo Sassolino, se concentre sur les procédés techniques
et utilise le plus souvent des matériaux industriels. Sa série la
plus célèbre, Rimozione, est une plaque de béton
simplement scalpé du sol, en lévitation au-dessus du trou
béat laissé par cette incision. Ses créations montrent
simultanément l'accomplissement humain et technologique, mettant en
même temps à nu leur potentiel de destruction. Pour la session
Superdome l'artiste présentait Afasia 1, une
installation qui explore les comportements mécaniques d'une machinerie
robuste. Grâce à de l'azote comprimé, un lanceur propulsait
des bouteilles de verres à plus de 600 Km/heure. Le canon chargé
plaçait le visiteur dans une attente angoissante. Sans décompte
affiché, rien ne préciser le moment de la détente, si
fugace, que seul le bruit lourd dégagé permettait de certifier
que le tir avait bien eu lieu. En face du canon, un écran de
métal servait de bouclier tandis qu'à ses pieds, des
résidus de bouteilles vides formaient un tapis de verre, tapis devenu
montagne au moment du démontage. À Fontainebleau, Arcangelo
Sassolino présentait Sans titre47 un
mécanisme destructeur doté de détecteur de mouvement qui
rompait en deux des bûches de bois. En mettant au jour un processus de
destruction, ces deux oeuvres semblent vouloir affirmer un profond pessimisme
face à la capacité fonctionnelle des machines. Evolutives et
destructrices, elles incorporaient dans leur structure, les fluctuations qui
disent impermanence au temps.
Présenté lors de l'exposition d'ouverture du
mandat de Marc-Olivier Wahler, le travail de Kris Vleeschouwer, Glassworks
II se présentait sous la forme d'une étagère de
métal sur laquelle reposait dans un précaire équilibre,
des dizaines de bouteilles de verre. S'activant par intermittences non
programmées, un moteur venait ébranler la structure et faisait
tomber dans un fracas sonore les bouteilles qui reposaient en son bord. Du fait
de son déclenchement aléatoire, cette proposition insérait
une dimension temporelle qui fait penser à l'installation de Jean
Tinguely aux grands magasins Victor Loeb de Berne. Intitulé Rotozaza
III, cette machine longue de huit mètres détruisait douze
mille assiettes en quelques jours. Ces deux travaux offrent à voir le
processus artistique incontrôlable. Des mutations entre l'idée
originale et sa transmission sur le médium peuvent en effet faire penser
à une automatisation forcée
47 Fig. #15
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que l'artiste ne pourra jamais entièrement
contrôler. Insérer ces processus dans le temps de l'oeuvre est
gage d'authenticité, car rendant compte de cet aspect insaisissable,
elles en permettent la lecture.
Définissant lui-même ses oeuvres comme autant d'
« Actions Sculpturales », Roman Signer a été
exposé cinq fois au Palais de Tokyo.48 Pour l'exposition
Une seconde, une année, l'artiste installait une valise close
au milieu des espaces de l'institution. Et si de l'extérieur rien ne
transparaît, un feu de détresse en attente d'animation somnolait
à l'intérieur. Lorsqu'il s'activa, la valise s'ouvrit, annulant
ainsi l'oeuvre qui apparaissait dès lors comme le vestige d'un processus
passé. Ouverte et grillée, la valise avait muté. On
retrouve aussi ces continuités brusquement rompues dans d'autres travaux
de Roman Signer. En 2009, à l'occasion d'une exposition personnelle au
sein de la session Gakona, l'artiste suisse présentait
Tables, une sculpture temps qui s'activait de manière fugitive.
Dansant en suspension au gré d'une poussée d'air
irrégulière, ce travail reprenait à son compte
l'impermanence du temps. Comme pour Valise, il n'y a dans ses oeuvres
rien qui ne tient vraiment mais c'est précisément dans ce vide
que tout se joue.
Marquées par la notion d'activation, ces installations
semblaient en berne. Subitement en mouvement, elles annulaient l'instant
d'après leurs présences. C'est en activant des processus que les
travaux d'Arcangelo Sassolino, de Kris Vleeschouwer et de Roman Signer
rejoignent la notion d'impermanence. Non statique, une essence ambulatoire les
fait s'actionner, dans une temporalité brève, furtive comme
fugitive. Comme la Lampe annuelle d'Alighiero Boetti49,
présentée éteinte mais programmée par l'artiste
italien pour ne s'allumer qu'une fois l'an, de surcroît très
brièvement, ces oeuvres exacerbent l'attente du spectateur, l'oblige
à supporter une dilatation du temps. Utilisant le suspense et filtrant
avec la frustration ces oeuvres se construisent selon des systèmes
aléatoires et fonctionnent de manières imprévisibles.
Jouant de continuité et de ruptures rythmiques, elles mètrent
48 En 2006 : présentation de Valise au
sein de l'exposition Une seconde, une année
En 2009 : exposition personnelle de Roman Signer au sein de la
session Gakona, ainsi qu'une projection de ses vidéos.
En 2010 : une vidéo, Helikopter auf Brett au sein
de l'exposition Fresh Hell
49 OEuvre présentée lors de
l'exposition, Une seconde, une année, 2006
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le temps conformément à ce qu'il est une fois
envisagé en termes de perception humaine : un flux, un intervalle, un
rythme.
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